De Rebecca, fille de Béthuel
Beer-Shéba, pays de Guérar
À Laban, fils de Béthuel
Paddan-Aram, banlieue d’Ur
Cher frère, comment vas-tu ?
De mon côté, la situation est quelque peu difficile. Isaac, mon époux, vieillit ; il est alité en permanence et ne voit presque plus. Je dois m’occuper de lui, et bien sûr, je ne peux pas compter sur mes belles-filles : les deux Hittites qu’a épousées Esaü ne sont pas fichues de lever le petit doigt pour m’aider.
Mais laissons cela, car je ne t’écris pas pour me plaindre d’Esaü. Je voudrais plutôt te parler de son frère. Jacob est un homme droit et travailleur. En ce qui concerne son intelligence, je ne peux que te dire qu’il a réussi à obtenir le droit d’aînesse et la bénédiction d’Isaac. Esaü est pourtant le premier-né et le préféré d’Isaac ; c’est par la ruse, et non par le fruit du hasard, que Jacob a gagné sa place.
D’autre part, Jacob est en âge de se marier, et je ne veux pas qu’il épouse des Hittites comme son frère. Non, il doit se marier à une femme convenable, honnête et respectueuse de ses aînés : en un mot, une Sémite.
Tu as toi-même, si mes souvenirs sont bons, deux filles vierges en âge d’être mariées. Accepterais-tu que Jacob se rende à Ur ? Cela lui permettrait, non seulement de trouver une épouse digne de ce nom parmi les tiens, mais aussi de fuir la haine que lui témoignent son père et son frère depuis son tour pour s’emparer de l’héritage d’Esaü.
Quant à toi, tu n’auras pas à te plaindre de Jacob. Il sait s’y prendre avec les troupeaux, et c’est aussi un bon combattant qui n’aura aucun mal à éloigner les bandits ou les bêtes sauvages. En ce qui concerne tes filles, je puis t’assurer qu’elles n’auront rien à redire car il est bien fait et beau de figure. Enfin, peut-être trouveras-tu mon jugement biaisé par ma faiblesse de femme et par l’affection que je porte à mon fils ?
Dans l’attente d’une réponse de ta part,
Bien à toi,
Rebecca
* * *
De Laban, fils de Béthuel
Paddan-Aram, banlieue d’Ur
À Rebecca, fille de Béthuel
Beer-Shéba, pays de Guérar
Chère sœur,
Quelle joie d’avoir de tes nouvelles ! Et quel bonheur de voir la confiance que tu me portes en me confiant ton fils !
Jacob est évidemment le bienvenu chez nous. Je ne doute pas un instant de ton jugement, toujours clair et droit, ni de ses qualités qu’il a certainement héritées de toi. J’ai de nombreux moutons, mes fils ne parviennent pas à les garder tous, et je rechigne à laisser une si grande partie de mon bien aux mains de serviteurs ou d’étrangers. L’aide d’un homme de mon sang me sera précieuse.
Quant à mes filles, j’en ai deux : l’aînée s’appelle Léa et la seconde, Rachel. Tu as vu juste, elles sont toujours vierges ; non pas faute de prétendants, car elles sont belles toutes les deux, mais parce que je ne fais pas confiance au premier venu. Je préfère de loin les marier à ton fils plutôt qu’à un autre. De leur côté, je suis certain qu’elles apprécieront à leur juste valeur les qualités de Jacob.
Qu’il se mette donc en route au plus vite, car la route est longue jusqu’à Ur !
De ton côté, je prie le dieu de nos pères que tu retrouves une meilleure compagnie que ces belles-filles qui te déçoivent.
Bien à toi,
Laban
* * *
Rachel dansait de joie sur le chemin du pâturage. Fiancée ! Elle était fiancée !
Pourtant, à peine une semaine plus tôt, la jeune femme désespérait. Toutes ses amies étaient déjà mariées, mais parmi les hommes du voisinage, aucun ne trouvait grâce aux yeux de son père. Laban était exigeant, et il n’aurait jamais voulu donner la main de ses filles à n’importe qui. Et là, alors qu’elle allait au puits, un étranger tout-à-fait charmant l’avait aidée à abreuver ses moutons. Il s’était montré serviable, lui avait fait moult compliments, et lui avait même donné un baiser. Son premier baiser !
La suite de l’histoire s’était déroulée comme dans un rêve. Non seulement cet homme était bel et agréable sous tous les abords, mais en plus, il était de son sang. Il s’appelait Jacob, c’était le fils de Rebecca, la sœur de son père. Laban, qui tenait Rebecca en haute estime, avait accueilli Jacob chez lui et lui avait confié sans hésiter l’un de ses troupeaux ; Jacob n’avait pas déçu Laban, et Rachel aurait juré que le lait des brebis était devenu plus riche et plus sucré depuis que c’était Jacob qui s’en chargeait.
