J’avais 21 ans. Nous sortions tous de plusieurs mois d’isolement, après une situation sanitaire historique qui avait bouleversé toute notre façon de vivre et de voir le monde. Petit apprenti conteur et musicien intervenant que j’étais, rêvant de voyage en itinérance avec pour tout bagage mes livres et mes instruments de musique, je découvris un univers arrêté, stoppé dans le temps comme à l’intérieur d’une bulle pouvant exploser à tout instant. Depuis mon milieu culturel, j’observais avec sidération les élans de panique des gens de mon âge et parfois même plus vieux, qui se reconvertissaient pour des professions moins méprisées. Alors, je vivais sans me poser trop de questions sur ma place dans la société et des yeux du monde sur moi. Cela faisait désormais plusieurs mois que je subissais, les jugements de ma télé au milieu du visage. Le métier de conteur n’était plus qu’un rêve, mirage fabuleux et rempli de mystère qui pouvait susciter une admiration pour ceux qui ne partageaient pas cette passion. En quelques jours, j’étais devenu, non plus un étudiant, non plus un artiste, mais un être non essentiel.
Durant des mois, je suis resté chez moi, à bouder dans ma couverture de ce nouveau titre dont on m’affublait de tous les côtés. Mais quand les beaux jours sont arrivés, et que l’insouciance liée aux chaleurs estivales du Midi a pointé le bout de leur nez, il avait bien fallu que je sorte de ma coquille. Ce sont mes parents qui m’ont récupéré en petits morceaux avec compassion, dans leur maison posée sur les collines qu’ils allaient bientôt quitter pour les affres des vacances d’été en Normandie.
D’ordinaire, mes parents évitaient les vacances trop coûteuses et trop lointaines. Mais nous poursuivions un objectif clair, celui d’aller rejoindre ma sœur, en plein travail au mont Saint-Michel, que nous n’avions plus vu depuis quasiment six mois. Nous ne nous l’étions pas avoué, mais il y avait également en nous l’envie de rattraper tout ce moral perdu et abandonné sur le bord des fenêtres. Ainsi, je les ai suivis durant trois semaines, dans des vacances qui ressemblaient presque à un road trip. Passant un jour à La Rochelle, pour ensuite retrouver des amis au Mans, ma ville natale ainsi que celle de ma mère, arriver jusqu’à Caen et longer les côtes jusqu’à apercevoir la fameuse abbaye de la Manche. Nous changions de logement à chaque lieu, parfois ne restant que quelques jours dans l’un avant de repartir.
L’emploi du temps était chargé, rempli de randonnées et de promenades sur le littoral. Bien que marcher ne me dérangeait pas, je faisais toujours en sorte d’avoir sur moi mon casque et mon téléphone pour imaginer toutes les histoires que je souhaitais en grimpant les rocs usés par les remous de la mer. De la musique de film aux albums de métal, tout pouvait me convenir tant que cela correspondait à ce que je pouvais ressentir en observant les vagues. Et un jour où mes parents voulurent se promener sur des petites îles normandes, nous prîmes une navette tous ensemble de bon matin, sous un soleil radieux.
J’avais toujours été assez effrayé en bateau. L’immensité des véhicules et l’impossibilité de se sauver une fois éloigné des côtes s’il venait à couler me donnaient le mal de mer. J’étais donc sur le quai assez nerveux, trompant ma fébrilité avec quelques musiques tournant en rond dans mes oreilles. Mais quand je m’installais à côté de ma mère, à l’étage extérieur et à l’arrière, voyant près de moi les vagues se transformer en écume sur la coque blanche, un sentiment bien plus fort et bien plus étrange me prit. D’une intensité qui se mélangea aux accords de la musique défilant à l’intérieur de mon casque, couvrant le bruit des houles : Je m’en vais, de Vianney, repris par Postmodern Jukebox.
« Et tournent, et tournent dans ma tête les images du long métrage… Quand tu diras que c’est ma faute, que je n’ai jamais su t’aimer… Au diable toi et tes apôtres ! Je m’en vais ! » Le bateau s’éloigna du port au son du saxophone, et ce sentiment indescriptible se mêla à une joie incroyable. L’horizon était dégagé, magnifique. Les lueurs du soleil se reflétaient dans les vagues comme un ciel parsemé d’étoiles. Tout semblait calme, d’autant plus que mon casque réduisait le son du moteur, me masquant ce qui aurait pu me paraître désagréable.
En quelques accords, je me trouvais sur un navire du XXe siècle, où les passagers étaient les maîtres du monde et où le jazz était encore à la mode. Et même si je mélangeais dans mon plaisir ce que je voyais aux souvenirs du film Titanic, j’étais bien libre de me créer un univers où celui-ci n’avait jamais coulé. Ce sentiment si étrange, qui m’avait pris à la gorge en apercevant cet horizon vide et plat, qui n’existe pourtant jamais pour un Cévenol épris des montagnes comme moi, c’était un authentique élan de liberté.
En vérité, c’était peut-être un peu ridicule, ou exagéré. Nous n’allions pas bien loin. Et nous allions forcément rentrer, regagner la même navette le soir venu. Mais pour cette heure de voyage, j’étais le regard accroché aux remous de la mer, espérant repérer un dauphin ou peut-être encore un dragon dans les profondeurs de l’eau. Penché au-dessus de la rambarde, incapable de m’en détacher, je ne pouvais qu’écouter ces paroles qui me correspondaient sans vraiment coller : « Je m’en vais. »
Je n’ai pu que laisser la chanson tourner dans mes oreilles, me dandinant au rythme de la contrebasse, jusqu’à ce que je la chante aux vagues sans que personne ne m’entende. Je ne me souciais qu’assez peu de son histoire, bien que j’imaginais le récit d’un amour entre deux jeunes femmes, dont l’une qui s’enfuit en bateau de sa relation toxique. Tout ce qui m’importait était cette impulsion étrange, résultante du mélange entre l’ancien et le nouveau, qui créait cette ambiance unique.
Je n’ai jamais entendu la version originale. Et malgré les mois, les années, je n’ai jamais réussi à m’y résoudre. Cette version s’est tant cristallisée en moi d’un éclat de mer, m’envolant comme dans un vieux mouvement où le monde pouvait rêver du pouvoir des fleurs, que je serai incapable de l’écouter autrement. Je m’en vais, interprétée de cette manière, m’a donné un immense coup au cœur qui résonne aux échos des vagues avec intensité pareille aujourd’hui, peut-être même davantage alors que la bulle ne semble toujours pas se décider à exploser ou non en nous laissant encore dans une attente assassine. Perdu dans mon inessentialité, je ne pourrais pourtant pas vivre sans.