En cette nuit plus obscure qu’aucune des autres nuits qu’ait vécu de monde, dans cette forêt aux arbres calcinés dont les griffes semblaient empêcher quiconque de s’échapper, trois silhouettes se battaient actuellement pour survivre. Leurs corps transperçaient les buissons tentant de couper leur peau. Leurs jambes survolaient la mer de racines humides et pourries cherchant à les engloutir. Leurs souffles haletants se faisaient entendre jusqu’aux cimes des feuilles de ces géants, effaçant toute notion de silence existant dans la pénombre.
Piégée par une racine des plus rebelles, une des trois silhouettes glissa. Dans sa chute, sa robe se déchira, emportant avec elle sa capuche. Se révélèrent alors les traits d’une femme dont les cheveux noirs venaient s’échouer sur ses épaules fluettes. Une autre silhouette, la devançant, vêtue exactement de la même robe, se retourna instantanément, et cria d’une voix grave :
–Halaneï !
–T’occupe pas de moi Kûma ! répondit la femme en se relevant. Fonce !
Kûma reprit sa course. Dans ses bras, emmitouflé dans une couverture, logeait un petit être dont le sommeil ne se voyait nullement dérangé par toute cette agitation. Très vite, la femme les rejoignit.
–On devrait bientôt y arriver.
Devant eux, la troisième silhouette ouvrait la voie. À travers la multitude d’arbres, il était difficile de la distinguer, mais la légère lueur émanant de son corps brillait tel un soleil dans les ténèbres, et permettait aux deux retardataires de poursuivre leur effort sans crainte d’être semés.
La forêt cessa soudainement d’exister, laissant place à une plaine. Devant ces nouvelles ténèbres, le groupe s’autorisa une courte pause. L’obscurité empêchait de distinguer quelconque forme, mais tous les trois savaient que devant eux se présentait un endroit absent de toute vie.
–Les confins du monde, lâcha Halaneï.
Sans dire un mot de plus, les trois silhouettes poursuivirent leur course. L’absence d’obstacle ne rendait pas pour autant la traversée plus facile, car le noir complet dans lequel les silhouettes étaient plongées empêchaient d’en deviner les limites. À tout moment, l’une d’elle pouvait faire un pas de trop et chuter dans les dévorantes abysses de ce monde. Sur cette péninsule, seule l’aura solaire de la troisième silhouette pourfendant les ténèbres était susceptible de les guider.
Aucun d’eux n’aurait su dire depuis quand ils avaient quitté la forêt. Aucun d’eux n’aurait su dire s’ils s’approchaient dangereusement de la fin de leur périple. Ici, le temps et l’espace n’avaient plus aucun pouvoir. Le vent se leva et de violentes rafales aussi coupantes que les griffes des arbres vinrent frapper les trois survivants. Kûma n’eut pas d’autre choix que de s’enrouler sur lui-même pour protéger l’être dormant dans ses bras. Le groupe trouva la force de maintenir son rythme, ce qui ne sembla pas plaire à la tempête, qui intensifia ses attaques. La puissance fut telle que le groupe n’eut pas le choix de poser genou au sol et de se retourner.
Face à eux, la forêt venait de refaire son apparition, comme si elle les avait suivi jusque ici, comme s’ils venaient de la quitter. Les arbres géants calcinés s’élançaient vers le ciel pour ne jamais s’arrêter, créant une vision de cauchemar dans l’esprit de la femme et de l’homme. Ce dernier retira sa capuche et dégagea de son visage ses longs cheveux noirs pour mieux y voir.
–Co... comment est-ce possible ? balbutia-t-il.
Au loin dans la forêt, on pouvait observer une lueur bien plus intense que celle qui émanait de la troisième silhouette. Elle se rapprochait et ne faisait que grandir, effaçant au fur et à mesure le rideau d’obscurité qui jusque là était roi. De cette lumière si hypnotisante jaillit un rugissement des plus atroces, un cri si strident qu’il en écorcha les tympans de nos trois fuyards.
