Gisant de pierre d’un tombeau oublié, j’habite le silence obscur d’une chapelle quelconque.
Je suis le gisant, j’écoute et j’attends. Mon calcaire est cinq fois centenaire. Je suis de pierre au grain fin, qui s’érode au gré du temps. J’étais seigneur riche et puissant, je suis maintenant statue impuissante aux yeux ouverts dans les ténèbres. Depuis que mon âme habite ma tombe, je sais et ressens le monde. Le moindre frisson dans l’air, la plus infime poussière, le murmure réverbéré sous les voûtes, tout est écho que je sais interpréter.
Pourtant, les siècles ont été longs et tortueux. Avant de ressentir la paix profonde de ce recoin d’église, où je somnole en laissant pensées et souvenirs tournoyer lentement comme un brochet au fond du lac, je me suis débattu dans les affres de la terreur. Car rien ne m’avait préparé à devenir prisonnier de mon propre tombeau.
Quand j’étais de chair et d’os, j’étais petit seigneur de province. Seule comptait ma richesse. Mes mercenaires et chiens de guerre franchissaient le pont-levis chaque jour pour piller, voler, violer avec ma bénédiction. Je vécus en homme content et repus des viandes grasses prélevées sur les troupeaux copieux des éleveurs du voisinage. Je menai belle vie, insouciante. Mais j’avais étudié dans mon jeune âge et quand ma barbe blanchit, je m’inquiétais du Jugement de Dieu et du salut de mon âme. L’église se délabrait, j’envoyai des artisans refaire sa toiture et des maîtres tailleurs orner son fronton. Gargouilles et démons se perchèrent sur les chapiteaux. Des saints prirent place dans les alcôves et les apôtres, sur les murs. Surtout, je commandai un tombeau digne de mon pouvoir, sculpté de bas-reliefs où ma pieuse image s’agenouillait devant la Vierge à l’enfant. Le maître de la pierre tailla ma silhouette, grandeur nature, en gisant aux mains jointes en prière, yeux ouverts dans l’attente du Jugement suprême.
Je vis l’oeuvre achevée, prête à être transportée dans la sombre chapelle du transept nord. Je la trouvai d’un bel effet. Je ricanai en pensant à mes sujets, auxquels j’espérais inspirer quelque peur. Ils se croiraient surveillés et il me plut de leur jouer ce mauvais tour.
La mort s’approcha lentement et je m’entourai de prêtres, distribuant l’or afin de m’assurer un passage rapide devant Saint Pierre. Mon corps mourut. Mais au lieu du grand jardin baigné de soleil, où coulent les fontaines à l’ombre d’arbres en fleurs, je me réveillai dans la sombre chapelle, glacée, au son des pas des badauds quittant l’église après mon enterrement. J’étais prisonnier de mon tombeau et survivais en la pierre.
Le roc tenait fermement mon âme, comme la serre de rapace emprisonne sa proie. J’entendais, je sentais, je savais ce qui m’entourait, mais ne pouvait appeler à l’aide. Chaque dimanche était une torture, car mes sujets se réfugiaient au coin de mon enfeu, pour tenir messes basses au cours desquelles ils crachaient sur ma mémoire. Les oraisons du prêtre, que j’avais bien loisir d’écouter, rappelaient l’Enfer promis aux mauvais croyants, aux riches avares, aux hommes corrompus.
Comme j’ai prié ! Comme j’ai appelé, de tout mon cœur de pierre, la clémence du vrai Seigneur, assis là-haut, auréolé de Gloire, prêt à juger au dernier jour de son règne les âmes, menant les fidèles dans la lumière d’un été éternel. J’ai clamé mon repentir, j’ai hurlé mon désespoir. Mais jamais je n’ai reçu de réponse.
Et bien, en voilà un qui aura réellement créé son propre enfer !
Une histoire fluide qui se lit aisément, sans suspense, mais néanmoins agréable à lire.
Merci pour le partage ! :)
Ça fait longtemps ✨️ Je reprends vie à nouveau sur PA ^^ Contente de relire ta plume.
Et bien, et toc. Je me souviens mon émoi secoué par les injustices détaillées dans les Pilliers de la terre (ou d'autres romans et films) où des riches se lavent gentiment de leurs péchés en crachant leur fortune au mépris des autres. Convaincus qu'avec leur argent, ils auront encore tout ce qu'ils veulent sans subir aucune conséquence de leurs actes ignobles. Donc, et toc. 😜 Je vais lire la suite. 😉
On peut se demander en voyant des gisants dans les églises ce qui les a amenés là. Ce premier chapitre répond à la question, mais bien sûr il va plus loin, car ce pauvre gisant ne profite pas du tout de ce qu'il avait imaginé. J'ai beaucoup aimé ses sujets qui tiennent des 'messes basses au cours desquelles ils crachaient sur ma mémoire'. Quelle ironie ! La conclusion devrait faire réfléchir sur la vanité de croire qu'on peut être sauvé en payant sa tombe. Au fait, ne dit-on pas comme on fait on se couche ? Ce gisant passe les siècles à comprendre qu'il doit assumer les conséquences de ses actes. Merci pour cette lecture.
Je suis assez loin de mes thèmes habituels, alors tes remarques me permettent de voir où ça résonne.