Et maintenant, Jacob avait demandé sa main à son père !
Sa main à elle, Rachel !
Et il avait accepté ! « Je préfère la donner à toi qu’à n’importe quel autre », avait-il dit. Il avait accepté !
Un seul point venait assombrir sa joie. Pour payer sa dot, Jacob devrait travailler sept ans pour le compte de Laban. Sept ans, donc, avant que le mariage ne puisse avoir lieu. Enfin, qu’étaient sept ans quand, avec la grâce de Dieu, ils pourraient ensuite passer une centaine d’années l’un au côté de l’autre ?
* * *
Mot laissé à l’entrée de la tente de Rachel :
Chère Rachel
Toi qui es si belle
Depuis que je t’ai rencontrée
À toi je ne cesse de penser
Voudrais-tu que ce soir
Après avoir rentré les moutons
Ensemble nous allions
Faire une petite promenade dans le noir
Rien que nous deux
Sous les étoiles des cieux
Et de la lune, le blanc globe ?
Ton bien-aimé Jacob
Réponse de Rachel : Avec plaisir, mais s’il te plaît cesse d’écrire de la poésie, ça ne te réussit guère
* * *
Léa laissa tomber ses aiguilles et sa pelote de laine sur ses genoux. Elle était déprimée. Oh, elle n’en voulait pas à Rachel d’avoir trouvé l’amour. Mais elle ? Elle était l’aînée, et à Ur, il était coutume de marier les aînées avant leurs cadettes.
Seulement, Léa n’était pas aussi belle que sa sœur ; et en plus, avec ses yeux fragiles, elle ne pouvait pas sortir pendant l’été. Ainsi, alors que Rachel était connue de tous les bergers de la région, Léa restait littéralement dans l’ombre. Elle avait évidemment reçu des demandes, tout de même ; mais ses prétendants laissaient à désirer. Des vieux, des déjà mariés à trois ou quatre femmes, des serviteurs même ! Heureusement que Laban, son père, avait refusé.
Bon, il restait encore une chance à Léa. Rachel n’allait pas épouser Jacob tout de suite. Leur père avait imposé un délai absolument mirobolant avant le mariage ; certainement pour son profit personnel, mais peut-être aussi pour elle, Léa. Il restait six ans. Six ans supplémentaires pour attendre une demande en mariage d’un homme qui plaise à Laban.
Elle soupira et reprit son tricot. Avec un peu de chance, son habileté à l’aiguille attirerait quelques bons partis.
* * *
Mot laissé à l’entrée de la tente de Léa : Je sors avec Jacob ce soir, tu peux te charger de la cuisine s’il te plaît ? Je te remplacerai demain
Réponse de Léa : Écoute Rachel, je veux bien encore aujourd’hui, mais c’est la sixième fois ce mois-ci ! Il faut qu’on se parle, c’est plus possible.
Mot laissé à l’entrée de la tente de Rachel, à côté de la réponse de Léa : Rachel, qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Tu laisses ta sœur faire tes corvées à ta place pour passer du bon temps avec ton cousin ? Si je ne te trouve pas dans ta tente ce soir, tu en subiras les conséquences ! J’ose espérer que tu es toujours vierge ?
« Qu’est-ce que tu t’imagines papa ? Bien sûr que je suis toujours vierge ! Je veux juste passer un peu de temps avec mon fiancé ! »
La jeune femme se tenait devant son père, tenant en son poing serré le message froissé que lui avait écrit celui-ci.
« Cela fait trois ans que Jacob et moi sommes promis l’un à l’autre, il nous faut encore en attendre quatre avant de pouvoir nous marier, et nous ne pouvons même pas profiter de ce temps pour faire plus ample connaissance ? J’ai dix-sept ans, je ne suis plus un bébé. Jacob ne fait que me tenir la main et m’apprendre le nom des étoiles en tout bien tout honneur, il n’y a aucun mal à cela. Alors maintenant laisse-moi grandir un peu et occupe-toi plutôt de trouver un mari à Léa ! »
* * *
De Laban, fils de Béthuel
Paddan-Aram, banlieue d’Ur
À Josias, fils de Ben-Amon
12 rue du moulin, Ur
Josias,
J’accuse réception de ta demande en mariage concernant ma fille aînée Léa. Cependant, je ne puis répondre favorablement. Sans vouloir t’offenser, je considère que mes filles méritent un meilleur parti que le quatrième fils d’un serviteur ! Si de surcroît tu estimes que trois chevreaux chétifs et une poignée de bijoux de pacotille constituent une dot suffisante, je crois que tu devrais frapper à une autre porte. Je me permets de te conseiller celle d’une prostituée, car leurs tarifs sont de l’ordre de ce que tu offres pour ma fille.
