Presque 16 ans plus tard.
Lors des temps de récréation, Slim Pickens aimait s’asseoir dans un coin de la cour de l’école. De cette manière, il savait que ses arrières étaient protégés, et il pouvait facilement observer les autres élèves jouer entre eux. Il était seul, mais cela ne le dérangeait pas. Ou plutôt, cela ne le dérangeait plus. Au contraire, sa solitude décuplait son sens de l’observation, lui permettant ainsi de recevoir et retenir toutes les informations nécessaires. Nécessaires à quoi ? Il ne le savait pas, mais il appréciait le faire, cela lui offrait un contrôle sur la situation et le rassurait.
Mais ce jour-là, l’heure n'était pas à l’observation, l’heure était à l’entraînement. Assis en tailleur, cette fois-ci face au mur, Slim avait ses yeux rivés sur une cuillère, qu’il tenait fermement en main. Sa forme, sa couleur, son manche droit et fin, son extrémité arrondie, rien n’échappait à son regard, tel un aigle se focalisant depuis le ciel sur sa proie. Il était si concentré sur l’objet que tout autour n’était qu’un flou permanent.
Dans la cour, les autres élèves s’amusaient. Ils étaient bruyants et courraient dans tous les sens. Ils l’ignoraient et ça tombait bien, car Slim faisait de même. Il ignorait aussi sa tunique qui le grattait, à force de rester sur le sol terreux dans cette posture peu agréable. Sa ceinture le serrait, mais il faisait fi de cet aspect. Une pierre était venue se loger entre son pied et sa sandale, provoquant une gêne nullement prise en compte par le garçon.
Slim cherchait à faire le vide dans son esprit. Il savait que la méditation était une manière de parvenir à éveiller son Solaris. Il l’avait appris en cours et l’avait même observé en pratique, c’était donc un moyen efficace. « Allez Slim ne pense à rien…oublie tout ce qui t’entoure… et libère ton Solaris ». Il prit une lente et profonde respiration. Mais il n’y parvint pas. Tant pis pour la méditation alors, il allait faire sans. Il pensa très fort : « Tords toi… Allez, tords toi ». Il plissa les yeux. Il fronça les sourcils. Aucune de ces techniques ne fonctionna. Pas le moindre signe de déformation ne daignait apparaître. Le garçon avait beau se concentrer et visualiser le résultat, il ne sentait pas son Solaris se propager dans la cuillère. « Allez tords toi… rien qu’un petit peu… les autres y arrivent, je peux le faire ». Sa mâchoire se serra. Sa tête se mit à trembler. Il était tellement concentré qu’il s’arrêta de respirer pendant plusieurs secondes. Mais rien ne se produisit, et le manque d’air se fit sentir.
Slim stoppa son effort pour reprendre sa respiration. Il vérifia de plus près l’état de la cuillère : elle n’avait pas bougé d’un pouce. Pas une once de pliure, elle était la même qu’au début de la séance. La récréation touchait à sa fin, Slim n’avait plus le temps pour un nouvel essai et encore moins d’énergie. Une nouvelle fois sa session d’entraînement ne montrait aucun résultat probant, le laissant ainsi avec sa fidèle compagnon, la déception.
Slim n’eut pas le temps de se relever qu’il reçut un projectile sur le dos du crâne. Il poussa un cri de douleur. En se retournant, il découvrit que lui faisaient face une demi-douzaine d’élèves. C’était Nicol Djerov, et sa bande de suiveurs. Qui cela pouvait-il être d’autre de toute manière ?
–Regardez qui se cache tout seul dans un coin de l’école. Ne serait-pas ce minable de Slim Pickens ? commença Nicol, d’un ton nettement provocateur.
–Je ne me cache pas, je m’entraîne, répondit Slim en vérifiant de sa main les dégâts causés par le caillou.
–Tu essaies encore de tordre cette cuillère ? J’y arrivais quand j’avais dix ans.
Le reste de la bande se mit à rire. Pourtant, Slim ne trouvait pas ça particulièrement drôle. Plus il observait Nicol rire, plus il se disait qu’il était moche. Sa grosse tête ronde contrebalançait avec sa silhouette toute fine. C’est comme si son cerveau absorbait tous les muscles du reste de son corps, sans pour autant le rendre plus intelligent. Comment un garçon aussi peu malin pouvait-il être le chef d’une bande ?
Slim laissa de côté sa réflexion, ramassa discrètement la pierre, ainsi qu’une autre, et se releva.
–Oui oui je sais, tout le monde ici sait que tu as éveillé ton Solaris très tôt, répondit Slim. Tu as peur qu’on l’oublie ou tu continues de le répéter car c’est la seule chose que tu as su faire de bien ces cinq dernières années ?
