II. Avant d'aller dormir

Par joamika

NEUF ANS PLUS TÔT

Michaël se dépêcha de gravir les escaliers en haletant, passa devant la salle de bain en oubliant de se brosser les dents. Il attrapa la poignée de la porte blanche qui se dressait devant lui et, une fois entré, s'enferma rapidement dans sa chambre. Il essaya de reprendre son souffle qui était court – pas d'essoufflement, mais de panique : c'était une peur qui s'emparait de lui régulièrement à la tombée de la nuit, l'empêchant de respirer et faisant rouler sur ses joues des petites larmes pâles et amères. Il fit ensuite glisser le petit fauteuil bleu délavé, dans lequel il s'asseyait lorsqu'il était plus petit, devant la porte. Il savait bien que c'était une manœuvre inutile, mais cela le rassurait tout de même un peu, de savoir qu'entre le couloir et lui, il y avait une barrière – aussi infime soit-elle.

Il s'approcha en vitesse de son lit pour aplanir ses draps, comme si le matelas n'avait jamais accueilli personne. Il s'assura également que l'oreiller était bien en place, puis il saisit une petite couverture jaune et élimée qui ne couvrait que la moitié de son corps et se faufila sous son lit. Bien qu'il fut menu, il sentait les lattes de son lit lui toucher le dos et sa joue était condamnée à épouser les courbes de la moquette beige et poussiéreuse qui habillait le sol. S'y cacher le faisait aussi hoqueter – il imaginait souvent ce qui pouvait se passer s'il restait coincé dans ce confinement noir, éternel et profond.

Le monstre de sous le lit dont Maman lui avait parlé dans les histoires qu'elle lisait jadis le soir se trouvait en fait de l'autre côté de la porte, et, sous le sommier, visage contre le sol pelucheux, se cachait le héros de l'histoire – si seulement il en était un : car en général, les protagonistes des aventures imaginaires étaient grands, forts et courageux. Mais lui n'était qu'un petit garçon trop faible et trop lâche pour se battre contre quelqu'un dont il avait perdu l'amour.

Il se força à arrêter de réfléchir pour se concentrer sur l'attente, car il ne pouvait pas dormir avant qu'il ne soit passé. Il en était incapable, la peur l'avait entouré dans ses bras froids et maigres dès qu'il était entré dans sa chambre, et elle le serrait tellement fort contre elle qu'il craignait de respirer. Tous ses sens étaient en alerte, il était prêt à se mettre apnée malgré lui dès qu'il entendrait la porte s'ouvrir et son fauteuil miniature se cogner contre le pied du lit. Ses pensées tourbillonnaient et lui donnaient la chair de poule, alors il tira sur son ventre la modeste couverture car il se souvenait qu'un jour, Maman avait dit qu'ainsi, il ne pouvait pas tomber malade.

Michaël avait compté plus d'une heure avant d'entendre des cris retentir d'en bas, papiers déchirés du roman de la centième dispute – des mots prononcés à deux voix, incompréhensibles et sonores qui avaient la capacité de s'insinuer dans ses veines pour lui glacer le sang. Il y eut un silence qui plana comme un calme avant la tempête ; puis il entendit ses invectives à Maman, le bruit de ses mains qui s'appuyaient aux murs et quelque chose qui cognait comme du verre ; du verre résonnant, celui d'une bouteille dont on avait vidé le contenu. Il l'imagina chercher maladroitement la poignée, et la porte s'ouvrit dans un fracas avant qu'il ne trébuche sur le fauteuil. Michaël cessa de respirer à ses dépens.

Debout dans la pièce, il commença à crier. L'enfant trembla en revoyant le documentaire sur les ursidés qu'il avait regardé avec la maîtresse à l'école – ce n'était plus un homme, ce n'était plus son père ; c'était un ours effrayant et affamé. Il pressa le plaid contre sa poitrine et ferma les yeux, si fort qu'il vit des étoiles consteller ses paupières closes. Papa le traitait de tous les noms, fulminait des mots qu'il ne connaissait pas et demandait où il était. Ses menaces se noyaient dans son rire gras d'ivrogne et il crachait sa haine dans la pièce avec tant de véhémence que Michaël voulut se boucher les oreilles.

Le bruit du verre qui éclatait en morceaux lui fit rouvrir les yeux : Papa avait dû frapper la bouteille qu'il avait dans les mains sur un mur, jonchant la moquette beige de bris verdâtres et tranchants. Il entendit ensuite son père donner un coup dans le malheureux fauteuil délavé qui cogna contre un pied du lit, lequel trembla beaucoup, faisant monter aux yeux de l'enfant de nouvelles petites perles salées. Puis, la porte claqua.

Craintivement, Michaël desserra les poings qu'il avait refermés sous l'effet de la peur. Il ne les voyait pas mais le savait : le lendemain, de petites demi-lunes rouges seraient tatouées sur ses paumes. Il n'avait pas vraiment mal ; la douleur qu'il s'infligeait était toujours moindre à celle que son père lui jetait au visage. Son cœur battait encore avec vélocité tandis qu'il essayait de détendre ses muscles crispés et oublier les lattes qui rencontraient ses omoplates. Il devait s'endormir rapidement pour reprendre des forces. Il fallait que les cicatrices s'effacent, que les bleus sur ses jambes disparaissent ; que son petit cœur s'évapore afin qu'il ne puisse ressentir aucune émotion, aucune douleur. Plus que tout, il avait besoin d'être hermétique aux attaques et qu'il se montre digne devant Maman et à l'école.

Les seuls moments où il s'autorisait à pleurer sans retenue, c'était dans l'isolement obscur qui régnait sous son lit et qui glaçait son petit corps – et son âme prenait alors la couleur de ses yeux d'acier.

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