Veuille agréer l’expression de mes salutations distinguées,
Laban
* * *
De Ben-Amon, fils d’Ormel
12 rue du moulin, Ur
À Laban, fils de Béthuel
Paddan-Aram, banlieue d’Ur
Laban,
Je constate que ton jugement est affecté par ton orgueil démesuré. Dois-je te rappeler que ta fille Léa a les yeux fragiles ? Que les hommes d’Ur la regardent avec mépris ? Qu’elle se fait vieille, qu’elle a vingt ans passés, et que si tu continues à rejeter ainsi les quelques demandes en mariage qu’elle peut encore recevoir, elle ne trouvera jamais de mari ?
Mon fils était, je crois, le dernier à vouloir de Léa. J’ai accepté de lui donner trois chevreaux et dix colliers en argent comme dot. Tu préfères me regarder de haut parce que j’ai été serviteur de ton cousin avant que celui-ci ne me cède ce cheptel qui est aujourd’hui le mien. Libre à toi. Mais dans six mois, tu donneras ta fille Rachel à ton neveu Jacob ; alors nous rirons bien de toi, car tu n’auras pas réussi à marier l’aînée avant la cadette ! Pauvre Léa, obligée de subir l’inconséquence de son père…
Bien à toi,
Ben-Amon
* * *
Léa écossait les petits pois sans entrain. Ce soir, Jacob allait prendre pour épouse sa sœur Rachel. Et pendant les sept ans qu’avaient duré les fiançailles, elle-même n’avait toujours pas trouvé de parti convenable.
Les hommes d’Ur étaient des idiots. Ou peut-être était-ce son père qui était un idiot, à refuser toutes les offres qu’elle recevait. Peut-être qu’un homme moitié moins riche que son père ne représentait pas le parti idéal, mais c’était toujours mieux que pas de parti du tout, non ? Si son père n’avait pas envoyé paître Josias, elle aurait même pu être enceinte, à l’heure qu’il est.
Au lieu de faire la cuisine pour les noces de sa sœur !
« Léa ? »
Elle se retourna. C’était son père, Laban.
« Léa, laisse tes petits pois, une servante s’en chargera à ta place. Viens là.
- Mais c’est la robe de Rachel ?
- Chut ! Personne ne doit savoir avant demain. Je vais te teindre les cheveux, aussi.
- Papa, mais qu’est-ce que tu… Ce n’est pas correct !
- Écoute Léa, tu veux te marier ou bien rester célibataire toute ta vie ? Alors ne fais pas de caprices et viens avec moi. »
Le vin coulait à flots. Jacob, qui n’était pas habitué à boire tant, sentait que sa tête commençait à tourner. Laban le resservit généreusement.
« Les servantes sont en retard ! pesta le futur beau-père. Qu’elles se hâtent donc d’apporter l’agneau grillé, ou Jacob sera trop ivre pour pouvoir en apprécier le goût.
- Je pense que je ne devrais pas boire davantage, bredouilla Jacob ; si je continue, je ne saurai pas faire la différence entre Rachel et une brebis.
- Allons, c’est ton mariage ! Reprends donc un peu de ce cru, c’est mon père Béthuel qui l’a mis en bouteille il y a vingt ans. »
Rachel battit des paupières. Elle ne savait pas quand elle s’était endormie, et elle s’étonnait que les servantes ne l’aient pas réveillée. Elle devait encore s’apprêter !
« Bilha ? Bilha, où es-tu ? »
Elle sortit de sa tente et constata avec horreur que le ciel était noir.
« Bilha ! Papa ! Jacob ? »
Une main se posa sur sa bouche, pour l’empêcher de parler.
« Ne crie pas, Rachel », lui chuchota, juste dans son oreille, la voix de son père.
« Tu sais bien que chez nous, on marie les aînées avant les cadettes, continua Laban. C’est Léa qui a épousé Jacob. Elle est à présent avec lui dans sa tente. À l’heure qu’il est, il a dû la connaître au moins trois fois. »
Elle se dégagea d’un coup de coude bien placé et se retourna, furieuse.
« Tu mens ! Jacob ne me ferait jamais ça.
- C’est ce que tu crois. Il s’est tellement enivré qu’il n’arrivait plus à aligner deux mots. Il aurait couché avec une chèvre si je lui en avais amené une.
- Comment… Comment as-tu pu faire cela ? À ta propre fille !
- Tu n’es pas ma seule fille, Rachel. Léa aussi a droit à un mari convenable. Ne t’en fais pas, tu auras ton tour. Tu as tellement bien séduit Jacob qu’il n’hésitera pas à travailler sept années supplémentaires pour t’avoir toi aussi. »