Aussitôt tombée du vortex, Leibju se remit sur ses pieds, alerte. C’était ce qu’on lui avait appris ; en arrivant dans un monde inconnu, il fallait toujours envisager le pire. Bon, à vrai dire, les chances étaient minimes de se faire attaquer juste comme ça. La plupart des mondes sur lesquels ils tombaient étaient soit déjà explorés et ralliés, soit inhabités. Mais ça ne coûtait rien d’exécuter cette manœuvre de précaution.
Elle enregistra rapidement les informations sur son environnement. À première vue, ça ne semblait pas peuplé. Ils venaient de se vautrer sur une clairière tout ce qu’il y avait de plus tranquille. Sa seule particularité était peut-être cette profusion de couleurs. Mais elle en avait vu d’autres. Un soleil était en train de se coucher, comme dans le monde gris qu’ils venaient de quitter. En revanche, un second était encore haut dans le ciel. Leibju se demanda si ce monde connaissait la nuit. Une fois, ils étaient tombés sur un monde à trois soleils où la nuit était un concept inconnu et où les vendeurs de parasols avaient le meilleur boulot du monde.
Elle repéra aussi le gamin qu’ils filaient et qui était retombé un peu plus loin. Il était trop loin pour qu’elle puisse le détailler. Aussi, tenta-t-elle de lui crier de ne pas bouger, qu’ils ne lui voulaient pas de mal, ce genre de broutilles. Bon, évidemment, le gamin prit ses jambes à son cou. Leibju soupira et se tourna vers Haido.
Son compagnon de voyage était resté assis par terre, bien occupé à examiner sa cheville qui avait triplé de volume.
— Mauvaise chute, dit-il. Enfin, ça va aller. Laisse-moi un peu de temps.
Ce n’était pas de la bravoure mal placée, Leibju le savait bien. Déjà, parce que Haido, c’était l’optimiste du groupe. Il arrivait à trouver du positif dans n’importe quelle situation. Une fois, ils étaient tombés sur un monde grouillant de cafards et Haido avait réussi à les dresser à marcher en rangs serrés. Leibju en avait fait des cauchemars longtemps après. Mais outre son optimisme, Haido avait surtout tendance à cicatriser à vitesse éclair. Et ça, c’était bizarre. Bien sûr, Leibju savait qu’ils n’étaient pas nés sur le même monde. Mais il n’avait ni trois bras ni quatre yeux ; elle s’était donc attendue à ce qu’il fonctionne comme elle. Sauf que là où à Leibju, il fallait un mois de convalescence, Haido, en trois jours, il était sur pied.
Mais cette cheville allait quand même les ralentir.
— Dis…
Leibju se balança d’un pied sur l’autre en regardant la silhouette du gamin disparaître derrière des arbres d’un joli rouge soutenu.
— Je peux y aller toute seule, non ? Là, il va nous filer entre les doigts.
Selon le protocole, quand on part en mission, on doit toujours rester en binôme. Mais Leibju se disait qu’en cas de force majeure comme maintenant, on pouvait bien faire une exception. Elle vit Haido loucher sur l’appareil vissé à son poignet. Il émettait un faible bourdonnement, comme s’il tentait d’établir la communication, mais n’y arrivait pas.
— Non, mais je vais y arriver, dit-il en prenant appui sur la jambe pas abîmée pour se relever.
Une fois debout, il tenta de basculer son poids sur le côté qui avait pris le choc de la chute et Leibju le rattrapa juste à temps avant qu’il ne vienne s’écraser de nouveau par terre.
— Bon, d’accord, murmura-t-il en se détournant du transmetteur à son poignet. Mais reviens avant la tombée de la nuit, hein.
Elle hocha la tête et l’aida à se rasseoir, sans un mot que l’appareil pourrait entendre. Puis, avec un dernier regard en arrière, elle se mit en route, le cœur battant.
