I. Retour à la case départ

Par joamika

Le mois de septembre venait de débuter dans son climat de nostalgie et de douceur. Aela marchait avec un empressement feint vers le lycée en dévisageant ses murs ocres, chargés de graffitis dessinés à la va-vite par des inconnus lors des nuits d'été. Il y avait quelques nouveaux visages qui attendaient devant l'établissement, mêlant anxiété et excitation. C'était le jour de la rentrée pour toutes les Premières du lycée, et Aela devait avouer que cette nouvelle année scolaire qui s'annonçait la rendait mélancolique. Plus que tout, elle avait souhaité que le lycée soit le bouquet de ses plus beaux souvenirs ; mais lorsqu'elle y réfléchissait, elle avouait volontiers que le collège et l'école primaire ainsi que la maternelle ne représentaient pas non-plus le florilège de ses meilleurs moments. Au bord d'un lac, les pieds posés sur les galets froids ; à la terrasse d'un café, le soleil caressant les joues des passants ; dans une forêt, les chaussures s'enfonçant dans la terre humide des sous-bois – là se trouvaient les belles histoires.

Elle venait d'ailleurs de franchir les portes de l'établissement, ce qu'elle trouva résolument ironique devant ses pensées spleenétiques. Comme à son habitude, elle ne jeta aucun regard pour personne, se contentant de marcher droit jusque dans le dos d'une fille un peu plus grande qu'elle aux cheveux acajou qui lui arrivaient aux épaules. Un petit sourire malicieux vint se dessiner sur son visage lorsqu'elle lui frôla les hanches pour lui signifier sa présence. La brune se retourna.

— Aela ! Tu m'as manqué, on a à peine pu se voir pendant les vacances ! s'écria-t-elle.

— Tu m'as manquée aussi, Marine. Dans quelle classe es-tu ?

— Je suis au deuxième étage, dans la deuxième classe de L. (Elle pinça la taille d'Aela.) Et toi, petite économiste ? Dépêche-toi d'aller voir, ça va bientôt sonner et je dois retrouver Aiden !

Elle pointa du doigt un grand jeune homme aux cheveux noirs. Aela sourit à nouveau.

— Je vois. A tout à l'heure, dans ce cas.

Marine lui adressa un regard reconnaissant. Aela aimait profondément ce petit Soleil ambulant qu'était sa meilleure amie. En réalité, lorsqu'elle était à ses côtés, Aela avait un peu l'impression d'être une petite fille, et que Marine était une gentille personne qui l'avait prise sous son aile. Cela ne lui déplaisait pas, car elle était la seule personne à qui elle se montrait toute entière, avec ses passions et ses fragilités – dans toute sa dimension d'Aela.

La foule devant les affiches étant moins dense qu'à son arrivée, elle se dirigea vers les murs, sous le préau. Voir son prénom écrit par quelqu'un d'autre la surprenait toujours, elle aimait lire ces petites lettres tapées à l'ordinateur qui disait qu'elle existait pour quelqu'un. Pouvoir distinguer son nom perdu dans un immense tableau la réconforta. « Aela Lee, Première ES6, salle n°108 », lut-elle consciencieusement afin de se souvenir. Et, comme elle n'avait plus personne à attendre, elle monta directement dans la classe qui allait être la sienne. Elle gravit le premier étage avec facilité, puis parcourut le couloir rapidement. Bien qu'elle avait parfaitement le droit de se trouver dans les corridors, elle se sentait toujours coupable de s'y promener en dehors des heures de cours. Elle trouva aisément la salle 108.

La porte était fermée, mais elle pouvait voir par la fine fenêtre qui se trouvait à côté que l'intérieur était sombre : sans doute était-elle la première à avoir eu l'idée de monter en avance. Elle laissa sur son visage se dessiner un sourire de satisfaction ; un peu de répit en solitaire avant de commencer une année d'affluence en communauté la rassérénait. Elle referma ses longs doigts sur la poignée de la porte et l'ouvrit. En effet, la classe était plongée dans la pénombre, mais assis à un bureau se trouvait quelqu'un. Un garçon. Elle ne le reconnut pas, et de toute façon il faisait trop sombre pour cela.

Elle réalisa qu'elle s'était figée à sa vue. Légèrement mal à l'aise, elle lança un hasardeux bonjour. Le garçon ne répondit pas, ce qui ne fit qu'accentuer son malaise. Elle décida de se remettre en marche pour s'installer au fond de la classe, derrière lui. Elle se cala contre le mur, posa ses pieds sur la chaise en face de la sienne et jeta un coup d'œil au garçon, immobile, le regard un peu perdu dans le vide. Sans écouteurs, il l'avait entendue, mais n'avait pas répondu.

La cloche sonna dans le couloir et elle entendit le sol trembler au rythme des pas de la foule de lycéens dans les escaliers en se demandant une énième fois ce qu'elle faisait là, suivant un troupeau d'élèves pour essayer de capter des connaissances peu intéressantes chaque jour. Une vie organisée sans qu'elle ait eu son mot à dire, sans qu'elle puisse se sentir libre dans sa course à l'apprentissage. Sans connaissance un humain était peu, sans liberté un humain n'était rien.

