En ce matin du mois de mai, la neige s’était appliquée toute la nuit à dérouler un épais manteau de poudreuse dans les rues du village. Cela faisait bien longtemps que les habitants de ce petit hameau écossais ne s’étonnaient plus de cette bizarrerie météorologique en ouvrant leurs volets. Wintertown était en effet réputée pour être la ville la plus givrée de tout le pays depuis que Pétronille McFlake avait été désignée Première Mage aux dernières élections.
La pétillante quinquagénaire, Élémentaire très puissante, défiait les lois de la nature avec beaucoup d’habileté ; aussi aurait-elle pu figer n’importe quelle saison. Mais, puisqu’elle n’aimait rien davantage que les fêtes de Noël, il lui avait semblé tout à fait approprié de plonger la petite bourgade dans un hiver perpétuel. Comme elle avait le sens du détail, elle n’avait pas résisté non plus à l’envie de la renommer au passage. C’est ainsi que chaque jour et chaque nuit les nuages pressaient invariablement leurs flocons sur les toits biscornus du village, transformant Wintertown en une boule à neige géante, qui, par un habile sortilège, ne débordait jamais.
Ce jour-là, lendemain de week-end oblige, la principale rue de Wintertown était animée par un flot ininterrompu de livraisons. Depuis l’aube, les coursiers, en véritables chefs d’orchestre, faisaient valser dans les airs les marchandises de leurs charrettes jusqu’à l’intérieur des différentes échoppes. Bientôt, les carillons de porte commencèrent à tintinnabuler au rythme des entrées et sorties des premiers clients. Les bras chargés de paquets, ils libéraient sur leur passage mille effluves qui parfumaient toute la rue. À cette heure matinale, Wintertown sentait déjà bon le vin chaud à la cannelle, le cuir fraîchement tanné et la sauge médicinale.
Au milieu de cette joyeuse agitation, personne n’avait remarqué Arthus Pumpkin, immobilisé devant la boutique Appleby. En vérité, personne ne remarquait jamais Arthus Pumpkin.
Du plat de son poing ganté, le jeune garçon dégivra l’un des carreaux de la vitrine par de petits mouvements circulaires. Il avança son visage et, comme s’il tenait une paire de jumelles invisibles, scruta l’intérieur de la petite boutique. Sur des comptoirs en bois, il aperçut d’énormes bonbonnières remplies de sucreries multicolores. Dans les allées exiguës de l’échoppe, des dizaines de petits mages déambulaient gaiement. La confiserie Appleby vendait les meilleurs bonbons échangeurs de don de tout le royaume d’Écosse. Les enfants s’y pressaient du matin au soir afin de goûter au pouvoir d’un autre mage l’espace d’une poignée de secondes.
Le regard d’Arthus se posa sur une fillette qui remplissait avec avidité son sachet de ces perles magiques. Il aurait tant aimé, lui aussi, pouvoir expérimenter un don. N’importe lequel.
C’est alors qu’un étrange phénomène attira son attention. Le sac de bonbons de la petite mage venait de lui échapper des mains. En réalité, il venait de s’échapper de ses mains ! Elle en fut la première surprise car elle n’avait pas lâché le sachet. Au lieu de tomber au sol, il s’était mis à léviter ! Ce fut bientôt au tour des friandises de s’évader du paquet, animées par une pesanteur inversée. Arthus les observait qui flottaient joyeusement dans les airs, sous le regard éberlué de celle qui les avait choisis avec tant de soin.
À quelques mètres de là, Arthus découvrit Peter Wallace et son cousin, à moitié cachés derrière une étagère. Le premier fixait obstinément les bonbons flotteurs tandis que le second frappait des mains de contentement, un sourire satisfait quoiqu’un peu benêt épinglé aux lèvres. Que pouvaient-ils bien manigancer ? Le nez d’Arthus était maintenant collé contre la vitrine. Soudain, les deux garçons furent brutalement aspirés en arrière, comme tirés par une main invisible. Tous les bonbons cessèrent immédiatement de virevolter et s’écrasèrent sur le sol comme des grêlons sur la chaussée. Ils rebondirent sur le vieux parquet de la boutique avant de rouler dans les allées et de glisser sous les comptoirs. La porte de l’échoppe s’ouvrit et les deux adolescents furent recrachés des entrailles de la boutique. Éberlué, Arthus admira leur vol plané dont l’atterrissage se fit sans ménagement aucun au milieu de la rue enneigée. Le jeune garçon se mordit l’intérieur des joues pour s’empêcher de rire mais Peter et son affreux cousin étaient si cruels avec lui qu’il ne culpabilisa pas un instant, pour une fois, de se moquer d’eux comme ils prenaient quotidiennement plaisir à le ridiculiser.