Leibju ne savait pas exactement s’ils avaient un moyen de les pister, là-haut. Elle avait entendu dire que tous les transmetteurs étaient équipés d’une puce qui permettait de les suivre en temps réel. Sauf que bien évidemment, personne ne l’avait jamais confirmé. C’était tellement mieux de laisser la rumeur faire son boulot. De toute façon, s’ils trouvaient quelque chose à redire à leur retour, elle pourrait toujours dire qu’ils n’avaient pas eu le choix. C’était soit la mission, soit le protocole. Bon, mais pour ça, il fallait qu’elle retrouve le gamin.
Arrivée aux arbres derrière lesquels le gamin avait disparu, elle ralluma le transmetteur à son poignet. À la base, cet appareil avait été créé pour donner toutes les informations qu’on voulait sur le monde qu’on visitait – le nombre d’habitants, le climat, l’heure locale, la localisation des vortex les plus proches… Sauf que ça ne marchait pas vraiment.
À cette pensée, Leibju s’arrêta net et leva le nez vers le ciel. Elle le sentait mal tout d’un coup. Elle tourna sur elle-même, sentant un début de panique. Aussi loin qu’elle pouvait voir, il n’y avait aucun vortex. Rien du tout. À perte de vue, le ciel était d’un même bleu verdâtre et aucun passage ne venait le perturber.
Elle jeta un nouveau coup d’œil au transmetteur. Le sien aussi bourdonnait, mais l’écran refusait catégoriquement de lui annoncer l’endroit où elle se trouvait. Elle tapota dessus, tentant de lui faire reprendre ses esprits. Mais l’appareil avait décidé de ne pas coopérer.
— Comme tu veux, bougonna Leibju en se remettant en route.
Chaque chose en son temps. Déjà, retrouver le gamin. Ils verraient après pour trouver un moyen de repartir.
Ce monde bizarrement coloré ne semblait pas habité. Pourtant, quand elle s’engagea sous le couvert des arbres, un chemin se dessina. Et ce chemin était là depuis longtemps. Bon, peut-être que s’il y avait des autochtones, ils pourraient leur indiquer la plateforme de passage la plus proche.
Leibju n’avait aucune idée sur l’endroit vers lequel le gamin aurait pu se diriger. Dans le doute, elle resta donc sur le chemin ; il devait bien mener quelque part. Il n’y avait plus qu’à espérer que leur fuyard eût le même raisonnement.
Si ce monde était habité, ce n’était cependant pas par les animaux du sous-bois. Un silence assourdissant s’était abattu sur Leibju depuis le moment où elle avait pénétré sous le couvert des arbres. Le second soleil filtrait faiblement à travers le branchage épais. Les couleurs par milliers n’étaient plus qu’un lointain souvenir. Mais le chemin serpentait toujours ; c’était au moins ça de pris.
Comme la forêt devenait de plus en plus sombre, Leibju hésita. Haido lui avait dit de revenir avant la nuit et pour ça, il aurait fallu qu’elle rebrousse chemin de suite. Mais si elle faisait ça, ils allaient définitivement perdre le gamin. Avec un regard en arrière, elle décida que son binôme comprendrait. Elle accéléra donc le pas dans la pénombre qui commençait à s’installer.
Elle ne sut pas exactement à quel moment le second soleil se coucha. La forêt était plongée dans les ténèbres depuis un sacré moment déjà et elle évoluait à tâtons. C’était Haido qui avait gardé le sac avec la torche.
Mais soudain, la torche devint inutile.
Leibju vit de la lumière sur sa gauche, puis sur sa droite, puis au-dessus d’elle. Et soudain, chaque brin d’herbe, chaque feuille, chaque brindille, s’illumina. Hébétée, elle s’arrêta et ouvrit grand les mirettes. Ce sous-bois qu’elle avait trouvé sombre et menaçant venait de changer radicalement. Il brillait de mille feux, il invitait à la promenade. D’ailleurs, le silence s’en était allé en même temps que les ténèbres. Leibju vit filer des lucioles, bleues, vertes, rouges, dorées. Elles improvisaient une danse inconnue et envoûtante. Un peu plus loin, des grillons se lancèrent dans un concert nocturne. La jeune fille en aurait presque oublié la raison pour laquelle elle était là.
