La princesse Amara était une jolie jeune fille de quinze ans. De grands yeux noirs éclairaient son beau visage cuivré. Dans ses cheveux roux trônait une couronne de chèvrefeuille tressée qui lui donnait beaucoup de majesté, malgré son jeune âge. Sur sa tunique vert pâle apparaissaient de grands motifs floraux argentés aux reflets orangés bordés de fins liserés noirs, qui descendaient jusqu’au bas de sa robe.
La princesse n’avait gardé aucun souvenir de sa maman mais tous ceux qui avaient connu la défunte Reine Assomptia lui avaient confié qu’elle lui ressemblait beaucoup. Amara était intelligente et elle se sentait profondément responsable envers son peuple. Elle vénérait son père et adorait son frère Astrios, bien qu’elle ne partageât pas du tout ses velléités guerrières. Elle pensait souvent que les décisions brutales d’Astrios pourraient conduire son pays dans le malheur et elle tentait sans relâche de le convaincre d'abandonner ses rêves de bataille.
Dès que Amara découvrit le nouveau projet de son frère pouvant conduire le pays à une guerre désastreuse, elle quitta immédiatement le palais et partit à sa recherche dans son bastion du vieux port pour tenter de l’en dissuader. Lorsqu’elle parvint à l’entrée de l’ancien quartier de commerce de Tharsis, Amara découvrit les hautes grilles rouillées qui lui en barraient l'accès. Elle abandonna son attelage et profita d’un barreau plié pour pénétrer dans le site abandonné.
Sa dernière visite dans le port remontait à son enfance. À cette époque, l’endroit était encore une place commerciale très dynamique et débordant d'activités. Mais, peu à peu, le royaume de Tharsis s’était trouvé écarté des grandes routes de négoces, sans doute du fait des incessants raids carthaginois et tous les ports du royaume de Tharsis virent leur activité décroître.
Le vieux roi Arganthaunis fit de son mieux pour protéger les convois maritimes en leur adjoignant des protections militaires et il modernisa les infrastructures des ports mais cela ne suffit pas et les armateurs et négociants du royaume se tournèrent progressivement vers de nouveaux circuits commerciaux situés très loin à l'est de Tharsis. L’une après l’autre, les activités de négoce désertèrent la région et laissèrent ce pays s'assoupir sur sa gloire passée. Plus personne ne s'intéressait à ce vieux royaume.
Après avoir longtemps erré au hasard dans le port, la sœur du prince Astrios reconnut l'enseigne usée d'une échoppe ; l’établissement portait le nom d’Antre des mers. La porte qui en avait été arrachée avait été remplacée par un épais rideau de laine grise. Épuisée par ses recherches infructueuses à travers le port, la princesse entrouvrit la toile de tissus épais et entra avec un peu d’appréhension dans la taverne.
La pièce était faiblement éclairée et elle n’en distingua tout d'abord aucun détail. Puis, peu à peu, Amara reconnut plusieurs tables de bois rondes installées au milieu d’une salle de réfectoire et faiblement éclairées par quelques bougies. Trois hommes étaient assis à l'une des tables. Ils tenaient un gobelet à la main et bavardaient dans l'obscurité. Elle identifia un autre personnage, un peu en retrait sur sa droite, qui se tenait debout derrière un comptoir formé de planches inégales. L'un des trois convives attablés aperçut la princesse Amara et annonça à l’intention de ses amis :
— Par la barbe des trois peuples, il semble que nous ayons de la visite !
Tous les compagnons se retournèrent alors dans la direction de la princesse qui, bien qu’un peu émue, prit immédiatement la parole :
— Je me suis perdue dans ce port … C'est un vrai labyrinthe ! Pouvez-vous me dire comment me rendre à l'embarcadère ?
Les quatre personnages, visiblement étonnés de la présence de la jeune fille dans ces lieux, la dévisagèrent sans dire un mot. Puis, enfin, l’homme qui était assis à gauche de la table s’adressa à l’attention de ses compères.
— Comme tu peux le constater Avenis, cette cité ne semble pas tout à fait abandonnée.
— Et il est même possible d'y faire de jolies rencontres ! Ajouta le troisième disciple.