La patronne de la confiserie ne tarda pas, elle aussi, à faire une apparition remarquée.
— Que je ne vous y reprenne plus ! Il est interdit de goûter aux bonbons dans la boutique ! Le magasin n’est pas un laboratoire pour faire vos petites expériences !
Les deux mains sur les hanches, Madame Appleby, petit bout de femme rondelette, jaugea sévèrement les deux garçons qui se relevaient péniblement.
— Bon vent..., marmonna-t-elle tandis qu’ils détalaient sans que leurs pas ne laissent de traces dans la neige, immédiatement recouverts par les flocons.
Madame Appleby profita de sa présence sous le porche pour s’emparer d’un vieux balai qui traînait là avant de commencer à débarrasser le plancher de ses saletés. Il lui fallut un moment avant de s’apercevoir qu’elle les envoyait énergiquement sur les bottines d’Arthus.
— Oh, tiens ! Bonjour mon garçon. Excuse-moi, je ne t’avais pas vu, s’excusa-t-elle en dépoussiérant le bout de ses chaussures au cuir râpé.
— Bonjour Madame Appleby. Ne vous inquiétez pas, j’ai l’habitude. Quoi de neuf ?
— Oh, la routine, tu sais. Les jeunes gens sont de plus en plus indisciplinés de nos jours. Ils ne respectent plus rien. À croire que leurs mères font maturer du gruyère au fond de leurs esgourdes. Tout ce qui y rentre, et qu’ils feraient mieux de retenir, en sort automatiquement !
Arthus gloussa.
— C’était un joli tir, en tout cas !
— Pardis, oui ! Tu as vu ça ? s’amusa-t-elle à son tour en s’accoudant au manche de son balai. Je dois bien avouer que le sortilège du vieux MacGregor est sacrément efficace. Animer la confiserie était une idée brillante ! Les vilains garnements comme ceux-là lui filent une telle indigestion qu’en moins d’une demi-seconde elle les régurgite comme un mauvais porridge !
— Prodigieux ! s’enthousiasma Arthus.
— Oui, MacGregor est un mage très doué. D’ailleurs..., elle hésita un instant. Toujours rien ?
Arthus plongea le bout de son nez dans le col montant de sa cape en laine. Comme Madame Appleby avait ressenti sa gêne, elle ne tarda pas à changer de sujet.
— Qu’est-ce que tu portes, là ? Ça sent divinement bon !
Arthus ramassa le petit paquetage savamment enroulé dans du tissu qu’il avait posé à ses pieds.
— Mon père a oublié son déjeuner. Ma mère m’a chargé de le lui apporter. C’est la troisième fois cette semaine...
— Ton père est un homme distrait !
— Mon père est un homme malin, vous voulez dire.
Mme Appleby essaya d’analyser le petit sourire en coin du garçon.
— Ah oui, et pourquoi donc ? s’enquit-elle.
— La semaine dernière, ma mère a fait exploser une de ses citrouilles. Elle était tellement ÉNORME qu’il y en aurait eu assez pour nourrir tout Wintertown ! Depuis, nous mangeons du gratin de courge à tous les repas... Vous comprenez, elle déteste le gaspillage.
— Je vois...
— Je dois y aller ! Bonne journée Madame Appleby !
Madame Appleby regarda Arthus descendre les quelques marches du perron et disparaître au milieu du ballet des livraisons.
— Curieux petit gars..., soupira-t-elle. Pauvre Madame Pumpkin.
***
Quand Arthus poussa la porte de la librairie de son père, ses besicles s’embuèrent immédiatement sous l’effet du changement brutal de température. Dans ces conditions, difficile d’anticiper la collision qui s’annonçait. Un livre grand ouvert, propulsé à la vitesse d’un boulet de canon, s’écrasa sur son visage. Le volatile de papier retomba entre les mains grandes ouvertes d’Arthus. Quelques soubresauts parcoururent une dernière fois ses pages froissées avant qu’il ne s’évanouisse tout à fait. Arthus ferma l’ouvrage, s’empara du bigornographe qui pendait lamentablement à son épaisse couverture en cuir tout en remettant d’aplomb ses lunettes sur son nez.
