I, 3 - Les fissures

Par Seja

Teo sentait qu’on tentait de le réveiller et pourtant, il avait un mal fou à émerger. Quand la personne qui s’escrimait à le tirer des bras de Morphée passa aux claques, il ouvrit un œil. Mais c’était bizarre, il ne savait pas où il était et il ne savait pas comment il y était arrivé. Surpris, il ouvrit l’autre œil et fixa bêtement les feuilles lumineuses au-dessus de sa tête.

— Ah, c’est pas dommage !

Il se dit que cette voix, il ne la connaissait pas. Il se redressa donc, sur ses gardes. La mémoire commençait à lui revenir et il craignait de deviner l’identité de la personne qui distribuait les baffes. Il mit ses bras devant son visage pour faire cesser les coups.

— Debout ! entendit-il et sentit qu’on le tirait par un bras pour l’obliger à se remettre sur ses jambes.

Une fois debout, il vacilla. Il savait qu’il était réveillé, mais il avait un mal fou à garder les yeux ouverts. En plus, il y avait bien trop de lumière. Ici, la végétation s’illuminait la nuit. Quand il avait vu ça, il avait trouvé ça joli. Puis, il avait entendu les grillons, il s’était dirigé vers eux… Et après, il ne se souvenait plus.

Les grillons chantaient toujours et leur chant avait un effet apaisant. Teo sentit ses yeux se refermer et son esprit glisser vers un doux sommeil.

Une claque bien sentie l’arracha à ce havre de paix.

Il se massa la joue et eut soudain l’impression de revenir à la réalité. Il tomba alors sur le regard plein d’orage de celle qui avait dû lui envoyer la baffe et ouvrit la bouche pour dire quelque chose.

— Bouge, grogna-t-elle, ses doigts toujours enfoncés dans le bras de Teo.

Il n’eut donc d’autre choix que de la suivre. Il envisagea bien de se défaire de sa poigne et de lui fausser compagnie. Mais à vrai dire, il n’était pas forcément rassuré dans cette forêt étrange en pleine nuit. Il décida donc de la laisser le sortir de là, puis de la laisser en plan et plongeant dans le premier vortex venu.

Parce qu’il ne faisait aucun doute que la fille faisait partie de ses poursuivants, les méchants pas beaux qui le filaient depuis bien trop longtemps. Et en général, quand quelqu’un vous courait après, ce n’était pas pour vous féliciter.

Dans un silence tendu, ils débouchèrent sur le chemin qu’il avait suivi. Dans la nuit, éclairé seulement par les herbes et les lichens, il ressemblait à ces chemins que doivent prendre les héros qui partent accomplir leur quête. Sœur Bérengère lui avait raconté plein d’histoires de ce genre et Teo s’était bien gardé de protester. C’était bien plus intéressant et mystérieux que les légendes sur les Enflammeurs.

Une fois sur le chemin, la fille tourna à droite, les doigts toujours resserrés sur son bras.

— Vous êtes qui ? demanda Teo n’y tenant plus.

— Boucle-la.

— C’est pas une réponse, ça. Si vous êtes là pour me mettre en prison, je…

— En prison ?

Pour la peine, la fille tourna vers lui un regard surpris dans lequel dansaient les reflets de la végétation.

— Bah oui, se justifia Teo. Depuis le temps que vous me suivez, c’est pour ça, non ?

Comme elle ne répondait pas, Teo s’autorisa à imaginer le pire. Il se demandait si on allait l’envoyer sur un de ces mondes hostiles où on aimait bien construire des prisons. Il faudrait qu’il joue aux durs pour s’en sortir. Il eut quand même une pensée émue et légèrement paniquée pour sœur Bérengère et le pensionnat. Qu’est-ce qu’elle allait penser si elle apprenait qu’on l’avait mis derrière les barreaux ? Il était à peu près certain que si elle apprenait ça, elle traverserait une centaine de mondes pour venir le sortir de là. Sauf qu’elle n’allait pas l’apprendre.

Teo renifla discrètement.

— Ah non, tu vas pas chougner quand même ?

— Je chougne pas, se défendit Teo.

— C’est ça. Tu vas peut-être me dire que t’as juste une poussière dans l’œil ?