C’est alors que le personnage qui avait parlé le premier reprit la parole :
— Nos querelles sont stériles ! Je crois que nous devrions les oublier et convier notre jeune invitée à partager notre table. Ses propos dénotaient un agacement évident, bien que contenu. Finalement l’homme se leva et s'approcha de la princesse : Je me nomme Sthénar. Permettez-moi de vous présenter mes amis, Thédoros et Avénis. Nous sommes des voyageurs de passage dans ces lieux. Pardonnez notre inhospitalité mais nous étions plongés dans nos réflexions.
L’homme nommé Sthénar devait avoir environ 35 ans. Il était très grand et très maigre. Son visage engageant et souriant portait un fin collier de barbe. Ses cheveux noirs étaient coupés très court. Il était vêtu d’un manteau bleu terne de toile fine sur une toge blanche qui descendait jusqu’au genoux. Les deux autres hommes assis à la table se levèrent à leur tour et se présentèrent :
— Mon nom est Thédoros. Dit le second compagnon.
Thédoros, de taille moyenne, paraissait plus âgé que Sthénar. Son crâne très dégarni ne laissait apparaitre que quelques cheveux épars. Son visage imberbe inspirait confiance et empathie. Son manteau de toile brune recouvrait entièrement sa toge et était percé de deux ouvertures ne laissant ressortir que ses bras.
— Et moi, je suis Avénis. Ajouta froidement le troisième personnage.
Avenis semblait être le plus jeune des trois hommes mais il paraissait le plus méfiant. Son visage dur aux sourcils arqués était encadré par de longs cheveux blonds et une barbe rousse bien taillée. Il ne portait pas de manteau mais sa toge épaisse de couleur fauve en faisait office.
Sthénar reprit la parole :
— Nous sommes venus dans votre cité pour y rencontrer l'un de vos notables et pour rendre notre attente moins pénible nous nous sommes installés provisoirement dans ce local désaffecté que nous avons sommairement aménagé. En arrivant dans ce port, nous avons été surpris par l’état d'abandon de Tharsis. Nos anciens nous avaient pourtant parlé d'une région prospère.
Sthénar se tourna vers l’homme installé derrière le comptoir et présenta ce dernier à Amara :
— J'allais oublier de vous présenter Strabinos. C'est notre cuisinier. Il participe à tous nos voyages, et, par la qualité de son art culinaire, il rend nos déplacements moins pénibles.
Strabinos adressa un léger sourire à la princesse, tout en continuant à confectionner une recette devant l’âtre rougissant. D’environ cinquante ans, il paraissait être un brave homme, bien qu’un peu timide. Il était vêtu d’une toge verte et son manteau blanc était posé sur l’une des chaises près du comptoir. Sthénar poursuivit :
— D'après vos dernières paroles, vous souhaiteriez obtenir un renseignement de notre part. Comment pouvons-nous vous être utiles ?
— Je vous remercie pour votre accueil, messieurs. Répondit la princesse Amara. Je dois rapidement retrouver mon frère qui se trouve à l'embarcadère mais je me suis égarée dans ce dédale de ruelles.
C'est Thédoros qui prit la parole.
— Je crois que nous pouvons vous-y conduire sans difficulté mais auparavant nous ferez-vous l'honneur de partager notre repas ?
Voyant que Amara hésitait, Sthénar ajouta plus cordialement.
- Oui, venez donc vous asseoir avec nous, noble dame. Sthénar pris la main de Amara et la conduisit jusqu'à leur table. Lorsque la princesse se fut assise, les trois hommes en firent de même. Sthénar reprit la parole : Pendant que Strabinos nous prépare une collation, voulez-vous nous dire ce qui vous amène dans ces lieux désertés.
— Je suis la princesse Amara, fille du roi de Tharsis. Je suis à la recherche de mon frère Astrios, pour l’empêcher de causer un terrible malheur à notre peuple.
