Tu marches, et alors que tu marches une modification travaille en toi à mesure que les muscles travaillent. Tu te dépouilles, tu prends confiance dans la nature, dans les autres, dans ce qui te paraissait au début étrange, sauvage et dangereux ; tu prends confiance en toi quand tu portes ton corps et en ton corps qui te porte, qui te supporte, et qui à chaque pas t'assure qu'il est là et te rassure, – car oui, il fait froid, mais tu peux avoir froid ; oui, tu as faim, mais tu peux tenir longtemps avec la faim. Modification du corps imperceptible d'abord, à peine perceptible, mais toi-même tu ne te vois pas, tu ne vois pas ta peau comme elle se tanne battue de soleil, de pluie et de vent comme un vieux cuir. Tu ne vois pas tes cheveux qui recouvrent ta figure de cette sauvagerie couleur de feuilles mortes. Tu ne vois pas comme tes yeux ont grandi à force de vouloir capter ce qui s'offre à eux, – ils percent les choses, décidés une fois pour toutes à ce que plus rien ne leur échappe, ils n'ont plus cette lueur ironique que tu sentais toi-même dans ton regard et qui te faisait des ennemis, parce que plus rien ne t'agace, tu n'as pas de temps pour l'ironie. Tu ne vois pas l'élégance rythmée de tes gestes déliés. Tu ne vois pas la forme de ton corps débarrassé de ses mouvements inutiles que tu avais, de ce qui l'encombrait. Tu l'encombrais. Tu as vraiment cru qu'il n'était qu'un lieu de stockage où cacher tes excès, tes timidités, tes peines et une partie de tes regrets. Et puis, pas à pas, tu le libères, sans presque t'en apercevoir ou plutôt, tu sens qu'il se libère lui-même d'une partie de toi et tu le regardes faire, d'un coin de l'œil. Il gardait tout ça pour toi parce qu'il avait cru comprendre que tu y tenais. Et maintenant que tu marches et que tu es occupé ailleurs il se débarrasse, seulement parce que c'est lourd.
Il n'a plus d'énergie pour porter ce qui ne le porte pas.
Tu laisses faire.
Tu souffles aussi.
Exploration du corps en déploiement d'efforts, de muscles, d'articulations qui se découvrent. Exploration de chemins enfuis, cachés sous les arbres. Ton regard porté sur les pierres, les branches et les flaques d'eau, les doigts frais de la rosée sur la peau de tes pieds, dans tes sandales ; ton regard sur la terre ; ton corps lourd qui se balance de droite à gauche avec cette élégance molle des ours silencieux. Ton regard tellement bas qu'à chaque fois que tu lèves les yeux tu es surpris – de la présence toute proche d'un lièvre ou d'un renard.
Tu sens la forêt, ils te prennent pour l'un des leurs, bien que d'une espèce qui leur rappelle une confuse menace, ils te regardent tête basse et griffes en terre, prêts à détaler, sentant vaguement que ta curiosité autorise la leur. Tu te surprends dans la même position qu'eux, en plein mouvement, la tête basse et les fixant du regard. L'instant se déplie, fragile et fin. Un moindre craquement et il se déchire. L'animal disparait sous des feuilles, et tu t'aperçois que déjà la forêt s'éclaircit. Au-delà des branchages, quelques baraques et de la fumée.
Et tu te rends compte que tu es autre quand tu t'approches sans hésiter, sans avoir peur. Tu es un autre. Est-ce la fatigue ? Une partie de toi s'étonne encore et assiste à la scène sans comprendre.
Ton style me fait beaucoup penser à celui de Patrick Chamoiseau dans "L'esclave vieil homme et le molosse" (doux souvenir de mon M1, j'avais rendu un dossier sur ce texte). Les phrases s'enchaînent naturellement avec ce même effet de fluidité et, ainsi, selon moi, les répétitions servent justement la poésie du texte.
J'ai un peu moins accroché sur la première phrase : "Tu marches, et alors que tu marches une modification travaille en toi à mesure que les muscles travaillent." Je ne sais pas dire exactement ce qui me déstabilise, peut-être "une modification travaille en toi" que je trouve moins imagée et poétique, mais rien de dramatique :)
Et en même temps peut-être as-tu précisément voulu faire un rapprochement entre l'évolution interne du personnage et la mécanique de la marche ?
Avoir avoir lu tes contes, je découvre avec plaisir ce texte d'un autre genre.
J’ai lu l’introduction, alors j’imagine que ce « tu » désigne l’explorateur Pythéas de Marseille – sans cette indication, j’aurai été encore plus plongé, je pense, dans l’immédiateté des sensations décrites. C’est intéressant parce que ce pourrait être n’importe qui. Je ne peux pas m’empêcher de me demander si son long voyage d’exploration commence maintenant, au bord de cette falaise, ou s’il s’agit d’un autre épisode de sa vie. Je me demande bien comment cela pourrait se raccorder au récit d'une longue expédition, cela semble bien plus un voyage intérieur. J'ai presque regretté d'avoir en tête ce Pythéas de Marseille, mais peut-être que cela pose un contexte utile pour la suite ?
Pour l’instant c’est agréable à lire. C’est un peu hypnotique. Il y a quelque chose de joyeux dans cette redécouverte du corps, des sensations, de l’ici et maintenant (surtout dans ce deuxième chapitre, dans le premier, la menace de la mort était sensible, pour moi, dans cette histoire de saut du haut de la falaise).
Ce récit me donne une sensation de dénuement profond, comme s’il était parti sans baluchon, sans rien dans ses poches, comme s’il était resté nu en sortant de l’eau et qu’il vivait une deuxième naissance.
L’histoire m’a accrochée alors qu’il n’y a pas d’interactions sociales – je me demande où ça va aller, maintenant – et ce qu’il va se passer quand il va rentrer en contact avec d’autres êtres humains, alors qu’il semble avoir décroché d’une certaine sociabilité. Je vois que l’histoire est en hiatus, au plaisir de te lire sur la suite de ce projet ou ailleurs.
Merci beaucoup pour ton commentaire complet et très éclairant. C'est intéressant ce que tu suggères, rayer son nom ! Oh, mais finalement pourquoi pas le libérer de tout même de son nom, peut-être, ça l'emmènera ailleurs ! Je vais essayer.
A très vite
Quel plaisir de retrouver tes mots ! Tu poursuis ce travail d'introspection, cette lente immersion dans son propre corps que l'on découvre, redécouvre au rythme des pas, porté par un sentiments tout à la fois de détachement et d'appartenance. Détachement de son propre corps, observé de l'extérieur comme une chose malhabile, intrigante et lourde à porter. Attachement progressif à ce même corps, dans ce corps à corps avec son environnement. Environnement bienveillant que le regard avait oublié et que le corps permet de redécouvrir. Cheminement intérieur du corps qui se libère du trop pour ne garder que l'essentiel, celui qui permet d'avancer plus léger....
Tu trouves les mots justes pour décrire cet état presque paradoxalement d'apesanteur et c'est très beau.
Super !!!
A bientôt
C'est un plaisir de te retrouver ici, merci beaucoup pour ce commentaire !
A très vite