Lundi 1 juin 2033
Anna se réveilla dans un silence apaisant, et mit quelques secondes à ouvrir les yeux, comme après une longue hibernation. Une odeur de menthe poivrée s’insinua dans ses narines. Des brins d’herbes lui chatouillèrent la joue. Surprise, elle se releva et se retrouva assise au milieu de nulle part, les deux mains plongées dans une herbe moelleuse, comme pour achever de la convaincre qu’elle n’était pas là où elle était censée être. L’air qu’elle respirait était pur, rien à voir avec celui de la capitale. Elle essaya de se concentrer mais ses souvenirs lui échappaient.
- Athénais !
Le cri fendit le silence et Anna sursauta.
Ne voyant personne, la jeune fille croisa les bras nerveusement, sans savoir si c’était dû à l’air glacial ou à son malaise naissant. Une luminosité étrange régnait dans la clairière, entourée d’une forêt dont l’on ne distinguait clairement que les premiers troncs. Les sapins étaient si hauts qu’ils semblaient prêts à avaler le coin d’herbe en quelques mouvements de branches. Autour d’elle, la prairie entière tanguait sous une légère brise dans un mouvement hypnotique.
Anna entendit un craquement.
Au centre de la clairière, sous un chêne majestueux aux branches tendues vers le ciel, une femme assise dans l’herbe surveillait une petite fille ramassant les feuilles mortes dispersées par le vent. L’enfant essuyait avec précaution chaque nouvelle trouvaille sur sa cape de laine en chantonnant.
Anna s’agita lorsque celle-ci atteignit l’orée du bois. La fillette laissa alors tomber sa cape au sol, dévoilant d’étranges marques noires sur ses bras, tranchant avec la pâleur de sa peau.
La femme se releva précipitamment.
- Athénais ! Appela-t-elle.
La petite fille posa sa main sur l’écorce d’un pin dont, un instant, le bois sembla frémir et la jeune fille sentit la panique écraser sa poitrine.
- Hé ! Hurla Anna, incapable de prononcer autre chose.
La fillette se retourna lentement et la fixa avec étonnement. Anna observa son visage angélique au regard farouche. Quelque chose lui échappait, quelque chose qui commençait à lui faire peur.
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Anna s’éveilla brusquement.
Son premier réflexe fut de chercher la lumière afin de chasser l’obscurité qui l’avait engloutie. Elle mit plusieurs secondes à trouver l’interrupteur, et sa panique s’intensifia jusqu’à ce que la lumière jaillisse. Le regard d’Anna tomba sur son bureau, menaçant de s’effondrer sous ses cours où il y avait presque autant de notes que de dessins. Sa première année en Processus Évolutifs Durables requiérait beaucoup plus de travail que tout ce qu’elle avait pu imaginer.
Anna se leva et la baie vitrée changea progressivement de couleur, passant d’un noir opaque à un bleu crépusculaire. Situé au trente-troisième étage au cœur de Ponts-Sur-Mer, la capitale de l’île vagabonde, l’appartement de sa mère offrait une vue spectaculaire sur le paysage. Elle préférait d’ailleurs ce dernier endormi. La ville était mille fois plus belle la nuit, lorsqu’elle révélait enfin sa vraie nature, ne se composant plus que d’ombres et de lumières.
La jeune fille jeta un coup d’œil à son horloge gravitationnelle. Il lui restait trois heures avant d’aller en cours, et il lui était impossible de se rendormir avec le souvenir de ce regard, qu’elle s’empressa de chasser de son esprit.
Un jogging matinal lui ferait le plus grand bien.
Anna enfila sa combinaison énergétique dernier cri. Sa paire de chaussures de course, en revanche, commençait à rendre l’âme. La jeune fille natta rapidement ses boucles blondes et glissa son couteau en bois de rose dans sa poche arrière, présence rassurante dont elle ne se séparait jamais. Elle sortit de sa chambre silencieusement pour éviter de réveiller sa mère ou sa petite sœur.
La jeune fille entra dans la cuisine et se posta face à l’écran central. Elle s’identifia et opta pour la sélection suggérée, un assortiment de graines et fruits rouges. La machine ronronna doucement et lui tendit son verre. Elle le but d’un trait en se dirigeant vers la porte d’ascenseur qui s’ouvrit aussitôt.
Le visage de la fillette restait gravé derrière ses paupières.
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- Au sol, indiqua Anna d’une voix claire tandis que les portes en verre de l’ascenseur gravitationnel se refermaient devant elle.
