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Notes de l’auteur : Màj : 03/24

Il faut partir. Partir vraiment. Ne pas faire semblant de partir, ne pas essayer de partir : partir. Tout quitter, tout plaquer, se détacher des liens des repères et des croyances, de ces gens qui parfois te font du mal sans le savoir sans le vouloir, c'est pas leur faute.

Ce n’est pas la tienne non plus.

Pars, je veux dire, accepte de ne jamais revenir. Approche-toi du bord, les orteils tous bien appliqués sur la pierre en angle vertical et serrés jusqu'à ce que blanches les jointures apparaissent. Ne regarde pas en arrière ne te dis pas, pourquoi je fais ça ? qu'est-ce qu'il va se passer ? est-ce qu'on peut savoir ? qu'est-ce qu'on va en penser ? et puis au fond tu pourrais très bien rester. On est bien ici. Ça serait plus simple de rester. Ici. De faire comme les autres, ceux que tu crois volontiers qu'ils n’ont pas d'histoire à raconter, qu'ils ne sont pas curieux, qu'ils ont une vie intérieure morne — ça t'arrange de le croire, tu te sens spécial — même si tu sais que ce n'est pas vrai, peu importe le vrai, le faux, question de point de vue, la vue, d'ailleurs, c'est à peine si tu la vois, de là où tu es perché penché jusqu'à ce point limite, celui que les oiseaux affectionnent, celui où ils restent un quart de seconde immobiles avant de basculer sans ouvrir les ailes tout de suite.

On dirait, ça les amuse de se faire peur et de sentir ce que ça fait de tomber comme une pierre.

Tu pourrais rester là et t'assoir sagement, et regarder le ciel et la mer et les montagnes. Maintenant que tu es adulte, tu pourrais rentrer à la ville et rejoindre les autres qui fourmillent dans les ruelles et les places publiques, qui parlent fort en promenant leur habit bordé, certains avec ce mouvement vers l'arrière qu'ils ont comme de toujours vérifier qu'ils ont bien la colonne vertébrale déroulée droite, pas comme les esclaves, les barbares ou les femmes qui se posent pas la question ; ce qui fait la différence, justement, c'est de se poser la question. Un jour tu t'es surpris à l'avoir, ce mouvement, en pleine conversation, là — à vérifier que tu es au maximum de la hauteur que tu peux atteindre, et ça parlait sans doute de tes cours de mathématiques et de ta réputation de savant — tu t'es redressé comme ces hommes dont tu te moquais quand tu étais enfant.

Ferme les yeux avance-toi encore, si tu veux, si ça te fait croire qu'il n'est plus temps de changer d'avis, mais ça t'apportera rien.

Il faut sauter, là.

Il faut sauter.

Et pourtant tu es comme tous, tu as une famille et des amis, tu es marié peut-être, tu es peut-être amoureux d'un regard et d'une manière souple de se déplacer sous les étoffes, mais c'est facile, de tomber amoureux comme ça, ça n'empêche pas de partir.

Quand tu étais petit, tu sautais à pieds joints dans la mer, tu as bien sûr toujours envie de le faire, mais pas à Massalia, parce qu'il faut y garder une figure. Ni nulle part où tu as l'habitude de poser pied d'ailleurs, toujours pour la figure. Tu en connais quelques-uns, des rivages. Tu en as rêvés beaucoup d'autres, à écouter sur les ports les autres marins et leurs accents de roulis et de rocaille. Tu ne le fais plus, sauter pieds joints dans la mer d'une hauteur impossible, toujours plus impossible, mais tu as gardé en toi ce gout du risque, ce plaisir de te laisser pénétrer par la peur une seconde avant d'y aller. La peur du froid, la peur du choc, de la rupture, des blessures, de la mort peut-être, juste assez et pas longtemps, juste assez pour d'un coup jeter derrière soi tout ça, comme tu as jeté le vêtement et les sandales, les laisser sur le caillou en amas mou et ramassé. Et partir quand même. Le silence, soudain, qui rallonge le temps, qui n'est pas réel. Juste un effet de la peur délicieuse qui t'inonde la tête, du vent dans les oreilles jusqu'aux racines des cheveux et l'eau glaciale qui te rattrape, te gobe, te dévore et te fait croire que c'est fini, cette fois-ci, c'est trop profond. Tu sens l'eau glaciale sur ton petit corps d'enfant tout nu. Tu sais qu'elle te saisit avec ses doigts de fer, surtout les mains, les pieds, le cou et la tête, toute la peau sur la tête qui se presse, brutale et froide, sur l'os du crâne. 

Et ça va plus loin encore, plus profond. Mais déjà tu ralentis. 

Bientôt, tu te rends compte que rien ne t'attache.

Et tu peux à nouveau déployer tes bras, t'appuyer sur l'eau comme un oiseau sur l'épaisseur de l'air, comme sur une amie qui te mène à la surface. Et le premier souffle, tu l'adores. Le premier souffle après, il se confond avec éclat au cri et au rire que la mer dans son étreinte, aurait pu étouffer.

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Lislee
Posté le 08/07/2023
Hello !

Le début est marquant et interpelle dès les premières lignes avec un fort besoin d'ailleurs, d'évasion, comme une envie de pousser les frontières, un appel à sortir de sa zone de confort et à casser la routine.

Cette adresse aussi, le "tu" est intéressante. On se demande s'il s'agit d'une façon d'interpeller le lecteur, ou un autre personnage, ou peut-être une entité plus globale. Cela donne un ton et du dynamisme au style, qui se démarque alors.

