L’expédition pour Pluton avait échoué. Alicia se retrouvait maintenant seule dans son appartement de San Lucar. Elle avait revêtu un peignoir de soie grise qui convenait parfaitement à son visage diaphane blanchi par trop d’heures passées en étude et avait ramené ses cheveux de jais en arrière.
La jeune femme avait posé devant elle le précieux recueil de photographies qu’elle avait extrait quelques instants auparavant du coffre mural ; serait-elle encore capable de restituer l’ordre des événements de cette longue histoire ?
Alicia ouvrit le vieil album et commença à en feuilleter les premières pages :
- Sur la première feuille, figurait une photographie des enfants ; on y reconnaissait Audrey et Lucas, appuyés contre la coque du voilier de Doña Ana.
- Les deux pages suivantes montraient une coupure de journal jaunie de l’inauguration du musée de Tharsis.
- Sur le troisième feuillet, un dessin que Lucas avait réalisé au crayon représentait les trois épées découvertes sur le site.
En retrouvant ces documents, Alicia essaya de se remémorer toutes les actions qu’elle avait dû mener depuis que ces événements s’étaient produits. Elle continua à tourner les pages de l’album avec la satisfaction du devoir enfin accompli. C’est alors qu’un tintement aux notes cristallines traversa l’appartement, bientôt suivi de la voix quasi-humaine de l'annonceur métrophonique :
« Amilton Barkar vous attend à l’entrée, Alicia ! »
Un peu surprise par la présence de son directeur à San Lucar, la jeune femme replaça soigneusement l’album dans le coffre mural, puis ordonna l'ouverture du sas d'accès. Amilton Barkar, appuyé contre la paroi métallique de l’entrée de l’appartement d’Alicia, était encore plongé dans ses pensées lorsque le sas s’entrebâilla. A cette heure avancée, il ne s’attendait pas réellement à ce qu’Alicia fût encore éveillée et il fut presque étonné de voir la jeune femme lui ouvrir.
Pendant que le sas pivotait lentement sans un bruit, Amilton découvrit peu à peu le visage calme de sa collaboratrice ; Alicia se tenait debout, à droite du bloc métallo-synthétique de l’accès. Elle était vêtue d’un peignoir moiré de couleur grise qui allongeait sa silhouette.
Dès que l’homme d’âge mûr eut franchi le seuil de l’appartement et se retrouva sous la lumière crue de l’éclairage intérieur, Alicia remarqua son air préoccupé. Malgré ses cheveux grisonnants mal colorisés et sa veste désuète en acrylène vert pin, Amilton Barkar avait gardé de sa vie aventureuse une élégante prestance. Son visage imberbe, vieilli par des sourcils fournis, reflétait bienveillance et sincérité.
- J’ai passé la journée au centre de Palos. Lança-t-il d’une voix couverte, dès qu’il fut entré dans l’appartement de la jeune femme. Il fit une pause mais Alicia ne répondit pas. Je me suis entretenu durant des heures avec presque tous les spécialistes de l’expédition. Le vieil homme s’arrêta de nouveau, espérant encore une fois une réponse d’Alicia. Si je suis venu vous voir ce soir, c’est que j’aurais aimé discuter avec vous des nouveaux éléments de cette enquête.
- Mais, Amilton, … répondit Alicia, Palos se trouve à plus de cinquante kilomètres d'ici ! Ne croyez-vous pas que nous aurions pu en discuter demain, au bureau ?
Amilton Barkar regarda brusquement sa montre en élastomère hexalescent ; était-il déjà si tard ? Il fixa Alicia, visiblement confus.
- Veuillez me pardonner, Alicia ! J’ai pensé qu’il serait plus facile de discuter de tout cela chez vous. Vous savez que le moral de l’équipe ne va très fort en ce moment et qu’il n’est pas facile d’aborder librement ce sujet à Palos.
Alicia hocha la tête en signe d’approbation et le fit entrer dans le salon :
- Je vous en prie Amilton, asseyez-vous. Dit-elle, avec plus de chaleur en lui désignant les fauteuils de la pièce, cherchant maintenant à apaiser l’homme âgé, culpabilisé par sa visite tardive. Je vais vous préparer un rafraîchissement.
Lorsqu’elle revint, apportant avec elle un plateau de boissons, Alicia vit que Amilton s’était installé dans l’un des fauteuils grenat qui occupaient le centre du salon. Le visage de son manager laissait toujours apparaître cet air soucieux qu’elle avait déjà remarqué dès son arrivée à l’appartement. Alicia tendit à Amilton l’un des fins verres translucides qu’elle avait apportés. Un breuvage bleuté aux reflets rosâtres s’en échappait lentement en d’impalpables panaches dorés et le vieil homme percevait maintenant son parfum poivré.