Pendant que les trois hommes écoutaient la princesse, Strabinos apporta les plats et les posa sur la table. Amara fit un geste de reconnaissance à ces hôtes en baissant la tête et porta quelques aliments à sa bouche. Les hommes comprirent immédiatement son geste de reconnaissance et lui adressèrent un sourire, heureux de la confiance qu'elle leur témoignait. Puis la jeune fille poursuivit son récit :
- Nos ancêtres venus de Tyr en Phénicie ont fondé ici un royaume florissant en se joignant aux peuples de l’Ebre et de l'Atlas mais aujourd'hui la splendeur de ce royaume n'est plus qu'un lointain souvenir. Depuis plusieurs décennies, nous subissons la pression des trois peuples étrusques qui se sont alliés aux habitants de la nouvelle ville de Carthage, qui sont eux aussi venus de Tyr. Tharsis est maintenant isolée et nos sources de richesses se tarissent peu à peu. Mon père, le roi Arganthaunis, sait que notre puissance militaire est fragile. C'est pourquoi il a pris la décision de dialoguer avec nos ennemis mais le prince Astrios, mon frère, qui sera son successeur sur le trône, s'oppose à ces négociations. Il ne peut pas accepter la décadence de ce royaume dont il portera un jour la couronne. Astrios est persuadé que les autres petits royaumes de la mer intérieure, confrontés à l'expansion des trois peuples étrusques, adhéreront à son plan d’envergure pour mettre un terme à leur ambition en Méditerranée. Pour commencer sa lutte, mon frère a décidé de reprendre l'île torréenne aux armées occupantes des trois peuples mais le roi, mon père, a découvert son projet et s'y est fermement opposé. Astrios et le roi se sont querellés et mon frère a dû quitter le palais et s’installer dans ce port désaffecté, à partir duquel il a commencé à organiser la lutte armée.
Amara s’interrompit un instant :
— Mais moi, je suis persuadée, comme l’est aussi mon père, que notre pays est trop faible pour vaincre les Etrusques et Carthage réunis. C'est pourquoi je suis partie à la recherche d’Astrios, pour le convaincre de ne pas livrer cette bataille.
Les trois hommes se regardèrent stupéfaits, puis Thédoros prit la parole.
— Princesse Amara, votre récit nous a profondément émus. Il se tut un instant avant de reprendre ses explications. Sachez que nous comprenons vos motivations mais nous devons avant tout vous expliquer la raison de notre présence ici.
Thédoros s'arrêta de parler visiblement troublé et c'est Avénis qui reprit la parole :
— Nous sommes ici précisément pour rencontrer votre frère. Nous sommes les représentants de la colonie phocéenne de Massalia et, comme vous, nous subissons aussi la domination grandissante des trois peuples.
— C'est Massalia qui a créée la cité d’Alalia sur l’île torréenne et maintenant qu’elle est devenue une belle et brillante cité, l'Etrurie voudrait nous en chasser. Ce n’est pas acceptable !
— Dès que nous avons eu connaissance du projet de votre frère, nous avons décidé de lui proposer d'unir nos forces.
La princesse Amara, le regard figé sur Avénis, semblait effondrée par les explications des trois hommes. Comprenant qu'ils étaient ici pour aider son frère à réaliser ses rêves guerriers, elle se releva brusquement.
— Je n’aurais pas dû vous parler de tout cela … .
Elle se dirigea vers la porte.
— Attendez, ne partez pas ! La supplia, Sthénar.
Les quatre hommes, bien que surpris par la brutale réaction de la princesse, n’essayèrent pas de l’empêcher de quitter l'auberge abandonnée, comprenant ses motivations sans les partager.
Après la terrible conversation qu’elle avait eue avec ces hommes, Amara ressortie bouleversée de la taverne. Craignant les conséquences des informations qu'elle leur avait naïvement communiquées, elle comprit qu'elle devait maintenant absolument rejoindre Astrios avant eux. La jeune fille s'éloigna de l'échoppe en courant. Jetant régulièrement un regard en arrière pour s'assurer que les hommes ne la suivaient pas. Elle pensa tardivement qu'elle aurait pu essayer de les faire changer d'avis, au lieu de fuir comme elle l'avait fait.
Amara courut longtemps dans la zone portuaire, traversant place après place ce labyrinthe urbain, sans s’apercevoir que le soir tombait. Elle commençait pourtant à en ressentir la fatigue. Passant devant une boutique abandonnée, elle aperçut de vieux rayonnages de bois. Elle aurait voulu s’y reposer quelques instants avant de poursuivre la recherche de son frère.