Elle se secoua pour remettre ses idées en place. Cet éclairage incongru était parfait ; elle allait pouvoir continuer ses recherches dans la nuit. Sauf qu’il y avait un truc qui clochait dans ce tableau et elle n’arrivait pas à mettre le doigt dessus. C’était sans doute le phénomène le plus étonnait qu’elle n’ait jamais vu et pourtant, il lui donnait froid dans le dos. C’était sûrement pour des situations comme celle-ci qu’il fallait rester en binôme.
Plus Leibju avançait, plus le chant des grillons devenait fort. Ils devaient s’être installés un peu plus loin pour leur représentation ; quelque part sur sa gauche maintenant. Curieuse, elle hésita. Elle voulait juste y jeter un coup d’œil, ça ne la retarderait pas beaucoup. Elle bifurqua donc du chemin et s’enfonça sous les arbres majestueux. Leurs feuilles illuminées d’ocre et de carmin dansaient paisiblement sous une douce brise.
Encore quelques pas et elle déboucha sur une clairière ; les chants devenaient assourdissants. Et puis, elle les vit. Des centaines de grillons se tenaient en cercle parmi les herbes et les fleurs de ce petit coin de la forêt. Ils se tenaient en cercle et leurs chants résonnaient bizarrement dans le crâne de Leibju. Elle avait sommeil tout d’un coup ; une telle lassitude s’était abattue sur elle qu’elle se surprit à tituber. Et ça, c’était tout sauf normal.
Elle se frotta les yeux pour en chasser le sommeil et reporta son regard vers la clairière. Au centre du cercle formé par les criquets, il y avait une forme sombre qui ne s’illuminait pas. Leibju avait du mal à fixer son attention dessus, mais quand elle comprit enfin de quoi il s’agissait, elle sentit ses cheveux se dresser sur sa tête.
Le gamin. C’était le gamin.
Il semblait roupiller, pas incommodé pour un sou par le chant des grillons et la danse des lucioles. Sauf qu’on ne pouvait pas roupiller avec un boucan pareil. Leibju regarda les insectes et leur trouva un air affamé qu’elles n’avaient pas quelques instants plus tôt.
C’était plutôt mal parti, cette histoire.
Chez toi, il faut se méfier des belles choses – comme cette magnifique forêt qui s’illumine – ; ça en cache généralement d’autres moins sympas. C’est affreux, ces insectes qui endorment les visiteurs pour les dévorer. Enfin, tant qu’à être mangé, mieux vaut être inconscient.
Coquilles et remarques :
— à cicatriser à vitesse éclair [à la vitesse de l’éclair]
— Sauf que là où à Leibju, il [Sauf que là ou chez Leibju ? Sauf que là d’où venait Leibju ?]
— s’ils trouvaient quelque chose à redire à leur retour, elle pourrait toujours dire [« elle pourrait toujours répondre » pour éviter d’avoir « redire » et « dire », peut-être ?]
— À la base, cet appareil avait été créé [Au départ ; voir ici http://www.academie-francaise.fr/la-base-pour-dabord]
— Leibju n’avait aucune idée sur l’endroit vers lequel le gamin aurait pu se diriger [aucune idée de l’endroit / avait pu se diriger]
— que leur fuyard eût le même raisonnement [ait eu ; d’ailleurs, le subjonctif imparfait est trop châtié pour ce type de narration]
— qu’elle rebrousse chemin de suite [tout de suite]
— à quel moment le second soleil se coucha [s’était couché]
— C’était sans doute le phénomène le plus étonnait qu’elle n’ait jamais vu et [le plus étonnant / qu’elle ait jamais vu ; ce n’est pas une négation et il ne faut pas mettre de « n’ » explétif]
— Et puis, elle les vit. [Pas de virgule après « Et puis » ; ici, ça ne veut pas dire « D’ailleurs ».]