- Vous avez devant vous ma recette très personnelle du Sprow bleu des Alpes. Annonça Alicia en souriant pour tenter de rassurer son hôte.
- Ah, je vois, … Répondit Amilton devant le spectacle étonnant de ce cocktail New-generation. Ce doit être délicieux ....
Amilton posa le verre encore fumant, sans y avoir goûté, sur la table basse qui jouxtait son fauteuil et reprit la parole :
— Vous savez que nous avons tous été extrêmement bouleversés par la disparition de Ghoraz, Alicia, lui avoua sincèrement Amilton Barkar et je ne peux m’empêcher de me poser encore bien des questions sur les circonstances de cet accident.
La jeune femme restait silencieuse, attentive à l’évocation émue de ces événements par son manager. Comme pour se justifier, Amilton essaya de récapituler toutes les étapes de l’expédition du projet Pluton. La nuit promettait d’être longue pour la jeune femme déjà bien fatiguée.
— Les points de contrôles ont tous été correctement observés avant le décollage. Rappela-t-il énergiquement, même si Alicia le savait parfaitement. Le départ de la fusée fut impeccablement exécuté. Poursuivit-il. Même la troisième manœuvre qui est si délicate à maitriser en phase de simulation a été menée de main de maître, à la nanoseconde près.
Puis il décrivit, dans les grandes lignes, toutes les opérations qui avaient jalonnées le vol jusqu’à son atterrissage sur Pluton. Amilton se livra à un fastidieux rappel des événements qu’Alicia connaissait elle aussi par cœur mais à aucun moment elle ne voulut l’interrompre. Lorsqu’il termina son long récit, Amilton, encore alerte, chercha à déceler une réaction compatissante sur le visage de sa collaboratrice. Mais le rappel fastidieux de tous les événements du projet avait épuisé Alicia et Amilton ne put qu’observer une grande lassitude dans les traits de sa directrice technique. Il engloutit alors son verre de Sprow dont les couleurs bleutées commençaient à s’atténuer et il se leva.
- Je n'aurais pas dû venir vous voir si tard, Alicia ; nous reparlerons de tout cela une autre fois. S'excusa-t-il.
— Vous n’allez pas partir maintenant, Amilton ? Lança Alicia, tentant de le convaincre de passer la nuit dans son appartement mais l’homme se dirigea rapidement vers le sas.
— Je dois partir, Alicia, il est déjà tard. Mais il faudra bien que nous éclaircissions, un jour ou l’autre, les derniers points de cette tragédie restés encore obscurs.
Ils se séparèrent sur le seuil de l’appartement d’Alicia, en convenant de se revoir sans délai pour discuter à nouveau de toute cette triste affaire.
Quelques jours passèrent avant que Amilton Barkar ne revînt rendre visite à son assistante scientifique ; cette fois, il arriva en début de soirée. Leur rencontre n'inquiétait désormais plus Alicia. Elle avait mené sa mission à son terme et n'avait plus rien à lui cacher. Lorsque Amilton entra dans l'appartement, elle constata qu'il l’observait avec curiosité. Elle comprit immédiatement que depuis leur dernière rencontre, il avait sans doute progressé dans son enquête. Amilton s’adressa alors, sans hésiter, à la scientifique:
— Nous travaillons ensemble depuis plus de cinq ans Alicia et je m’aperçois aujourd’hui que je ne sais pratiquement rien de vous.
Alicia lui répondit que le projet Pluton avait été très prenant et qu’il ne leur avait guère laissé le loisir de s’occuper de leurs propres personnes.
- Il est vrai que vous vous êtes totalement investie dans votre travail, ajouta l’homme. Je m'attendais d'ailleurs à un tel engagement de votre part. La première fois que je vous ai rencontrée, j'ai été impressionné par votre parcours professionnel. Vous aviez étudié durant une année la logistique spatiale à Berkeley, puis la propulsion magnéto-thermique pendant deux ans à Stanford et vous pouviez vous prévaloir d'un stage de huit mois en terra-formation sur le satellite Europe. Un tel parcours correspondait exactement au profil que je recherchais pour l'équipe scientifique du projet Pluton et je n’ai pas hésité une seconde à vous recruter. Amilton s’interrompit quelques instants pour observer les réactions d’Alicia, puis reprit ses explications. J'ai pu ensuite mesurer votre motivation durant les premiers mois de notre collaboration. C'est pourquoi je vous ai rapidement confié la responsabilité scientifique de cette mission et durant ces cinq années, je n'ai jamais regretté ma décision. Il s’arrêta à nouveau, visiblement ému, puis poursuivit : car, même si cette mission a échoué, j’en attribuais la raison à un malheureux concours de circonstances. C'est en tout cas ce que je pensais encore très récemment … Lança t-il d’une voix rauque mal assurée.