–Courez ! cria la troisième silhouette.
Le groupe s’enfuit à toute allure vers la plaine inconnue. L’être vivant caché dans la couverture Kûma se mit alors à bouger. Son protecteur réagit aussitôt en le berçant de ses bras rassurants. –Tout va bien mon enfant... tout va bien... rendors toi.
L’enfant ne se fit pas prier et retourna au pays des songes, si tant est qu’il puisse rêver.
Éclairée par la lumière grandissante de la chose les poursuivant, une forme se dessina au loin. Adossée à une falaise, un bâtiment semblait en pousser, comme s’il en était un bras fait de pierres et de bois. L’obscurité empêchait de discerner quoique que ce soit de plus mais une tour paraissait longer l’immense mur de roche pour venir effleurer son sommet.
–Si mes souvenirs sont bons, c’est la bonne chapelle, s’exprima la troisième silhouette sans réduire son effort. Kûma j’aurais besoin de ton aide.
Le vent continuait de souffler, mais ne ralentissait pas la progression du groupe, l’adrénaline les rendant plus forts que jamais. Parvenus devant la bâtisse, Kûma déposa l’enfant dans les bras de Halaneï, et se lança à l’assaut de l’entrée avec la troisième silhouette. Tous les deux joignirent leurs forces pour ouvrir les deux lourds pans de la large porte en fer. Dans un long grincement, la porte coulissa. Halaneï se glissa à l’intérieur du bâtiment, suivie par les deux autres, qui utilisèrent leurs dernières forces pour s’enfermer dans la chapelle.
–Ça ne l’arrêtera pas, commenta Kûma.
–Ça le ralentira, répondit la troisième silhouette, toujours dissimulée par sa capuche.
Kûma récupéra l’enfant et ensemble, ils reprirent leur course effrénée. À l’intérieur, la faible lueur émanant de la troisième silhouette se reflétait sur les murs et piliers de la chapelle, révélant alors un grand hall habillé de bancs en bois. Au passage du groupe, la poussière se voyait soulever par leurs mouvements et tournoyaient dans tous les sens, accompagnant leur fuite dans une danse festive. Au delà de ce tapis de cendres virevoltant en ce lieu abandonné depuis des temps oubliés, seuls les bruits de pas témoignaient de l’existence d’une forme de vie.
Le trio passa devant l’autel de la chapelle pour s’engager dans un couloir. Au bout de celui- ci, un escalier montait en colimaçon dans la fameuse tour visible de l’extérieur. Au moment de s’y engager, le bruit d’une explosion résonna dans toute la chapelle. Loin derrière, la solide porte de fer venait de voler en éclat.
–Elle est entrée, commenta une nouvelle fois Kûma.
–Merci Kûma, répondit la troisième silhouette. Pensez à nous tenir au courant la prochaine fois que cette créature bouge le petit doigt.
L’escalier semblait ne jamais s’arrêter de grimper, les marches s’enchaînaient virages après virages dans une monotonie sans fin. En bas, les lourds pas de la créature résonnaient à travers tout la bâtisse. Sa lumière se faisait de plus en plus forte, et envahissait le lieu, avalant toute obscurité subsistante. À cette vue venaient s’ajouter les sons et vibrations d’un objet en acier frottant sans cesse sur la pierre froide, faisant de ce cauchemar ambulant une menace plus que jamais réelle. Une menace apportant doucement mais inévitablement la souffrance et la mort.
–Nous n’y parviendrons pas, lâcha Halaneï d’une voix à peine perceptible.
Fermant la marche, Kûma voyait devant lui Halaneï à bout de souffle, et chaque marche lui semblait être un immense calvaire. Des trois, elle était celle qui montrait le plus de signes de fatigue. Quelques temps auparavant, elle accouchait de leur enfant, et aux vues des conditions dans lesquelles elle avait réussi ce miracle, sa condition physique s’en voyait amoindrie. Alors, Kûma libéra un bras se mit à la pousser du mieux qu’il put. Quelques mètres devant, la troisième silhouette soutenait toujours son intense cadence. Elle retira à son tour sa capuche et se retourna : –Allez encore un effort ! Il faut y croire !