— Elle avait sommeil tout d’un coup [Virgule après « sommeil ».]
— Leibju regarda les insectes et leur trouva un air affamé qu’elles n’avaient pas [qu’ils]
ah bah forcément, fallait que ça se termine en insectes mangeurs de gens honnêtes... ouais enfin j'dis honnête mais j'te connais, j'suis pas certaine que ces gens soient complètement honnêtes.
Ceci dit, sur une note plus constructive, on reste sur un rythme assez rapide et fluide comme au chapitre précédent, même si on suit un autre personnage. J'aime beaucoup l'ambiance et le décor que tu dépeins. Ca me rappelle beaucoup ces séries de SF à la Stargate.
En tout cas, j'aime beaucoup.
Entre le déluré et l'action, c'est juste magnifiquement dépaysant x).
Et ta façon de donner des petits os à ronger ("missions", "transmetteur", "rumeur", "protocole"...), ça donne tellement envie de continuer !
Et je ne parle même pas des grillons carnivores et du sommeil qui vous prend tout à coup !
Détails :
"Une fois, ils étaient tombés sur un monde grouillant de cafards et Haido avait réussi à les dresser à marcher en rangs serrés." : tu as un truc avec les cafards, non ? Il t'est arrivé quelque chose de particulier ou tu en avais un comme animal de compagnie quand tu étais petite ? ;)
"Mais reviens avant la tombée de la nuit, hein." : mais je croyais qu'il n'y avait sans doute pas de nuit ?
"C’était sans doute le phénomène le plus étonnait" : étonnant
"Leibju regarda les insectes et leur trouva un air affamé qu’elles n’avaient pas quelques instants plus tôt." : qu'ils n'avaient pas.
Merci pour toutes les corrections, faudrait que je le reprenne un jour, ce truc. Quand j'aurai fini de l'écrire, promis !
Pour en revenir au sommeil, on dirait qu'il est causé par le chant des grillons ! Bien pratiques ces grillons en cas d'insomnie !
L'histoire est peut-être mal partie pour les personnages mais le lecteur a bien le pied dedans, lui !
Petite coquille que j'ai relevé :
C’était sans doute le phénomène le plus étonnait qu’elle n’ait jamais vu (...) --> C'était sans doute le phénomène le plus étonnant qu'elle n'ait jamais vu (...)<br />
Le sommeil est complètment causé par le chant des grillons :P Enfin, sauf qu'ils t'endorment, puis ils te bouffent. A toi de voir...
Merci encore pour la coquille et pour ta lecture !
Meuh si, elle a tout plein de chance, la petite Leibju :P Bon, elle est un peu casse-cou aussi, brave bête.
De la drogue, hum ? C'est pas mal, ça. En fait, ils sont tous morts et leurs esprits ont été sauvegardés :3
La téchnologie, c'est pas fiable de toute façon...
<3
J'aime décidemment beaucoup cette histoire!
Maintenant on a quelques informations sur le monde coloré dans le quel ils ont attéris, et par qui est poursuivit Teo, même si on ne sait toujours pas pourquoi.
J'ai adoré la description de la forêt, surtout quand elle s'illumine. On peut bien s'imaginer la façon dont elle s'éclaire soudainement, et ça paraît vraiment magique (au sens figuré et au sens propre).
Reste à savoir ce que ces insectes ont de particulier pour provoquer une fatigue aussi intense et ce qu'ils ont l'intention de faire de Teo...
Vivement la suite!
Lyra
Mwo, chuis contente que tu trouves la bête à ton goût :))
Le pourquoi finira bien par arriver :P Peut-être. Peut-être même très bientôt.
Oh, tant mieux pour la forêt ! C'était très amusant à écrire :) Quant aux insectes... non mais c'est vicieux, ces choses, c'est tout :P
Merci d'avoir lu <3