J’avais 12 ans. Je venais à peine d’entrer au conservatoire et j’avais eu durant l’année mes toutes premières déconvenues musicales. Je sortais d’une école belle et accueillante, dans un milieu chaleureux où tous les enfants partageaient des jeux sur les escaliers du palier ou avec l’ascenseur de verre qui trônait au plein centre du rez-de-chaussée, pour arriver dans un conservatoire miteux, délabré, sale et lugubre. Je découvrais un professeur exigeant et ferme dans ses paroles, qui me blessait régulièrement en me comparant avec un robot, un escargot, une vieille ou un singe savant, considérant que je n’étais pas musical dans ma manière d’interpréter les morceaux qu’il m’imposait. J’avais découvert avec amertume également le monde des concours, avec les candidats qui te jugent du regard pendant les préparations en loge, s’imaginant dans leur tête qui va poser problème et qui va être éliminé d’office. J’avais fini cinquième au second tour après des heures de délibération, ce qui m’avait déçu au plus haut point. Mais j’avais récupéré de cette épreuve humiliante un cadeau de consolation qui me suivit pendant des années : une enceinte portable à pile, sur laquelle je pouvais brancher mon iPod et faire résonner toutes les chansons que j’aimais. Si désormais, ce type d’enceinte est très obsolète, tous les appareils de ce genre fonctionnant dorénavant avec une batterie, une bien meilleure qualité et une taille beaucoup plus réduite, elle était à l’époque mon trésor unique et flamboyant, comme je n’en avais jamais vu auparavant.
Ainsi s’échappait de ma musique beaucoup de déception et d’amertume, mais à cette époque-là, je n’y pensais déjà plus. Car nous étions à la fin de l’année scolaire, le conservatoire fermait ses portes et j’étais libre pour deux mois de jouer et de chanter ce que je voulais, autant que je le pouvais. Avec mon frère, nous découvrions le pouvoir de télécharger l’audio des vidéos YouTube depuis nos ordinateurs pour les transférer sur nos baladeurs. Nous profitions alors de ce don incroyable de pouvoir écouter les chansons que l’on souhaitait sans rien payer et sans rien demander à nos parents. Ainsi, nous fouillions internet pendant des heures pour récupérer tout ce qui nous plaisait : peu importait le genre ou l’origine, tout ce qui pouvait nous donner le sourire était installé avec un seul clic. J’étais un enfant passionné par les films de Miyasaki, dont le dessin et les histoires faisaient vibrer mon cœur comme aucune autre œuvre. C’est donc sans aucun étonnement que j’en avais téléchargé toutes les musiques avant de les écouter durant des heures dans ma chambre, sur cette petite enceinte de la taille de mon avant-bras. Parmi toutes ces chansons, une s’est détachée du lot pour marquer ces jours de vacances d’été de son empreinte joyeuse : If I’ve Been Enveloped in Tenderness, de Yumi Matsutōya.
De la porte-fenêtre de ma chambre, se mélangeait ce que je voyais et ce dont je me souvenais du film. Le grand ciel bleu de l’été accompagné du chant des cigales laissait apparaître, à la place de l’herbe brûlée du jardin, les doux remous de la mer faisant naviguer sur elle l’espoir d’une vie plus tranquille. Isolé du reste du monde, je chantais et je jouais à la flûte cette musique aux reflets mélancolique dont je n’arrivais pas à me lasser. Me plongeant au plus profond de mes rêves, tournant en rond dans ma chambre, je me créais des scènes en imaginant me promener dans les rues de cette ville au bord de l’eau. Je faisais semblant de ranger, changeant machinalement un livre ou deux d’endroit dans l’étagère, alors que je virevoltais dans l’espace. Je devenais un sorcier sur un balai, parlant avec les chats noirs et ayant le droit de quitter le cocon familial pour la belle aventure. Plus de collège où je n’existais pas, plus de disputes, plus de conservatoire aux murs branlants. Je dansais n’importe comment, je chantais faux, je jouais de ma flûte à la volée, produisant une note tremblante après un saut de cabri sur place. J’étais libre.
« Quand j’étais petite, il y avait un dieu qui a comblé mes rêves d’une manière bien étrange. Quand je me suis réveillée au matin avec ce sentiment de quiétude, j’ai compris que les miracles arrivaient même une fois adulte ». Je chantais en japonais sans me soucier du sens ni de la phonétique de ses paroles. Me tromper n’était plus un souci : je faisais ce que j’aimais, comme je le sentais. Mais même sans essayer de saisir ce qui se disait, je ressentais grâce à l’accompagnement nostalgique ce qu’elle voulait me transmettre. Par son message, cette chanson illustre à merveille le propos du film, propos qui en fait un de mes films Miyasaki préférés, encore aujourd’hui. Car Kiki la petite sorcière parle d’art et d’angoisse existentielle, une peur que je commençais qu’à peine à éprouver et qui n’allait que s’accentuer avec le temps. Et malgré tout, l’œuvre est drôle, sympathique et surtout très optimiste, qui fait que n’importe quel enfant peut un jour, comme moi, se trémousser en chantant du yaourt en imaginant des cris de mouette dissimulés dans la stridulation des cigales.
Kiki la petite sorcière transpire d’un sentiment d’été et de vacances, malgré la dépression abordée au milieu de l’intrigue. Je suis persuadé que ce n’est pas pour rien que, même sans chercher à comprendre les messages cachés et les paroles en japonais, c’est cette musique qui a accompagné mes longs mois de repos que je n’arrivais qu’à peine à prendre. L’ombre d’un serpent se camouflait derrière ma tranquillité, celle d’une pression qui s’installait avec perfidie, contaminant les murs pour anticiper la destruction de mon mental qui allait venir.
