Mardi 2 juin 2033
Kiel gratta sa barbe en parcourant les gros titres qui défilaient à l’écran. « L’Above régale ses clients », « Filants et poussettes : une nouvelle collision », « Le collège central, toujours plus proche des entreprises »... Aucune information notable. Il abandonna son écran et s’extirpa de son sofa avec un grognement. Il venait de finir sa séance de sport hebdomadaire, éreintante, comme en témoignaient les flaques de transpiration qui s’étaient formées sur le carrelage noir.
Le jour déclinait déjà.
Il entra dans la salle de bain et croisa son reflet stoïque dans le miroir. Son regard pénétrant était encadré par des cheveux châtains bouclant dans son cou et une mâchoire marquée. Avec sa carrure imposante, voire intimidante, il n’avait jamais eu besoin de hausser la voix pour s’imposer où que ce soit, sauf avec son père dont l’ouïe dégénérait.
Kiel entra dans la douche. Il apprécia la brûlure de l’eau sur sa peau et soupira d’aise lorsque ses muscles se délassèrent lentement. Noyé dans la vapeur, immobile, il laissa l’abîme s’ouvrir en lui. Une silhouette prit forme dans les gouttes d’eau, l’enlaça, l’embrassa dans le cou. Une odeur de fruits de la passion, un rire cristallin.
La sonnerie de son téléphone le projeta brutalement dans le monde réel. Kiel eut tout juste le temps de couper l’eau. Encore un numéro inconnu. Il enfila son peignoir et la sonnerie retentit à nouveau. Il était neuf heures du soir, qui dont s’acharnait ainsi ?
- Oui ?
- Kiel Callagan ? Demanda une voix fluette.
- Lui-même.
- Vous êtes difficile à joindre.
- Je n’ai pas pour habitude de répondre aux numéros privés, et encore moins à cette heure, rétorqua Kiel.
- Le temps est compté et je dois rester discrète, lui répondit la femme. Je recherche actuellement quelqu’un avec votre profil pour un poste à Ponts-Sur-Mer.
Kiel fronça les sourcils. Il avait obtenu son diplôme depuis quatre ans, et c’était bien la première fois que quelqu’un le démarchait.
- Quel type de poste ? Demanda Kiel, surpris.
- Retrouvez-moi demain matin, à neuf heures, au jardin des mirages sur les berges du canal. Je vous présenterai le poste de vive voix.
La femme raccrocha.
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Mercredi 3 juin 2033
Lorsque Kiel arriva au jardin, le lendemain matin, il fut surpris de voir une petite femme en costard sortir d’une forêt de bambous et s’avancer vers lui.
- Vous venez de passer avec succès votre première épreuve, déclara-t-elle en guise de présentation.
- C’est une plaisanterie ?
- Non, je suis très sérieuse. Avez-vous déjà entendu parler de Maesa, Monsieur Callagan ?
- Pas le moins du monde.
La petite femme s’arrêta. Elle désigna d’une main le canal et les rives où les passants se baladaient tranquillement.
- C’est l’entreprise souterraine pour laquelle je travaille en ce moment. Maesa est un réseau, qui surveille l’île jour et nuit. Et ils recherchent actuellement un enquêteur.
- Je ne suis pas enquêteur, répondit Kiel.
- Je sais, le coupa la femme. Ingénieur en hydraulique. Ce doit être... Passionnant.
- C’est légal, en tout cas, répondit Kiel en guettant sa réaction.
La femme rit.
- Maesa n’est pas un nouveau gang ou un groupe de hors-la-loi : ils travaillent avec la brigade citoyenne, qui tolère leurs actions tant qu’ils restent... En-dehors de l’opinion publique. Quant à vous, vous êtes fait pour ce travail. Vous êtes curieux, attentif aux détails et obstiné. Mais je dois avouer que ce n’est pas ce qui m’a amené à vous dans un premier temps.
La femme s’arrêta pour ramasser une fleur rouge tombée au sol.
- Maesa surveille un certain type de personnes, afin d’éviter certains incidents. Comme celui de Maiwenn.
Kiel s’arrêta.
- Vous ne savez rien de ce qui est arrivé à Maiwenn, lâcha-t-il d’une voix froide.
- J’en sais bien plus ce qu’en ont dit les journaux.
Les ongles de Kiel rentraient dans la paume de ses mains et il sentit une goutte de sang perler.
- Vous n’êtes pas seul, M. Callagan, continua-t-elle en soutenant son regard. Vous pouvez, bien sûr, continuer votre vie comme si de rien n’était. Où alors, vous pouvez rencontrer Maesa.
Kiel resta silencieux.
- Je fais d’habitude passer plusieurs tests aux candidats, mais mon instinct ne me trompe jamais.
Elle glissa une petite carte dans la main de Kiel, et s’éloigna.
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La salle était sombre, mais l’absence de fenêtres avait l’avantage de rendre tout espionnage impossible. Si le premier entretien avait lieu ici, Kiel n’osait même pas imaginer le reste des locaux.