Son cri se fit entendre jusqu’en en bas des escaliers. Plus épuisé qu’il ne le pensait, Kûma reprit sa respiration avant de s’exprimer :
–Dame Frelsi... même si nous passons la porte et atteignons le sommet de la falaise... nous ne pourrons vous suivre.
–Nous verrons ça là-haut, conclue Dame Frelsi avant de reprendre son ascension.
Alors que les bruits derrière eux semblaient se rapprocher, tous les trois parvinrent au sommet de la tour. Mais ici, pas de fenêtre ou de vue dégagée, juste une petite pièce circulaire dotée d’une porte. Si jadis meubles et tableaux avaient pu servir de décoration, ils étaient depuis devenu poussière. La seule porte de la pièce donnait sur un tunnel creusé dans la roche elle-même. Halaneï, Kûma et Frelsi le savaient : c’était la dernière ligne droite avant d’atteindre le sommet de la falaise, la dernière ligne droite avant de s’échapper de cet endroit.
Sans plus attendre, Frelsi passa la porte et commença à s’engouffrer dans le passage. Mais elle se rendit compte qu’elle n’était pas suivie.
– Qu’est-ce que vous faites ? Dépêchez-vous !
Malgré la situation, Halaneï et Kûma, dont les visages étaient éclairés par l’aura de Frelsi, arboraient une mine sereine.
–Nous n’allons pas vous suivre, lâcha Halaneï d’une voix calme.
Surprise, Frelsi revint sur ses pas, révélant alors les traits impassibles de ses deux compagnons. Elle ne s’en rendait pas compte, mais elle aussi était maintenant à bout de souffle.
–Vous êtes sérieux ? Nous y sommes pres...
–Dame Frelsi... la coupa Halaneï. Vous savez tout aussi bien que nous que nous ne pouvons vous accompagner.
Frelsi le savait. Demeuraient encore en elle bien des espérances mais hélas, elle devait se rendre à l’évidence qu’elle ne pouvait emmener avec elle deux adultes. Halaneï poursuivit :
–Mais vous pouvez emmener notre enfant.
Kûma tendit ses bras dans lesquels tenait le bébé, toujours dormant à poings fermés, dont seule la petite tête ronde dépassait de la chaude couverture. Frelsi recula d’un pas :
–Non... je... je ne peux pas.
–Si ! Vous le pouvez. Il n’y a rien pour lui ici, sinon la désolation et le vide sans fin de nos existences.
Halaneï s’avança et ses deux mains saisirent celles de son amie. Frelsi sentit que malgré leur douceur, il ne s’en dégageait qu’une timide tiédeur.
–Il n’y a rien pour lui à l’extérieur aussi, rétorqua Frelsi. Vous ne vous rendez pas compte, mais un enfant comme lui, qui vient de ce monde, n’a pas sa place dans le mien. Vu sa condition, il sera à jamais faible. Il demeurera un paria, un rejeté. Je ne peux que lui offrir une vie où il ne rêverait que de mourir.
Halaneï s’avança encore. Derrière elle, la créature poussa un terrible rugissement, faisant vibrer les murs de la tour. Le frottement de l’objet en métal sur la roche s’intensifiait et l’escalier s’éclaircissaient au fur et à mesure qu’elle montait les marches. Si Frelsi s’en inquiéta d’un regard furtif au dessus de l’épaule de son amie, Halaneï continua de fixer son amie.
–Peut-être que vous avez raison, lança Halaneï. Mais il se peut que vous ayez tort. Sa condition de naissance ne définit en rien son destin. Et je ne crois pas que vous ne déteniez pas la capacité de lire dans l’avenir.
Frelsi sentit la poigne de Halaneï se refermer sur elle. En croisant son regard, elle vit le visage d’une mère plus déterminée que jamais.