Je trouve d'ailleurs que ce texte, très imagé et immersif, colle bien avec la poésie et la douceur de la couverture.

Attention à quelques coquilles, la cédille sur le Ç et l'accent circonflexe de "goût" par exemple. Je suis un peu manique mais je trouve tout de suite que ça fait plus soigné et joli :)

Un très beau texte en tous cas, ça me donne envie de lire la suite ! :)

À bientôt !!!
Baladine
Posté le 08/07/2023
Bonjour Lislee,
Merci pour ta lecture et ton commentaire très éclairant ! ça me fait plaisir.
Mon correcteur orthographique corrige avec la nouvelle orthographe (ça fait "gout" et non "goût", bon...), donc tu vas peut-être tiquer plus d'une fois, parce que même moi, j'étais surprise des corrections, parfois ! Par contre, la cédille, c'était pour quel mot ? j'imagine qu'elle a dû passer à travers les mailles du filet.
A très vite,
Lislee
Posté le 08/07/2023
Ah ces changements d'orthographe, on ne sait plus où donner de la tête ahah
La cédille c'était pour cette phrase : "Ca serait plus simple de rester." ;)
Baladine
Posté le 08/07/2023
Ah oui ! Les cédilles sur majuscules, elles m'embêtent parce qu'elle ne se font pas naturellement, merci pour ton œil de lynx !
maanu
Posté le 02/06/2023
Salut Claire !
Contente de découvrir une autre de tes histoires (et une autre de tes sublimes couvertures ! )
Comme d'habitude, une très jolie écriture, tout en douceur et poésie :)
On sent un côté "écrit au fil de la plume" (par exemple dans "de là où tu es perché penché jusqu'à ce point limite"), et le texte en est d'autant plus fort, je trouve
De très belles images aussi, par exemple celle des oiseaux qui se laissent tomber dans le vide :)
On sait par le résumé et certains détails que tu donnes que l'histoire se passe dans l'Antiquité, mais le propos, les sentiments, les manières d'agir... pourraient coller à n'importe quelle époque et contexte
C'est un texte complètment universel, en fait ;)
A bientôt ! :)
Baladine
Posté le 07/06/2023
Coucou Maanu ! Merci pour ta lecture et ton retour ! Ce texte est en dormance depuis quelques années, mais ça m'aide bien d'avoir des commentaires dessus, ça donne envie de s'y remettre et de le pousser un peu !
A très vite
CelCis
Posté le 31/05/2023
Coucou Claire May,

C'est un texte puissant. Comme Hortense, je ressens cette urgence, mais comme si la Vie devait être vécue, comme si elle se sentait étriquée dans le manteau de la bienséance (colonne droite, ne pas sauter pour garder la face) et que c'était cette part vitale qui tentait de sauver cet homme de tout cela.

Ce texte va vite, tellement vite que je garde ma respiration. Je me retrouve quasiment comme cet homme, sous eau. J'aime ce rythme.
Comme les autres, je suggérerais de couper les phrases. Cela peut garder d'autant mieux le rythme soutenu de ce texte.

"tu es peut-être amoureux d'un regard et d'une manière souple de se déplacer sous les étoffes": c'est beau.

Et la fin, cette respiration reprise. Cette vie qui gagne.

Je me demandais: si un souci c'est la 2e personne, as-tu besoin de la garder pour la suite? Cela peut être un chapitre à la 2e personne, pas le reste. Aucune idée si cela fait sens, ce que je dis...

Au plaisir de te lire!
Baladine
Posté le 07/06/2023
Bonjour CelCis,
Ça fait plaisir de te voir par ici, merci beaucoup pour tes remarques pertinentes et détaillées. Ce que tu dis sur l'emploi de la 2ème personne, j'y avais déjà pensé, parce que la deuxième, ça s'essouffle vite (y a qu'à tester à la lecture voix haute, mais c'est peut-être aussi dû à la longueur des phrases ;) ). A voir, pour la suite !
A très vite !
Hortense
Posté le 04/02/2023
Bonjour Claire,

Quelle surprise que ce texte ! Comment le définir, difficile... J'ai eu l'impression qu'il venait de loin et que les mots surgissaient sans que tu les retiennes, répétitifs comme un leitmotiv, précipités comme une urgence à dire, à décrire une impression, une sensation., une instant fugace, une envie irrépressible.
J'ai beaucoup aimé cette forme de lâcher-prise.
Sur la forme, je crois que tu aurais intérêt à redécouper certaines phrases trop longues et qui nous laissent à bout de souffle au risque de perdre un peu le fil, ce qui serait dommage.

Quelques remarques plus particulières :

- ceux que tu crois volontiers qu'ils n'ont pas d'histoire à raconter : Il me semble que si tu mets "qui" à la place des "qu'ils" ç'est plus clair. Tu peux aussi supprimer "ceux que tu crois volontiers"

- On dirait ça les amuse : que ça les amuse

- leur habit brodé : leurs habits brodés ?

- comme de toujours vérifier : comme pour

- c'est ce qui fait la différence avec d'autres, d'ailleurs, c'est de se poser la question : Ce poser la question d'ailleurs, c'est ce qui fait la différence.... ?

A très bientôt
Baladine
Posté le 13/02/2023
Bonjour Hortense,
Mille mercis pour ta lecture et ton retour ! tu as bien vu, ce texte est sorti en un seul bloc sous cette forme et de fait, j'ai bien du mal à en bouger les lignes. Je vais essayer de raccourcir ces phrases que tu trouves trop longues, et tout. Peut-être que cela lui permettra de gagner en souplesse et je pourrai aller vers la suite.
A très vite <3
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