Amara écarta les débris les plus encombrants et s'assit prudemment sur la planche la plus basse. Mais à peine fut-elle allongée, qu’épuisée, la princesse s'endormit.
Lorsque Amara s’éveilla, il faisait grand jour devant la boutique en ruine. La princesse se souvint alors de l'importante mission qui l'avait amenée sur ces lieux et se releva d'un bond. Comment avait-elle pu s’endormir si vite, alors que le sort de son royaume dépendait d’elle ?
Reprenant sa marche, elle finit par arriver devant le parapet de la plage. À environ cinq-cents mètres, elle reconnut l'embarcadère où s’était réfugié le prince Astrios. Elle descendit sur le sable et reprit sa course. Elle parvint à un escalier en bois qui remontait jusqu’à un grand entrepôt. En haut des marches, un homme préparait des arcs pour le combat.
— Savez-vous où se trouve mon frère Astrios ? Questionna Amara.
L'homme s'étonna de la présence de la princesse en ce lieu mais il lui répondit immédiatement :
— Princesse, répondit-il en s’inclinant devant Amara, les hommes qui sont arrivés hier soir de l'Est ont convaincu le prince Astrios de partir immédiatement pour Massalia. Votre frère a donc rejoint la grotte des oubliés pour préparer son départ imminent.
— Ces maudits orientaux l'ont donc retrouvé avant moi ! Lança-t-elle désespérée. Elle se sentit défaillir mais reprit la parole. Conduisez-moi auprès du prince, vite !
L'homme posa l'arc dont il s’occupait et traversa l'entrepôt où des soldats en nombre se préparaient aussi pour la bataille. Il emprunta un escalier de bois qui redescendait jusqu’au sol de sable et fit signe à la princesse de le suivre. L'escalier menait à une écurie où des palefreniers soignaient les chevaux et préparaient des attelages. L'homme s'empara de l’un des chars :
— Je prends ton attelage pour emmener la princesse auprès du prince Astrios, annonça-t-il au palefrenier qui s’occupait de l’animal. Montez, princesse ! Lança t-il à Amara.
Le cheval, un rapide coursier bai de trois ans, parcourut rapidement la distance qui séparait le port de la grotte. Lorsqu'ils parvinrent au grand rocher où une foule de guerriers attendaient, des gardes obligèrent le cheval de la princesse à s’arrêter en s'emparant de ses brides.
— Laissez nous passer ! Ordonna l'homme qui avait guidé la jeune fille jusqu'à la grotte. La princesse Amara doit absolument s'entretenir avec son frère !
La foule émit un grondement inaudible, impressionnée par la présence de la princesse, puis l'un des hommes s'approcha et s'adressa à Amara.
— Vous ne me reconnaissez pas, princesse ?
Elle reconnut alors l'un des comparses présents à la taverne ; celui qui portait le nom de Sthénar.
- Votre frère est déjà parti pour Massalia. Mes amis se sont joints à lui et ils le guideront jusqu'à notre cité. Il désigna l'horizon où Amara reconnut les voiles lointaines des vaisseaux rebelles de Tharsis dont Astrios était devenu le commandant. Moi, je ne partirai que demain, poursuivit Sthénar, avec le reste de l’armée de votre frère, pour pouvoir terminer les préparatifs du voyage …
- Ainsi vous avez convaincu mon frère de réaliser sa folie meurtrière, le coupa la jeune sœur du prince guerrier et je suis arrivée trop tard pour l'en empêcher.
Sthénar lui répondit.
— Votre frère est convaincu, comme nous le sommes aussi, du bien fondé de l'utilisation des armes …
— Mais vous rendez-vous seulement compte du péril que vous faites courir à notre peuple, en décidant de livrer cette bataille aux Etrusques ? Reprit-elle excédée.
Sthénar termina calmement son explication.
— Isolés, nos peuples sont soumis aux mêmes oppresseurs, princesse mais une fois réunis, nous pourrons leur résister.
La princesse Amara se laissa tomber sur le sol et tandis que les vaisseaux Tharsiens disparaissaient à l'horizon, des larmes se mirent à couler sur ses joues.