–Fais gaffe à ce que tu dis minable, tu n’es que toléré ici, souleva Nicol d’un ton menaçant. Tu es un Enfant du Vide, je peux te briser quand je veux.
Slim sentit la colère monter en lui. Depuis toujours, on l’avait surnommé de bien des manières, mais cette insulte était la seule qui le faisait sortir de ses gonds.
–Je ne suis pas un Enfant du Vide ! Je dois juste trouver mon élément déclencheur. Une fois que j’aurais éveillé ma première étincelle, je t’écraserai très facilement.
–De toute façon, quand tu verras la Bienveillante, elle me donnera raison.
S’il y avait bien une personne dans ce village que Slim n’avait pas la moindre hâte de rencontrer, c’était la Bienveillante. Le garçon essaya de ne pas y penser et reprit le contrôle de ses émotions. Nicol n’était certes pas très malin, mais demeurait un des plus doués du village en ce qui concernait la manipulation du Solaris.
–Tu sais Nicol, enchaîna Slim. Si c’est pour obtenir le même pouvoir que toi, et finir ma vie à labourer la terre et faire pousser des carottes, je préfère largement n’avoir aucun Solaris.
Touché. L’égo surdimensionné de Nicol ne s’en relèverait pas. Quelques uns de ses acolytes lâchèrent un rire discret, ce qui n’échappa pas au garçon. Ce dernier n’eut pas le temps de se réjouir de sa petite victoire que Nicol rétorqua :
–Tu oublies que manipuler la terre, c’est aussi ça !
Les mains de Nicol s’illuminèrent. Il les posa sur le sol. L’instant d’après, jaillit sous les pieds de Slim un amas de terre et de roche. C’était comme si le sol venait d’exploser. L’attaque fit trébucher Slim. À peine sonné, le garçon se releva aussitôt pour se remettre en garde. Des attaques comme celles-ci, il en avait subi des bien pires. Slim répliqua et lança le caillou de toutes ses forces dans la direction de Nicol, mais d’un geste du bras, il le dévia sans même le toucher. La pierre alla se perdre dans un des arbres de la cour. Nicol n’eut pas le temps de réagir qu’un second projectile le heurta en plein au milieu du nez. Un sourire mesquin se dessina sur le visage de Slim.
–Eh bien alors Nicol, tu ne t’es pas dit que j’avais ramassé deux pierres au lieu d’une ? Si c’est tout ce que tu sais faire avec tes pouvoirs, autant que tu restes dans les champs avec ton père.
À ce moment là, Slim distingua sur le visage ensanglanté de Nicol un colère noire. Ses traits s’étaient resserrés et une énorme veine lui traversait le front. Sa tête formait un gros ballon pouvant éclater à tout moment.
–Tu vas voir ce qu’est un vrai utilisateur de Solaris.
Nicol écarta les bras. Tout autour de lui de multiples pierres se mirent à léviter. Elles étaient entourées d’une aura dorée, signe que Nicol puisait dans ses réserves de Solaris pour les manipuler. Il s’adressa directement à Slim :
–Ce n’est que justice si je réponds avec la même arme que la tienne. Voyons si tu peux éviter mon attaque « balles de fusil ».
Nicol tendit les bras et dans un sifflement assourdissant, les nombreux projectiles filèrent droit vers sur leur cible. Slim croisa ses bras devant son visage afin de se protéger. C’était la position qu’il jugeait la plus adéquat pour s’en sortir le mieux possible. Il subit l’attaque de plein fouet, et les projectiles lui écorchèrent les bras. C’était comme si elle lui passaient à travers. Ne pouvant plus supporter la douleur, Slim s’effondra sur le sol et se mit en boule.
Une fois la tempête terminée, il entendit Nicol s’approcher de lui. Slim se prépara à un passage à tabac mais au même moment, la cloche de l’école retentit. La récréation était terminée.
–On dirait qu’encore une fois tu es sauvé par le gong, enchaîna Nicol, toujours le visage sévère. J’espère que ça te servira de leçon, sale nul. Allez venez les gars, on se tire. À demain… Enfant du Vide.
Slim prit son temps pour se relever. Personne ne vint l’aider, car Slim n’avait aucun ami pour lui tendre la main. Il essuya la poussière sur sa tunique qui revêtait maintenant davantage la couleur de la terre que celle habituelle du ciel. Il en profita aussi pour vérifier ses blessures. Sa peau était coupée à différents endroits sur les jambes et les épaules, et il était certain qu’il aurait des bleus le lendemain sur les bras. Seul son visage demeurait indemne. Il recoiffa comme il put ses cheveux noirs tout ébouriffés lui tombant sur le front et, dans un silence de cathédrale, rejoignit sa classe.