Il entra et s’assit sur la chaise que lui désigna l’homme à l’entrée. La table était froide, comme les yeux de l’homme qui lui faisait face. Celui-ci le jaugea, puis posa sur la table une petite pierre.
- Alors, M. Callagan, savez-vous ce que c’est ? Demanda-t-il.
Kiel observa la petite pierre rouge écarlate. Elle lui faisait penser au pendentif que Maiwenn portait toujours autour du cou.
- Non.
- Il s’agit d’un cristal altéré que nous appelons « pierre captive ». En effet, cette petite pierre a le pouvoir d’absorber l’énergie de certaines personnes. Sans limites. Regardez.
L’homme posa la pierre devant Kiel.
Sous la lumière blanche de la lampe, des volutes noires dansaient.
- Elle a été créée l’année dernière par le pôle recherche et développement, et c’est aujourd’hui notre meilleur atout. L’unique arme sélective.
Kiel ressentit une étrange attraction pour la petite pierre. Il la toucha du bout des doigts et fut surpris par sa chaleur.
- J’avoue être soulagé de ne pas vous voir tomber dans les vapes comme le dernier candidat, sourit l’homme, et Kiel lâcha aussitôt la pierre. N’ayez aucune crainte, pour vous comme pour moi, la pierre captive est sans risques. Nous vous conseillons d’ailleurs de la garder toujours sur vous.
- Comment ça ?
- Le poste est à vous, si vous le voulez. Je m’appelle J. et je suis enquêteur en chef au service des PAP - Preuves d’Activités Paranormales. Est-ce que cela vous surprend ?
- Non, répondit Kiel.
- Bien. Nous n’avons pas de temps à perdre en chocs émotionnels. Maiwenn était l’une des nôtres, vous a-t-elle parlé de son travail ?
- Non, mentit Kiel.
- Et pourtant, vous n’êtes pas surpris par notre existence ?
- Je le suis.
- Vous ne le semblez pas.
J. observa Kiel avec intérêt.
- Vous savez également cacher vos émotions, à ce que je vois. Un point fort pour ce poste.
- Quels sont les détails du poste ? Éluda Kiel.
- Nous vous proposons un contrat de trois mois renouvelable, avec une perspective de CDI et un salaire de 4 000 euros nets mensuels.
- Pour un travail d’enquêteur ?
- Exactement. Les trois premiers mois, votre travail sera de suivre et de collecter des informations sur nos cibles. Les horaires sont donc très fluctuants. Vous nous transmettrez toutes vos observations, et cela nous permettra de définir le protocole d’action. En somme, un travail d’enquêteur.
- Où se situe l’entreprise ?
- Pour le moment, vous n’aurez pas de bureau mais nous vous fournirons un ordinateur, un téléphone et une tablette sécurisée. Si besoin, nous mettrons également à votre disposition des véhicules, mais vous allez vite voir que nous évoluons principalement dans la capitale. Le reste de l’île est actuellement... Hors périmètre.
Kiel resta silencieux. Ce travail lui permettrait peut-être de découvrir ce qui était arrivé à Maiwenn.
J. posa sa sacoche sur la table et en sortit une liasse de billets et un contrat volumineux.
- Si je ne me trompe pas, vous êtes actuellement en congé, M. Callagan. Je vous propose d’intégrer cette semaine dans la période d’essai, moyennant rémunération, avec droit de retrait. Si, à la fin de la semaine prochaine, ce travail vous convient, vous restez : sinon, vous reprenez votre travail actuel comme si de rien n’était. Comme vous pouvez le voir, travailler pour une entreprise souterraine a ses avantages.
Kiel saisit le contrat.
- Bien entendu, il me faut votre réponse et la clause de confidentialité pour ce soir.
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Jeudi 4 juin 2033
Lorsque son réveil sonna, Kiel grogna. Il avait peu dormi, une montagne de questions en tête. Il se leva en même temps que le ronronnement de sa machine à café, dont l’odeur acheva de le ranimer. Le bruit de la pluie sur sa fenêtre lui indiqua que son premier jour de filature serait humide.
Documentation, Dissimulation, Discrétion. Les trois clés d’une filature réussie. Le dossier de Liz Allano était peu épais et les renseignements étaient vagues, car la surveillance venait d’être lancée : la mission était donc de collecter le maximum d’informations.
Kiel se doucha, bu son café d’une traite et enfila son imperméable. Il quitta son appartement au cœur de Ponts-Sur-Mer et déboucha dans l’avenue principale, face au canal qui traversait l’île vagabonde d’Est en Ouest, dans son cocon de parcs et jardins. Cette scission avait poussé les architectes à se lancer des défis dans la conception de ponts toujours plus originaux. L’un d’eux, entièrement fait de verre, donnait franchement les jetons.
Le jeune homme descendit l’avenue embrumée. Il rejoignit la faculté en dix minutes et se fondit dans un groupe d’étudiants postés à l’entrée. En les observant, il revint quatre ans en arrière et se remémora les cours, soirées et longues nuits de révision qui rythmaient alors son quotidien.