*

Cela faisait maintenant une heure que la rentrée avait officiellement commencé. Avec son lot de papiers administratifs, de carnets à remplir, de recommandations et de rappels au sujet de l'orientation. Aela disait souvent qu'elle ne savait pas ce qu'elle voulait faire de sa vie. Pourtant, elle avait de grandes aspirations – des rêves profonds – qu'elle cachait aux autres car elle savait qu'elle ne pouvait les exercer. Devenir historienne et connaître le passé sur le bout des doigts ; travailler en tant que physicienne quantique pour un grand laboratoire et découvrir les secrets du monde dans lequel elle vivait ; se tourner vers la photographie et voir avec de nouveaux yeux la beauté des choses simples. Mais l'Histoire ou les arts visuels n'étaient pas des métiers d'avenir, et la chance d'intégrer le CERN était infime pour quelqu'un comme elle, qui s'était éloigné des matières scientifiques.

Une fille aux cheveux châtains s'était assise à côté d'elle. Elle ne la regardait pas et discutait en langage des signes réinventé avec une amie qui lui ressemblait beaucoup : même cheveux bruns clairs coupés aux épaules, même couleur de rouge à lèvres pourpre et sac à main de cuir noir quasiment identiques. Aela retint un soupir – les gens perdaient leur originalité au fil des années.

Le garçon hautain de tout à l'heure n'avait pas bougé de sa chaise. Aela le dévisageait. Elle s'ennuyait, et c'était sans conteste chose plus attrayante à ses yeux que d'écouter le professeur raconter les mêmes vieux discours d'années en années. Il avait d'épais cheveux d'un blond sombre coiffés à la va-vite, une jolie forme de visage, des traits plutôt fins et elle pouvait distinguer des prunelles claires. Il avait l'étoffe d'un beau garçon, c'était certain. Cependant, comme il ne décrochait pas un mot ni un regard pour personne, Aela en conclut qu'il ne devait pas avoir d'amis dans la classe. Il avait la tête penchée sur une feuille à carreaux, et elle vit qu'il griffonnait. C'était plus gracieux que cela ; il dessinait. C'était relaxant de regarder une main manier habilement le stylo, glissant sur du papier. Il était ailleurs, concentré sur les courbes qu'il créait. Aela n'avait jamais su réellement dessiner, elle était plus douée pour gribouiller dans les coins des pages de ses cahiers.

Ce fut à la fin du cours que le professeur annonça qu'il allait faire l'appel, ayant préféré perdre le moins de temps possible pour la présentation de l'année. Habituellement, Aela redoutait toujours cet instant car elle n'aimait pas particulièrement que l'on prononce son prénom à l'oral. Les professeurs finissaient toujours par l'écorcher, en l'appelant Ela – sauf que non, elle se prénommait A-é-la ; et comme c'était trop compliqué pour tout le monde, les gens finissaient par la nommer Lee. Mais cette fois, elle avait presque hâte que le professeur commence à énumérer les noms des élèves : une sensation grisante et étrange s'était emparée d'elle. Elle voulait à tout prix connaître le nom du silencieux, en savoir plus. Parce qu'elle et lui étaient les deux seuls marginaux de cette classe, bouillonnante de frénésie et de bavardages. Tous deux n'avaient prononcé aucun mot, n'avaient cherché à intercepter le regard d'une quelconque connaissance. Tous deux étaient seuls – une solitude à deux.

— Michaël Deborgies.

En guise de réponse, Michaël hocha la tête. En écoutant le professeur poursuivre l'appel, levant à peine la main lorsqu'il l'appela en s'y reprenant à deux fois, Aela souriait. Elle souriait, car elle avait toujours porté une affection particulière au prénom Michaël, de par son étymologie en hébreu qui signifiait que quiconque le portait était comme Dieu. Elle avait été baptisée mais peu lui importait désormais – à l'époque de la préadolescence, elle pensait que les Cieux avaient la vision juste du monde et que la foi pouvait sauver. Mais elle avait appris un peu plus tard que rien ne sauvait qui ne pouvait l'être, alors elle avait fini par regrouper cette foi dans le dossier « Futilité » de son esprit.

C'était en grandissant que ses pupilles avaient commencé à se tourner ardemment vers le ciel nocturne. Aela aimait les petites perles brillantes qui constellaient le ciel indigo, immense et invincible – elle avait confiance en l'Univers violet et vaste. « Celui qui était comme Dieu », cela signifiait pour elle que Michaël était aussi beau, puissant et dévastateur que le cosmos. Cela lui correspondait bien, car en jetant un dernier coup d'œil à ce jeune homme aux lèvres fermées avant l'ultime sonnerie de la journée, Aela se rendit compte de l'attraction qu'il avait sur elle.

Il n'avait prononcé aucun mot, n'avait lancé aucun sourire, n'avait regardé personne. Et pourtant, elle le savait : Michaël était magnétique.

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