II. 1 - Eileen

Notes de l’auteur : Premier chapitre de la seconde partie ! Bonne lecture ;)

- Chef, chef !

L’homme courait à travers le camp, bousculant les gens qu’ils rencontrait sans s’excuser.

- Mais poussez-vous donc ! cria-t-il brusquement. Il faut que je parle à Bahr !

Les Pilleurs qui circulaient tranquillement dans l’allée principale s’écartèrent brusquement pour le laisser passer. L’homme parcourut les derniers mètres qui le séparaient de son objectif et entra dans la tente de son chef en coup de vent.

- Chef, on a le…

- Tu pourrais toquer, dis donc.

Le Chef du Clan de l’Aube, assis à son bureau au centre de la tente, avait relevé le front et fixait son interlocuteur d’un air courroucé.

L’homme ignora la remarque et poursuivit, haletant :

- Bahr, le chef du Clan Vert demande à vous voir !

L’expression de Bahr changea aussitôt, passant de l’agacement à la plus complète des surprises.

- Que dis-tu ? Le Clan Vert ? Ici ?

- Oui.

Il réfléchit quelques secondes.

- J’y vais.

Il se leva et sortit de la tente, suivit par le messager.

Tout en traversant le camp à grandes enjambées, Bahr réfléchissait. Que faisait-ils ici ? L’assemblée des Clans n’était pas prévue avant deux mois. Ils n’avaient pas d’affinités particulières avec ces hommes vivant près des Petites Collines, mais pour autant, il n’y avait jamais eu de tensions particulières entre leurs deux Clans. Peut-être était-ce un piège ? Non, ils n’étaient pas assez idiot pour s’imaginer défaire les Pilleurs de l’Aube.

Tout en réfléchissant, Bahr était arrivé à l’entrée du camp, ou quatre de ses Guerriers encadraient trois hommes Verts. Il s’avança en direction de leur Chef, un homme d’une soixantaine d’années, qui portait une longue barbe tressée. Comme les deux autres hommes qui l’accompagnait, son torse, nu, était recouvert d’étranges tatouages verts. Il portaient l’habit typique du Clan Vert, un kilt tenu à taille par une large ceinture. Les trois hommes semblaient exténués, et leur corps étaient recouverts de blessures diverses, plus ou moins graves, qui semblaient récentes.

- Haclar’n ! Que viens-tu faire ici ?

- Bahr, répondit le chef du Clan Vert en inclinant la tête en guise de salut. Je viens au nom de tout mon Clan.

Ses yeux lancèrent des éclairs et sa voix monta d’un ton.

- Je viens demander asile et protection !

 

*      *      *

 

« Flash info : on vient d’apprendre qu’un nouveau sabotage vient d’avoir lieu dans une usine au nord de Syr-Rhân. L’acte aurait été mené par les mêmes dissidents qui depuis plusieurs années sèment le trouble dans notre belle ville. Les « Opposants » comme ils aiment à s’appeler. Sire Wingham, le Haut Procureur de la Milice, s’est exprimé lors d’une brève allocution afin de rassurer la population. Il a affirmé que la capture et le démantèlement de tous les membres de l’Opposition n’était plus qu’une question de temps. Le Grand Prophète lui-même, heureux Bienfaiteur de notre cité, a tenu à présenter un communiqué. Il a assuré que ces infâmes actes de terrorismes ne resteraient pas sans punition, et que les dieux de Syr-Rhân veillaient sur la ville. Il a ensuite précisé que tout déclaration ne confirmant pas les dires du Gouvernement seraient sévèrement puni, afin de ne jeter le trouble dans la population. Affaire à suivre…

Chers auditeurs, vous serez heureux d’apprendre que la rénovation du Temple Nord touche à sa fin. On nous annonce, sans surprise, que l’inauguration allait bientôt avoir lieu. Toute la population est évidemment invitée à cet évènement historique, qui... »

L’homme allongea la main pour éteindre le poste. Il se coupa dans un grésillement.

- Pfff… Toujours les mêmes infos. Feraient mieux de parler de l’actualité sportive, s’rait vachement plus intéressant.

Il enleva son calot de service pour se gratter le crâne et parcourut la pièce d’un regard ennuyé. Ce poste de milice était vraiment minuscule. Un bureau, un fauteuil, et quelques effets personnels qu’il avait disposé là. Comme la plante en orga-synthèse offerte par ses collègues de bureau.

Le milicien soupira. Il avait vraiment écopé du pire service. Surveillance de la porte du Hall Sud ? Surveillance mes fesses, oui ! Personne n’utilisait cette sortie depuis cinquante ans. Et on devait la surveiller ?

Le fauteuil protesta dans un couinement quand l’homme se leva et entreprit de faire les cent pas. Il savait parfaitement qu’il n’était qu’un petit milicien, mais était-ce une raison pour lui octroyer un poste aussi ennuyant ? Il avait l’impression que le Procureur prenait un malin plaisir lorsque qu’il l’assignait quelque part. Quand il n’était pas de surveillance à l’un des quatre Halls, il se retrouvait à arpenter les rues en ville. Pour garder un œil sur quoi ? Les citoyens ?