–Ma Dame, s’il y avait une chance, même la plus infime, que cet enfant puisse emprunter le chemin qu’il souhaite, qui serions-nous pour l’en empêcher ? Et si ce chemin existait, ne voudrions-nous pas être la personne qui lui en montre la direction ?
Bien des émotions traversaient Frelsi comme la peur de mourir, le doute quant à ses décisions, l’envie de quitter ces lieux, mais contre toute attente, les mots de Halaneï venait étrangement de l’apaiser. C’était là la force de cette femme : sa capacité à changer le monde par les mots. Frelsi se détendit et fixa son amie.
–Vous avez profondément mûri, Halaneï.
–C’est grâce à vous.
Frelsi ne sut pas vraiment si c’était par conviction, par amitié ou seulement par pitié, mais elle prit dans ses bras le bébé. Frelsi se débrouilla comme elle put pour maintenir convenablement le nouveau-né mais, toujours à l’abri dans sa couverture, son sommeil demeurait imperturbable, comme si même la fin des temps ne pouvait l’en réveiller. Halaneï et Kûma ne purent s’empêcher de sourire en voyant Frelsi si peu à l’aise.
–Allez-y, nous allons retenir la créature comme on peut, lança Kûma.
Halaneï et Kûma n’attendirent aucune réponse et refermèrent la porte. Avant que la dernière lueur ne disparaisse dans le tunnel, ils entendirent la voix de Frelsi.
–Attendez ! Quel est son nom ?
Les deux parents se regardèrent comme s’ils avaient l’éternité devant eux, puis répondirent d’une même voix :
–Slim.
–Et son nom de famille ?
–Nous n’en avons pas. Donnez-lui le vôtre.
Puis, ils fermèrent la porte et la verrouillèrent. Et en cette nuit plus obscure qu’aucune des autres nuits qu’ait vécu de monde, Frelsi disparut, tenant dans ses bras un petit être qui n’aurait pas du survivre, un petit être qui n’avait aucun destin, un petit être qui répondrait au nom de Slim Pickens.
On est vraiment plongé directement dans l'univers. J'ai hâte de le voir se développer et découvrir tous ses personnages. On voit que tu as mis de l'effort dans l'histoire et le texte.
La fin ouverte du récit laisse place à l'imagination et on se demande ce qui attend Slim Pickens et s'il parviendra à trouver sa place dans ce monde étrange.
Bienvenue sur Plume d'Argent !
Un prologue très réussi, on plonge directement dans l'univers avec ses horreurs aux côtés de personnages en danger. Le futur protagoniste est encore bébé, ses parents le confient à quelqu'un d'autre car ils ne peuvent plus le protéger. C'est très classique comme trame mais je trouve que tu l'as bien exploité et que ça fait son effet. D'ailleurs la chute fonctionne bien, on comprend où tu nous emmènes.
Sinon, ton résumé m'a bien plu et je dois dire que j'aime beaucoup le titre de ton histoire. Je suis curieux de voir comment tu vas développer l'enfant du vide (=
Mes remarques :
"s’échouer sur ses fluettes épaules." je trouve plus naturel de mettre fluettes après le nom
"Kûma reprit sa course à travers la sombre forêt." -> entre les troncs ? (pour ne pas répéter qu'ils sont dans une forêt tout en aidant à décrire la scène)
"Tous les deux joignirent leur force" -> leurs forces
"Dans un long grincement, la porte se laissa faire" s'il y a un long grincement, c'est que la porte ne s'est pas laissée tant faire que ça ^^ coulissa ?
Un plaisir,
A bientôt !
Je ne sais pas trop quoi ajouter de plus haha à part le fait que je compte ajouter la suite prochainement et commencer à lire ton roman "La Guerre des Larmes".
Voilà bonne journée :)
Je ne sais pas trop quoi ajouter de plus haha à part le fait que je compte ajouter la suite prochainement et commencer à lire ton roman "La Guerre des Larmes".
Voilà bonne journée :)