- Vous êtes bien matinale, Messa Le Guen, déclara une voix mélodieuse.
- Rien de tel que l’air frais pour une bonne performance, éluda Anna avant de mettre en place ses écouteurs.
Ponts-Sur-Mer, la capitale de l’île vagabonde, était encore endormie et peu de personnes arpentaient ses rues. Anna adorait cette ambiance avant que la ville se réveille. Elle partit d’une foulée rapide et la mélodie l’emporta.
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- Tu vas me vénérer jusqu’à la fin des temps, souffla élerig.
Anna se pencha légèrement vers son voisin de table, sans quitter l’enseignant des yeux.
- Garde tes plantes hallucinogènes pour toi et ta bande de vieux lamas décérébrés, chuchota-t-elle sans retenir sa grimace.
- Ce n’est pas parce que tu as vu un de mes amis cracher une fois que tu peux stéréotyper tout un clan, rétorqua-t-il. Et ce sont des stimulateurs de conscience naturels.
- D’où ta vivacité cérébrale, répondit-elle en continuant à recopier les schémas apparaissant sur l’écran principal.
Le mouvement magnétique représente-t-il l’avènement de la biomimétique ? C’était le titre diabolique du dernier examen pour lequel elle avait tenté de négocier quelques points. Messa Joran ne lui avait toujours pas donné de réponse définitive. Il semblait partagé entre sa conscience professionnelle et son empathie naturelle pour les élèves en difficulté : deux qualités qui ne se reflétaient pas dans ses évaluations toujours sibyllines, réputées pour être les plus exigeantes de l’académie.
élerig marmonna quelque chose sur son caractère et déposa deux boucles d’oreilles devant Anna.
- Alors là, il va falloir que tu m’expliques, marmonna-t-elle.
- C’est un petit gadget maison, lui expliqua son acolyte. Discret, élégant et efficace. Tout pour plaire ! Tu les portes, je tape le texte sur ce petit engin, ajouta-t-il en brandissant son téléphone, et ce texte est directement lu dans tes oreilles ! Ce qui veut dire, plus de blancs à l’oral.
- Shhhhht !
Un rang plus bas, un étudiant exaspéré se retourna et leur adressa un regard courroucé. L’étudiante croisa alors le regard accusateur de Messa Joran. Elle réussissait toujours à se faire repérer. Bien sûr, elle aurait pu suivre ce module dans l’autre amphithéâtre, avec un hologramme et la plupart de ses amis. Mais s’intégrer aux étudiants studieux, ou du moins essayer, pouvait peut-être l’aider à récupérer quelques points.
Anna attendit quelques minutes avant d’attraper un des bijoux et l’observa avec scepticisme. Elle le glissa finalement à son oreille droite.
- Ce qui veut dire que tu peux nous rejoindre ce soir et réussir brillamment ton développement de physiologie végétale demain matin, conclut une voix psalmodique dans son oreille.
La physiologie végétale était la seule matière où le corps étudiant, unanime, assumait pleinement le fait de tricher aux examens. Cette recherche constante de la technique ultime était l’activité la plus pratiquée à la Faculté. Rivalisant d’ingéniosité depuis des années, les élèves faisaient face à une enseignante aussi déconcertée qu’impressionnée par cette tradition.
Anna se tourna vers son complice, et lui adressa un sourire lumineux. Élerig était maître dans l’art de résoudre les problèmes avant même qu’ils ne se posent.
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La sonnerie résonna sur les hauts murs en pierre et Anna se faufila entre les vagues d’étudiants quittant l’amphithéâtre.
Tous se rendaient au même endroit.
Stratégiquement situé au centre du dédale de corridors reliant les deux-cent trente salles de cours et les cinq amphithéâtres de la Faculté, le grand hall était continuellement animé. Par un jeu de miroirs, les piliers s’élevaient interminablement et les murs reflétaient les élèves à l’infini.
Les associations d’élèves avaient érigés des stands apportant leurs lots de pâtisseries matinales, casse-croûtes et cocktails vitaminés. Ces derniers étaient de loin les plus populaires, particulièrement depuis la sortie du retentissant philtre Hippo+, permettant de stimuler la mémoire en période d’examens.