Il jugea plus digne de ne pas répondre.

— Je t’emmène pas en prison, reprit la fille. Pour ça, il faut être jugé et ça dure trois plombes. Non, je pense qu’ils vont juste te renvoyer dans ton monde. Content ?

— C’est qui, « ils » ?

— Le bureau des traversées.

— Le quoi ?

— Quoi, tu connais pas le bureau ? Tous les mondes répertoriés le connaissent.

— Mon monde ne doit pas être répertorié.

La fille lui jeta un regard en coin.

— S’il est habité, il est forcément répertorié. Il suffira que tu donnes son matricule et cette affaire va se finir dans la joie et la bonne humeur.

Teo se demanda s’il fallait vraiment qu’il lui dise maintenant que le matricule, il ne le connaissait pas. En fait, il avait appris l’existence de ce concept dans le monde tout gris. Selon un très vieux monsieur auquel il avait demandé son chemin, pour s’y retrouver un peu, on avait commencé à numéroter tous les mondes qui étaient considérés comme explorés et répertoriés. En toute logique, son monde devait donc avoir une série de chiffres qui permettait de le situer sur la grande carte multiverselle. Sauf que lui, il ne le connaissait pas.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda la fille.

— Et pourquoi vous me poursuivez ? risqua Teo pour changer de sujet. Je fais rien de mal…

Pour la peine, elle s’arrêta et le fixa avec des yeux ronds.

— Il fait rien de mal, marmonna-t-elle et Teo n’apprécia pas du tout le ton employé. T’es pas autorisé pour les passages, gamin.

Il n’apprécia pas du tout le « gamin ». Elle pouvait parler, elle devait avoir à tout casser trois ou quatre ans de plus que lui. Non mais pour qui elle se prenait ?

— Et alors ? Ça change quoi que je sois pas autorisé ?

— Ça change que chacun de tes passages fissure le multivers.

— Quoi ?

Cette fois, c’est lui qui s’arrêta. Qu’est-ce que c’était que ces histoires encore ? Il ne fissurait rien du tout, lui. Il se contentait de passer d’un vortex à un autre. Il ne faisait de mal à personne.

— Laisse-moi deviner. T’étais pas au courant ? Tout va bien alors. T’es en train de détruire le multivers, mais c’est pas bien grave.

S’il n’avait pas été soufflé par l’information, il aurait sans doute grincé des dents devant le ton condescendant de la fille. Sauf que pour le coup, il avait perdu de sa superbe et il se sentait aussi mal qu’après une réprimande de sœur Guenièvre.

— Mais vous, grimaça-t-il en sentant que la fille le tirait par le bras pour qu’il se remette en route, vous passez bien de monde en monde. Et tous les voyageurs aussi.

Il l’entendit pousser un soupir, puis elle lui fourra son poignet sous le nez. Il y avait un drôle d’appareil dessus. On aurait dit une grosse montre qui ne donnait pas l’heure. Elle avait plein de boutons sur les côtés et elle bourdonnait bizarrement.

— Sauf que nous, on a ça, dit-elle.

— Et… demanda Teo comme elle tardait à poursuivre.

— Et avec ça, tous nos passages sont annulés. Le multivers ne se rend pas compte qu’on emprunte les passages et il ne se casse donc pas. Toi, par contre, avec tes gros sabots…

Teo loucha sur l’appareil. C’était très simple, en fait. Il suffisait qu’il se procure un de ces appareils et il pourrait reprendre ses explorations là où il les avait arrêtées.

— N’y pense même pas, commenta la fille en surprenant son regard. Ils te grilleraient direct. Et tu te prendrais une bonne beigne de ma part.

— J’y pensais même pas, se défendit-il.

— C’est quoi, ton nom ?

Il pinça les lèvres. S’il le lui donnait, elle pourrait le communiquer à ces « ils » dont elle parlait et il serait vraiment mal barré. À la limite, il pourrait lui donner un faux nom. Comme ça, même si elle le répétait, ça ne serait pas bien grave.

— C’était pas une question piège, hein, dit-elle. Je me disais juste que ça serait mieux de savoir comment t’appeler. Parce que pour l’instant, tu restes pour moi « le crétin ». Avoue que c’est pas forcément flatteur.