Bien des années plus tard, j’ai suivi le parcours de Kiki en m’obligeant à la pause et me forçant à oublier tout ce qui ne fonctionnait pas. Quand bien même cette musique et cette voix furent mon unique raison de vivre pendant longtemps, je les mis de côté. Et dans le film, comme ce qu’avait annoncé Miyasaki par les paroles de sa peintre, ce fut en arrêtant la musique totalement qu’elle finit par me revenir, débarrassée de son monstre de contrainte retrouvant cette forme si innocente qu’elle avait durant ces mois d’été, sur les sons grésillants d’une enceinte de basse qualité. Ainsi, plus qu’un sentiment d’apaisement et de liberté qui me prend en écoutant à nouveau cette Musique Capsule, vient une immense gratitude envers un vieux monsieur qui ne sait même pas que j’existe, mais qui par son travail a permis de sauver mon art.
J'ai pris au pif des nouvelles en me fiant aux titres, en fonction de si ça me parlait et si des gens avaient laissé des coms (tant qu'à faire, autant aller là où personne n'a lu !)
C'est pas forcément évident de commenter quelque chose qui relève de l'intime, d'une certaine façon. Je trouve l'exercice intéressant, de relier la musique à des épisodes de sa vie, de manière aussi intrinsèque, comme des petites parenthèses. Je suis épaté du nombre de capsules que tu arrives à écrire ; je suis plutôt monomaniaque et j'écoute trop les mêmes musiques en boucle pour atteindre une telle diversité, je crois, si je m'y essayais !
J'ai beaucoup aimé cette capsule ; ayant moi-même été dans un conservatoire, j'ai bien ressenti ce que tu décris. Pour moi ça n'a pas été un changement d'école de musique mais de professeur qui a été traumatisant. J'ai juste un mot à dire : vive la libération !
Plein de bisous !
Parenthèse, toutes mes musique capsule ne le sont pas, mais c'est un peu l'esprit que je cherchais, donc ça me fait très plaisir de lire ton commentaire 😁
Et je suis aussi très monomaniaque dans mes écoutes, mais mon boulot et ma passion font que j'ai pu écouter beaucoup de choses et beaucoup de fois la même chose x) c'est peut être parce que j'ai des écouteurs constamment sur les oreilles et des parents tout aussi passionné que moi !
Et si je me suis arrêté a 100, toujours j'ai envie d'en écrire d'autres x) je me suis dit que le fait d'en avoir autant est sûrement un de mes atouts et ça a été une des raisons pour laquelle je les ai écrite. En tout cas, merci pour ton retour ! J'espère que, si tu en lis d'autres, ça te plaira :)
Loin de connaître toute l'oeuvre du gars, je suis tout de même pas mal fan des films de Miyazaki ou des studios Ghibli. Ceux que j'ai vu font partie de ces films qui ne te laissent en aucun cas indifférent (musique, dessins, personnages, thèmes, côté onirique… tant de choses dont on pourrait disserter mais jv faire court xD)
Concernant le texte en lui-même : tes capsules commencent à se faire écho entre elles, ; c'est agréable parce qu'en tant que lecteurs on commence à cerner le personnage (toi) tout en suivant un espèce de flot de souvenirs qui se coud tout seul au fur et à mesure (dans le sens où au début ça parait décousu, car on fait des sauts dans le temps en avant et en arrière d'un chapitre à l'autre). L'ambiance et l'écriture me plaisent toujours autant, donc c'est un nouveau coup de coeur ;)
Je m'étais pas mal posé la question de : est-ce que je met dans un autre chronologique, thématique, ou est-ce que je laisse tout flotter un peu dans l'ordre où je les ai écrites ? Finalement, j'aime bien que ces écho soient dans le désordre et que l'on puisse si l'on veut se "reconstruire" un peu le fil si l'on souhaite ^^ Je sais aussi qu'il y a des gens qui lisent seulement les chapitres dont ils connaissent les musiques (et ça se voit particulièrement sur ce compteur de vue, la vache je savais que les films de Miyasaki étaient populaire mais qu'est-ce que quoi pour cette explosion de vue j'ai pas compris xD), et donc le fait qu'on puisse aussi bien chercher à se construire l'histoire comme se contenter de chapitre éparses me plait pas mal ^^
Je suis très content que ça te plaise ! et bon film, du coup ! :D (pour l'occasion, je m'étais revu le film aussi xD)
(...Promis je posterai pas de nouveau commentaire à chaque nouvelle vue. De toute façon j'ai pas assez de jeux de mots sur les yeux en réserve)
J'ai surkiffé le visionnage de Kiki la petite sorcière, et je te remercie parce que sans toi je ne l'aurais probablement pas vu tout de suite. C'est un film qui fait énormément de bien, alors que je vis moi aussi une période de confusion (pour le dire en peu de mots). "If I've been envelopped in tenderness" revient souvent dans mes écoutes, depuis ;)
Sinon, petite anecdote : je me disais bien que le nom de Yumi Matsutōya m'était familier ! En fait, j'ai une petite passion pour les pochettes d'albums, et l'une des siennes fait partie de mes préférées ever (celle de "Sakuban Oaishimasho"). Et c'est précisément cette pochette-ci qui m'a inspiré pour la réal de ma photo de profil sur PA ! Voilà, tout est lié xD
Et dingue, j'adore ! x) je suis content si t'as apprécié revoir kiki et redécouvrir Yumi Matsutōya, que personnellement je ne connais que d'assez loin ^^