Le mois dernier, Anna avait été surprise d’y trouver des insectes à déguster, mais ce stand n’était pas près de revenir, et pour cause : l’étudiant avait été temporairement exclu. Sujet tabou n’échappant pas à la rumeur, il avait avoué avoir volontairement placé dans les casiers de chacun de ses professeurs une dizaine d’œufs de phasmes bâtons, qui avaient évidemment éclos ; les petits phasmes étant extrêmement rapides, il avait fallu des heures aux enseignants pour les capturer, et l’on entendait encore quelquefois des petits cris de surprise en passant devant la salle des professeurs.
Anna reconnut la longue chevelure rousse de Liz, adossée à un pilier. Elle aurait aimé la surprendre en lui tapotant l’épaule, mais Liz était la personne la moins tactile qu’elle connaisse : elle ne faisait jamais la bise, se tenait volontairement éloignée des foules et sursautait quand on avait le malheur de l’effleurer.
- Enfin ! S’exclama Liz en la voyant arriver. J’ai cru que ça n’en finirait jamais. Comment peut-il persister à nous assommer avec des discours incompréhensibles alors que, dans quelques mois, nous auront à coup sûr tout oublié ?
- Ha, justement, c’est cette capacité que la Faculté livre aux entreprises : réussir à travailler en sachant que ça ne sert à rien, soupira Anna.
- De braves petits moutons, déclara Liz.
Anna sourit en observant la queue pour le nouveau philtre, puis sa curiosité pris le dessus et elle vola une gorgée dans le verre de son amie. Le liquide pétilla dans sa bouche et elle n’identifia aucun ingrédient sans pour autant trouver la boisson écœurante.
- Cet été, je me tire, poursuivi Liz en récupérant son verre. Si l’île s’approche suffisament près d’une côte, je pars à la découverte du continent ! Allé, oses dire que ça ne te tente pas ! On ira de villes en villes, on laissera nos messages sur les murs qu’on croisera !
- Chut ! Protesta Anna par réflexe, en s’assurant que leurs amis étaient toujours aussi accaparés par le nouveau philtre.
- Avoues que l’idée est bien plus excitante qu’un jogging dans le parc, souffla Liz. Et le continent ne peut pas être plus risqué que Ponts-Sur-Mer avec ces gangs nocturnes.
Anna repensa à leur fuite effrénée sur les toits de la capitale, Liz la talonnant. Aux cris et aboiements quelques mètres plus bas. Aux tuiles glissantes qui l’avaient surprises et à sa chute violente cinq mètres plus bas. à la souffrance qui l’avait submergée.
Déconnectée de la réalité, Anna ne réagit pas tout de suite lorsque son amie lui parla.
- Ça va mieux, d’ailleurs ?
- Étonnamment, oui, admit la jeune fille.
Alors qu’elle pensait y rester, la douleur s’était évanouie en quelques minutes. Si l’accident restait flou, elle se rappelait nettement de l’étrange sensation qu’elle avait ressentie, lorsque la souffrance s’était diluée dans tout son corps avant de s’éteindre.
La sonnerie retentit. Anna salua Liz et le reste de ses amis qui quittaient la Faculté. Malgré les inventions d’élerig, son développement de physiologie végétale nécessitait un minimum de recherches. Elle mourrait d’envie de se balader dans la capitale à la recherche d’un nouvel escalier de verre mais les examens de fin d’année arrivaient à pleine vitesse. à contrecœur, elle entra au Stud, le café en face de la faculté. Elle devait tenir le cap qu’elle s’était fixée: trouver un emploi, gagner son indépendance et sa liberté.
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Anna sortit du café à la fermeture et s’engagea dans l’avenue. à l’antipode des couleurs bleutées formelles de la Faculté, se trouvait le centre ville: un enchevêtrement d’échoppes chatoyantes, s’envolant sur une trentaine de mètres, aux lumières scintillant dans un joyeux vacarme.
- Attention !
Anna fut projetée au sol.
Ton univers à l'air très riche et tu le développe assez bien, en tout cas ça donne envie de lire la suite !
J'aime beaucoup tes descriptions détaillées, c'est un point fort que j'avais déjà remarqué dans ta nouvelle du 29 février :)
Bonne continuation !
J'ai bien aimé ce chapitre où tu nous présentes ton héroïne ainsi que son univers futuriste, en posant dès le debut un mystérieux mauvais rêve... ça donne envie d'en savoir plus !
Tu as une jolie plume fluide, plusieurs phrases m'ont marquée ("Les sapins au port altier étaient si hauts qu’ils semblaient prêts à avaler le coin d’herbe en quelques mouvements de branches."), j'irai lire la suite avec plaisir !
Vite la suite ! C'est hyper bien écrit, bravo!