— Teo.

— Bien. J’imagine qu’on va pas partir sur les noms de famille ?

Il secoua la tête. De toute façon, c’était une histoire compliquée avec patronyme.

— Comme tu veux. Moi, c’est Leibju.

Elle leva le nez vers le feuillage qui commençait à s’éteindre. Un soleil devait être en train de se lever. Et effectivement, on arrivait à distinguer des coins de ciel gris-vert à travers le branchage. Teo était étonné de la rapidité des nuits ici, mais n’en laissa rien paraître. Il venait déjà de passer pour le boulet de service et en plus, il s’était fait attraper comme un bleu. Et puis, ce qu’elle lui avait raconté sur les passages non autorisés venait de plomber un peu ses plans de devenir un grand explorateur.

Leibju fronça les sourcils en regardant autour d’elle. Teo suivit son regard, il ne comprenait pas vraiment ce qui l’inquiétait.

— Je crois qu’on s’est perdus, grimaça-t-elle.

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Fannie
Posté le 07/04/2020
Quel charmant réveil ! Et Teo ne s’est même pas aperçu qu’il a failli se faire manger par une bande d'insectes. On ne sait pas comment Leibju a réussi à s’en débarrasser, mais on apprend pourquoi elle lui court après. Le bureau des traversées, les matricules et ce drôle d’appareil qu’elle porte au poignet nous donnent un aperçu de la situation et du fonctionnement de ce multivers. Et Teo qui se balade d’un monde à l’autre sans rien savoir… il aura certainement du mal à rentrer chez lui.
Coquilles et remarques :
—Debout ! entendit-il et sentit qu’on le tirait par un bras pour l’obliger à se remettre sur ses jambes. [Pour moi, cette incise ne fonctionne pas : ce qui vient après « entendit-il » n’a pas de lien direct avec les paroles citées. L’incise ne me semble même pas nécessaire ; il suffirait que tu passes à la ligne pour dire : « Il sentit qu’on le tirait par un bras pour l’obliger à se remettre sur ses jambes. »]
— Quand il avait vu ça, il avait trouvé ça joli. [Je trouve que la répétition de « ça » est dérangeante ; « il avait trouvé que c’était joli », peut-être ?]
— puis de la laisser en plan et plongeant dans le premier vortex venu [en plongeant]
— demanda Teo n’y tenant plus. [Virgule après « Teo ».]
—Bah oui, se justifia Teo. [Ça devait être « Ben oui » ; « ben » est une contraction de « eh bien » alors que « bah » exprime l'insouciance, l'indifférence : « Bah ! j'en ai vu d'autres. »]
— tu vas pas chougner quand même ? / Je chougne pas [J’aurais plutôt dit « chiale(r) ».]
— Et pourquoi vous me poursuivez ? risqua Teo pour changer de sujet. [Le choix du verbe « risqua » ne me semble pas judicieux : ce n’est ni un verbe de parole ni un verbe qui suggère la parole ; « hasarda », peut-être] ?
— Pour la peine, elle s’arrêta et le fixa [C’est la deuxième fois que tu commences une phrase par « Pour la peine » dans cette scène.]
— Mais vous, grimaça-t-il en sentant que la fille le tirait / — Je crois qu’on s’est perdus, grimaça-t-elle. [Le verbe « grimacer » n’est ni un verbe de parole ni un verbe qui suggère la parole, et tu l’emploies deux fois dans cette même scène. Tu pourrais trouver des verbes de parole et ajouter une fois « en grimaçant » et une fois l’indication de l’expression ou la mimique du personnage.]
— Et… demanda Teo [Il faudrait un point d’interrogation, avec ou sans les points de suspension.]
— Et puis, ce qu’elle lui avait raconté [Pas de virgule après « Et puis » dans ce contexte.]
Edorra
Posté le 22/10/2019
Me voilà de retour sur cette histoire. J'avais dû m'arrêter à peu près là la dernière fois (ou alors ma mémoire me fait faux-bonds ce qui est tout à fait envisageable).