Une voix nasillarde s’échappa du gros coquillage et bégaya :
— Ma-manuel à l’u-u-sage des dons à rieeeeeeen…
Alerté par le bruit de l’impact, le père d’Arthus accouru. En découvrant les cheveux blancs de son fils encore plus ébouriffés qu’à l’habitude et ses lunettes encore de guingois, il ne mit pas longtemps à analyser la situation. L’homme posa alors une main réconfortante dans le dos de son fils et lui subtilisa immédiatement le livre. Il rangea maladroitement le bigorneau dans la cavité creusée à cet effet sur la dernière de couverture et coinça l’ouvrage sous son bras.
— Est-ce que ça va, fils ? Pas trop sonné ?
Arthus ne savait pas trop ce qui était le plus douloureux : la franchise sans détour dont faisaient preuve les livres de son père ou bien leur mode d’action plutôt musclé ?
— Oui, ça va, se contenta-t-il de répondre, j’aurais dû faire plus attention en entrant. Ce n’est pourtant pas la première fois...
— Oublie ça, Arthus. Je n’ai pas terminé de tous les dresser. Certains manquent encore de manières. Ils ne sont pas censés attaquer leur destinataire... Enfin, se corrigea-t-il, ils ne devraient tout bonnement pas se tromper de destinataire.
— Celui-ci est franchement têtu. Il semble déterminer à penser que je suis un…
— Ta-ta-ta-ta-ta ! Qu’est-ce que tu racontes ! Allons bon !
Le père d’Arthus, Anatole Pumpkin, tenait une librairie d’un genre un peu spécial où les livres choisissaient leur lecteur. L’inverse aurait immédiatement été considéré comme un manque de savoir lire ! Les ouvrages s’envolaient donc avec grâce et légèreté (c’était le cas, la plupart du temps) de leur étagère afin de rejoindre les mains de leur futur propriétaire. Quoi qu’en dise son père, leur taux d’erreur était tout bonnement dérisoire, Arthus le savait bien. Il savait aussi qu’ils détestaient qu’on ignore leurs avances, ce qui les rendait de plus en plus agressifs !
— Maman m’a demandé de t’apporter ton repas, expliqua Arthus. Tu l’avais encore oublié.
— Ah, oui ? feignit Anatole Pumpkin en rangeant l’assaillant d’Arthus sur une étagère. Et… Il en reste encore beaucoup ?
— Rassure-toi, c’était la dernière portion, répondit Arthus qui retrouvait peu à peu son sourire.
Il ramassa le paquet, tombé au sol après l’impact, et le déposa sur le comptoir de la librairie. Il se dirigea vers son grand-père qui, dans un coin de la pièce, était affaissé dans son fauteuil, les genoux bien au chaud sous un plaid en tartan aux couleurs de son clan. Il avait été, jadis, un Distordeur très puissant. Près de lui, sur un petit guéridon en chêne laqué, une tasse de thé encore fumante patientait.
— Bonjour papi. Comment ça va ce matin ? demanda Arthus en souriant tendrement.
— Umpf..., marmonna le vieil homme.
Il y avait bien longtemps qu’Octavius Pumpkin ne parlait plus. Il se contentait d’abaisser les paupières et d’offrir à qui s’adressait à lui un sourire qui ne dévoilait plus aucune dent.
— Je vais y aller, dit alors Arthus.
— Déjà ? s’étonna Anatole Pumpkin. Tu ne veux pas rester un petit peu ? Je pourrais peut-être te montrer comment classer les livres pour faciliter leur décollage ?
— Pas aujourd’hui, papa. Je dois encore m’entraîner… Demain, c’est le jour de mon cours particulier avec Mlle Lang Fourchue.
Tandis qu’Arthus prononçait ces mots, son grand-père lui saisit la main. Il la lui tapota tendrement tout en dodelinant d’un air compatissant. Octavius Pumpkin avait peut-être perdu toutes ses dents mais il avait encore l’ouïe fine. La simple évocation du nom de Mlle Lang Fourchue avait provoqué chez lui un élan d’empathie sincère. Il savait combien Arthus détestait les méthodes de sa préceptrice, pourtant réputée pour être l’une des meilleures redresseuses de dons de tout le royaume.
— Je dois encore m’entraîner à tracer mes runes. Je doute que cela serve à quelque chose mais Mlle Lang Fourchue pense que je ne les connais pas suffisamment et que mon coup de poignet est encore trop mou
En vérité, la vieille préceptrice avait mentionné que c’était Arthus tout entier qui était trop mou. De l’inflexion de sa voix jusqu’à sa posture, en passant par ses boucles immaculées, tout chez lui manquait de ressort à ses yeux. Il se garda néanmoins de rapporter ses propos à son père. Ses parents payaient très cher les services de Mlle Lang Fourchue. Inutile de les faire culpabiliser davantage. Avoir un fils à la traîne était déjà un sujet d’inquiétude suffisant.