— Que voulez-vous dire, Amilton ? Lui répondit très calmement Alicia, en le regardant droit dans les yeux.
- Pendant toutes ces années, je vous ai accordé une grande latitude d'action Alicia, notamment concernant la nomination de Ghoraz Khoval à la fonction de pilote de cette mission. Je me suis, pourtant souvent demandé comment vous aviez pu dénicher si rapidement ce pilote idéal.
- Nous en avons déjà parlé, Amilton, répondit-elle. J'ai consulté les archives des compagnies minières saturniennes qui m’ont appris que Ghoraz avait participé à de nombreuses missions planétaires et qu’il était heureusement sans activité au moment du lancement de votre projet.
- Oui, je me souviens très bien de vos explications Alicia mais depuis ces derniers événements, j'ai été amené à consulter moi-même ces archives et … .
Alicia détourna brusquement son regard de Amilton, interloquée par cette révélation. Amilton dut se rendre compte de son trouble mais poursuivit néanmoins son explication.
— Vous ne serez peut-être pas étonnée si je vous révèle que je n'y ai trouvé nulle trace de l'inscription de Ghoraz Khoval.
- Mais, c’est impossible ! … Lança Alicia sans beaucoup de conviction, s’efforçant de retarder le plus longtemps possible l'explication finale. Puis, après quelques instants de réflexion, elle poursuivit. J’ai sans doute confondu les références du catalogue. Il s’agissait probablement des archives de la compagnie minière de Neptune.
- Non Alicia, je vous connais et je ne pense pas que vous auriez pu faire une erreur aussi grossière. Il est donc inutile de vous fatiguer plus longtemps à masquer la vérité. J'ai consulté les catalogues miniers de tout le système solaire et je peux vous affirmer que Ghoraz n'y apparaît nulle part, puis il reprit sur un ton plus calme. Et il y a une raison très simple qui explique cela. J’ai découvert que Ghoraz Khoval n'avait jamais été diplômé en terra-formation, … Ce qui signifie qu'aucune des compagnies planétaires minières n’aurait accepté de le recruter …
- Ghoraz pas diplômé en terra-formation !? S’offusqua la jeune femme. Mais Amilton, comment dans ce cas, aurait-il acquis son expérience du milieu spatial ? Rétorqua l’assistante scientifique.
- Tout simplement grâce à vous, Alicia ! Vous l’avez entièrement formé à cette discipline et vous lui avez permis de participer illégalement à plusieurs missions sur les satellites joviens, pendant lesquelles il a eu tout le loisir d'acquérir cette compétence. Selon moi, vous connaissiez Ghoraz Khoval bien avant que je ne vous parle de cette mission pour Pluton. Vous l’avez d'abord choisi, puis entièrement formé et enfin nommé au pilotage de l’expédition. Ghoraz était votre agent. Tout cela me semble très clair aujourd’hui mais ce que je n’arrive pas à comprendre, c'est ce qui vous a poussé à agir ainsi ? Comme la jeune femme restait silencieuse, Amilton reprit énergiquement : Et il y a encore autre chose que j’aimerais que vous clarifiiez ! Lorsque nous avons commencé à rassembler les affaires de Ghoraz au centre de Palos, nous avons été étonnés d'y découvrir une description technique du casque de Pluton qui paraissait antérieure au début du projet. Nous en sommes venus à la conclusion que cet appareil aurait pu être imaginé bien avant que nos laboratoires commencent à travailler avec vous sur sa conception. Alicia, nous sommes maintenant certains que vous n'avez pas inventé ce casque durant le projet, comme vous nous l'avez fait croire mais qu’en réalité vous disposiez de ses plans avant même que je ne vous parle de cette expédition pour Pluton. Dites-moi si je me trompe ?
Alicia restait totalement silencieuse et regardait Amilton fixement. Après toutes ces années de préparations secrètes, elle allait enfin pouvoir dévoiler la vérité sur le casque de Pluton.
-Vitale
- BAEZA -
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