La rencontre entre Téo et Leibju est fort sympathique et musclée (qu'est-ce que t'as contre les gamins de 13 ans ? Je suis sûr que t'as jubilé avec toutes les baffes qu'il a reçu). Mais mine de rien c'est ce genre de détails qui rend ton récit réaliste et attirant.

Je trouve Téo réussi. On sent bien qu'il est à la frontière de l'enfance et l'adolescence, entre cette façon d'idéaliser les explorations, de ne pas voir le danger, et l'envie de n'en faire qu'à sa tête sans écouter les "adultes".

Je suis un peu plus réservée sur Leibju. Elle a un bon potentiel, mais je n'en sais pas encore assez sur elle pour me prononcer.

L'univers est prometteur. Je découvre que ces vortex, que je pensais très naturels, sont bien gérés et organisés par... des gens je suppose.
Ce que j'aime ici, c'est que dans chaque chapitre, tu poses une nouvelle brique de ton univers qui ouvre pleins de perspectives.

A bientôt !
Seja Administratrice
Posté le 29/03/2020
Hello, Edo !
J'ai strictement rien contre les gamins de 13 ans, allons :p Teo est juste une tête à claques <3
Merci d'avoir poussé la porte des enflammeurs !
Jamreo
Posté le 16/09/2018
Ah j'adore ce début ! Non seulement tu nous fais voyager dans des coins bizarres et/ou magnifiques, mais en plus on retrouve ton côté un peu absurde, plus effacé que dans certains autres de tes projets, mais suffisamment pour conserver ta patte (ou ta palme). J'aime déjà Teo et Leibju, on sent qu'ils vont faire un duo d'enfer 8D à bientôt pour la suite ! 
Seja Administratrice
Posté le 26/08/2019
Mon côté carrément absurde, tu veux dire ? :P Faut dire que je m'amuse bien avec les bébêtes qui te croquent des trucs :P
Isapass
Posté le 11/09/2018
Alors, pour faire simple : j'adore, je m'éclate déjà au bout de trois chapitres et je grince des dents à l'idée de m'arrêter maintenant.
Mais (ô joie) j'ai un bon prétexte pour ne pas le faire : je n'ai pratiquement pas vu Haido. Or, il est nominé dans la catégorie "Aventurier", donc je me dois de le connaître un peu mieux :P
Je continue !
Coquillette : 
"puis de la laisser en plan et plongeant dans le premier vortex venu." : en plongeant
Seja Administratrice
Posté le 26/08/2019
Bon, on sait tous maintenant que tu t'es pas arrêtée :P
Haido, ce grand aventurier...
Mart
Posté le 06/09/2018
Salut Seja!
Il y a quelques perles dans ce récit!
C'est à la fois léger, intéressant et prenant. Une chouette histoire se profile :).
Merci de partager ça avec nous.
 
Au plaisir de te lire, 
Mart 
Seja Administratrice
Posté le 26/08/2019
De quoi faire un collier :P
Jupsy
Posté le 11/02/2016
Personnellement, je trouve que crétin ça lui irait bien. Après tout un ado, ce n'est pas un peu crétin à la base ? Un jeune pré-ado on va dire. En tout cas, je sens que ça va être drôle de le ramener vu qu'il connait pas son matricule. Ils vont peut-être devoir l'emmener avec eux jusqu'à trouver l'endroit où il se trouvait, en supposant qu'ils y parviennent ou qu'ils retrouvent leur chemin. Je sens un beau et grand duo se former, plein de promesses, sûrement très doués pour s'attirer des ennuis !
D'ailleurs, je vais aller voir ça ! ;) 
Seja Administratrice
Posté le 11/02/2016
Mwo, méchante, va. Moi, j'l'aime bien, cette tête à claques :P
Un duo ? Oublie pas Tiral, quand même. Il est peut-être là pour leur garantir la survie. Ou peut-être qu'il est déjà mort... 
Dédé
Posté le 27/06/2015
Nos personnages sont perdus, voilà donc !
Bonne idée cette histoire de fissures et j'aime bien la relation que tu instaures entre Teo et Leibju ! 
J'ai hâte de lire la suite !! :)
Seja Administratrice
Posté le 27/06/2015
Hey Dé ! J'ai honte d'avoir tant tardé à répondre... En tout cas, merci de ta lecture !
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