Liz arriva dix minutes plus tard. Il la reconnut grâce à sa chevelure rousse flamboyante et l’observa attentivement. Un camarade la vit arriver et lui attrapa l’épaule, provoquant un mouvement de recul surprenant. Face au visage déconfit du jeune garçon, Liz s’excusa en gardant toutefois ses distances. Kiel nota mentalement l’incident : mieux valait être trop précis que pas assez, et il n’avait pas encore cerné le niveau de détail exigé par son poste.
Une fois que Liz eut disparu, il décida d’aller se poser au sec dans le café face à la faculté. Le Stud, repère d’étudiants attelés aux révisions et travaux en tous genres, portait bien son nom. Malgré l’heure matinale, les tables et fauteuils étaient déjà remplis et il n’eut aucun mal à se fondre dans la masse.
- Vous désirez ?
Une serveuse avait enfin fait son apparition, un sourire avenant et une tablette à la main.
- Un petit déjeuner anglais, s’il vous plaît. Et un double expresso. Cette thèse est un supplice.
- Ne vous en faites pas, vous n’êtes pas le seul, rit la serveuse en désignant les autres jeunes concentrés sur leur ordinateur.
Kiel englouti le bacon, les œufs et les haricots en un instant. Puis, son faux ordinateur sous le nez, il entra dans son rôle d’étudiant en charrette, tout en guettant la faculté.
Quatre heures plus tard, Liz sortit de la faculté. Kiel faillit ne pas la reconnaître avec sa capuche, mais sa chevelure flamboyante la trahit. Il attendit quelques secondes avant de poser sa nouvelle carte bancaire d’entreprise sur la borne intégrée à la table, ramassa ses affaires et quitta le café sous les trombes d’eau. Dissimulation. Il se fondit à un groupe et entama sa filature à proprement parler.
Liz se dirigeait vers le canal pour rejoindre les quais. Là-bas, de nombreux food trucks proposaient des en-cas et un abri en cas de mauvais temps comme aujourd’hui. La jeune fille s’arrêta au même camion qu’hier et choisit un fauteuil d’extérieur face à l’eau qui crépitait sous la pluie. Kiel s’installa non loin de là et commanda une galette arménienne à base de patates douces. Il y avait toujours du monde sur les quais, quel que soit le temps, car la température de la capitale descendait rarement sous les 18°.
Malgré la grisaille, le soleil perçait le ciel par endroits et l’eau du canal scintillait en retour. Sur l’autre rive, quelques courageux s’étaient installés dans l’herbe à l’abri des arbres. Kiel fronça les sourcils. Derrière les voix des passants, une mélodie lointaine arrivait au fil de l’eau : c’était le pont des oubliées, quelques mètres plus loin, où le vent recréait des mélodies du passé. Le son était presque imperceptible, masqué par la pluie, mais Liz fixait également le canal avec mélancolie.
Une heure plus tard, Liz se leva, jeta les restes de son repas et prit le chemin de la faculté. La pluie s’était enfin arrêtée et son parapluie, accroché à son sac à dos, se balançait au rythme de ses pas. Kiel avait fini sa galette depuis longtemps, et il avait hâte de se poser au café pour commander un vrai repas. C’est alors que l’incident se produit.
Liz, le nez dans son bouquin, trébucha sur un joggeur accroupi affairé sur son lacet.
- Par les vents, je suis désolée ! S’excusa Liz, alors que c’était elle qui venait de s’étaler sur le chemin.
Le joggeur éclata de rire.
- Aucun souci, je me suis également fait hypnotiser par ce satané bouquin ! Plaisanta-t-il en ramassant avec politesse le roman qui avait glissé plus loin.
Il tendit son autre main à Liz pour l’aider à se relever, mais la jeune fille eue un tel mouvement de recul que son sourire disparut.
- Je ne voulais pas vous faire peur, s’excusa-t-il.
- Je peux me débrouiller toute seule, répondit-elle.
Sur un sourire gêné, l’homme s’éloigna.
Liz se débarrassa des graviers sur son pantalon, soupira et regarda autour d’elle.
Le manque d’anticipation de Kiel lui explosa au visage. Il aurait dû se douter qu’après cette scène peu glorieuse, la jeune fille allait regarder autour d’elle pour vérifier qu’elle n’était pas la risée des passants. Il se trouvait au milieu du chemin de halage, sans aucun moyen de disparaître.
Un chapitre très énigmatique que tu nous propose là !
J'ai l'impression que tu t'es inspirée de Men in black pour le PAP, avec le fameux J :)
J'ai peut-être loupé quelque chose, mais ton personnage principal s'appelle Kiel et un certain Peter fait irruption au début, puis dans le reste du texte.
Haaa tu me donnes envie de revoir Men in black justement, je crois que je l'ai vu étant enfant, et ça m'intrigue ! ^^
Oups, c'est bien moi qui ai loupé la relecture, j'ai finalement changé le nom du personnage (de Peter à Kiel) mais je vois que Peter s'accroche ;D
Merci et bonne journée ! :)