Alors qu’il s’apprêtait à s’en aller, Arthus se ravisa.
— Je peux jeter un coup d’œil dans les rayons ? demanda-t-il.
Un livre qui l’aiderait à maîtriser ses runes, voilà ce qu’il lui fallait. Pourquoi diable un spécimen de ce genre ne s’était pas encore manifesté ?
— Excellente idée ! s’enthousiasma son père.
Arthus s’engagea entre les rayonnages bien fournis de la librairie Pumpkin. Il laissa courir son doigt le long d’une étagère sans s’occuper du titre des livres. Alors qu’il allait quitter l’allée, un bruit retint son attention.
— Psssit…
Il se retourna et nota qu’un ouvrage tentait de s’extraire avec difficulté du rayon, coincé entre deux gros volumes.
— Ah, te voilà… Mumura le garçon.
Arthus s’approcha et tira le livre de son emplacement. Il fit glisser le bout de ses doigts sur le titre, tout en relief. Il se concentra
— A…
Il se concentra davantage. Ses yeux n’étaient plus que deux petites fentes.
— nnn-i … ni ?
Qui aurait pu croire que faire chanter ensemble deux symboles soit si difficile ?
— Ani-mmm-a …
Un frisson remonta le long de sa colonne vertébrale. Qu’était-il en train de faire, au juste ? Il se ressaisit et attrapa le bigornographe qu’il plaça contre son oreille. Le coquillage lui livra alors le titre du manuel :
— ANIMALIUM. Posséder le corps d’un animal n’aura plus de secret pour vous.
Arthus dut admettre que ce n’était pas vraiment ce à quoi il avait pensé quand il avait parlé de réviser ses runes mais il ne se risquerait pas à vexer un autre des livres de la librairie de son père aujourd’hui. Il fourra l’exemplaire dans sa poche et quitta l’échoppe.
Après être arrivé au bout des chapitres publiés de Dorian Lenoir, j'ai eu envie de lire autre chose de toi. Ce début est vraiment chouette. Non seulement le décor enneigé est parfait pour la saison, mais il regorge d'inventions qui donnent envie de passer du temps dans cet univers.
La place de l'écriture m'intrigue. Est-ce que Arthus a du mal à lire parce qu'il est un enfant, ou bien cette difficulté est-elle partagée par tous les personnages (ce qui explique les livres soient équipés d'un "bigornographe" qui prend en charge la lecture à voix haute) ?
Je découvre ton univers, et j'adore !
Ca semble un bon livre pour la jeunesse, j'ai hâte de découvrir la famille Pumpkin et ce monde atypique.
Bravo !
Donc, hâte de découvrir la suite !
Cette réécriture me paraît (désolée ^^´) plus prenante que la première ! J’adore les jeux de mots, et les nouveautés que tu glisses sont d’autant plus intrigantes ! Le personnage d’Arthus est beaucoup plus présent que dans la dernière version et il parle plus, aussi, j’ai remarqué. C’est top !! Les émotions du garçon sont aussi plus marquées (on s’attache plus, du coup) et sa description est super bien amenée, en plus d’être drôle ! Les relations entre les personnages et leurs caractères (notamment ceux du père et du grand-père) sont plus approfondies, j’ai trouvé.
Franchement, j’attends la suite avec impatience, merci et continue !
Je savoure les petites modifications que tu glisses... Surtout sur la fin
Et également la couleur de cheveux d'arthus !
Toujours aussi délicieux de parcourir ces lignes et j'ai très hâte de voir comment tu vas nous embarquer dans les péripéties de notre jeune heros
Signé une lectrice qui a entre 9 et 13 ans 🙈
Mais plus sérieusement, ce premier chapitre plante très bien le décor. J'aime beaucoup le fait que la vision du merveilleux et de la magie présente ici soit assez "chaude", quelque chose de réconfortant quand on le lit. Généralement, je vois pas mal d'écrits qui traitent ce genre de choses sous un angle assez "froid" et parfois sombre, parfois dur. Ici, et ce même si Artus n'est pas le mieux loti dans la vie, il y a toujours cette vibe "boule de coton", où l'univers n'est jamais vraiment sombre et où tout se passe à peu près bien. Et j'aime beaucoup.
Donc, ouais, j'aime bien ce début. Et j'ai bien envie de savoir comment la suite va se passer (c'est ajouté à ma Pile !)...