L’homme souffla d’énervement. Quel métier de merde, pensa-t-il avec amertume. Elle était loin, l’époque ou il rêvait de rendre service à la ville !

Soudain, il s’immobilisa et fixa un point à travers les vitres du poste. Il mit quelques secondes à réaliser ce qu’il voyait. Il y avait quelqu’un ! Une jeune femme, habillée d’une façon étrange, poussait la porte principale du Hall du Sud. Le milicien jubila intérieurement. Il était à peu près sûre que cette fille n’avait aucun droit de passage vers Syr-Rhân. Elle faisait sûrement partie de ces misérables imbéciles vivant dans la Périphérie, qui espéraient une vie meilleure dans la capitale.

Il récupéra son calot et sortit du poste pour se diriger vers la fille, un sourire mauvais au lèvres. Il se frotta les mains.

Le procureur ne pourrait que le féliciter quand il verrait ce qu’il ramenait au poste.

 

*      *      *

 

Lorsque Nadah vit l’homme en uniforme qui s’avançait vers elle, elle sentit une bouffée de panique l’envahir, et eut l’envie de fuir à toutes jambes.

Puis elle se raisonna. C’était inutile, si elle voulait rencontrer le Gouvernement, il fallait bien qu’elle rencontre les gens du Dessous. Elle prit son courage à deux mains, et vint à la rencontre de l’homme, tout en l’observant. Elle eut une pensée amusée en remarquant sa tenue compliquée, composée principalement d’un vêtement en deux parties, ou de deux vêtements. Un pour le haut, et l’autre pour le bas ; et enfin, un chapeau, bizarrement posé sur un côté de son crâne.

Ils finirent par arriver à la hauteur l’un de l’autre et l’homme prit la parole.

- Votre laissez-passer.

Nadah resta interdite quelques instants. L’homme avait un accent à coupeau au couteau, elle n’était pas sûre d’avoir bien compris ce qu’il lui disait. Un laissez-passer ? Elle n’avait aucune d’idée de ce que cela pouvait bien être.

- Bonjour, monsieur, commença-t-elle, hésitante.

Comment présenter cela ? Elle se sentait ridicule.

- Je représente une... délégation de paix, et j’aimerais rencontrer…

- M’en fiche. Vous devez avoir un droit de passage si vous voulez rentrer à Syr-Rhân.

Elle eut une bouffée de panique.

- Attendez, vous ne m’avez pas écouté. Je ne suis pas d’ici, je viens de la Surface ! Je représente une délégation de paix, et je voudrais rencontrer votre Gouvernement !

L’homme eut une moue méprisante

- Pardon ? De la Surface ? Vous vous foutez de moi ?

La jeune femme voulut répondre, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Elle resta interdite, les bras ballants, ne sachant quoi dire.

- Mais… pas du tout… j’ai… finit-elle par balbutier.

Brusquement, le milicien lui attrapa brutalement le bras.

- Une clandestine ! Voilà ce que tu es ! Je vais t’emmener chez le Procureur, tu lui racontera ton histoire. On verra ce qu’il dira !

Il éclata d’un rire mauvais et fit volte-face, la traînant derrière lui comme un vieux sac.

Nadah, sous le choc, n’essayait même pas de résister et se laissait emmener. Son cerveau avait cessé de fonctionner.

Elle était dans un horrible cauchemar.

L’homme la tirait toujours par le bras. La porte du Hall Sud et le poste étaient seulement espacés d’une cinquantaine de mètres par une pente, suite à quoi celle-ci s’adoucissait pour aboutir à l’entrée de la ville, ou le sol, jusqu’alors composé du même revêtement que celui présent dans le Hall Sud, laissait place à un dallage impeccable de pavés.

Ils approchaient rapidement des premières habitations de Syr-Rhân. La panique avait pris contrôle de chaque parcelle du cerveau de Nadah, mais son inconscient ne cessait d’emmagasiner des informations qu’elle se remémorerait par la suite.

À l’entrée de la ville, les premières habitations étaient de grands immeubles. Ils se ressemblaient beaucoup, mais différaient par leur façade. En avançant, des petites boutiques montrait parfois le bout de son nez, écrasées entre deux bâtiments. Une enseigne lumineuse renseignait ce qu’elles vendaient. Et parfois, le long des trottoirs, un commerçant avait dressé un étal, proposant divers produits.

Il y avait également beaucoup plus de gens. Certains pressés, d’autres moins. Ils marchaient le long des trottoirs, qui tenant un journal, qui discutant avec son voisin. Sur leur visage, certains montraient de l’ennui, d’autres de l’envie. D’autres encore, plus rares, avaient un grand sourire aux lèvres. Au fond des yeux de tous brillait une indéfectible peur.

Les premières machines faisaient leur apparition. Au milieu de la chaussée, une machine, semblant d’automate, agitait de longs bras articulés. Un chapeau était posée sur sa tête en cuivre, et sur son torse était gravé sa fonction : agent de circulation.

D’autres avançaient rapidement, leurs roues tressautantes actionnées par des centaines d’engrenages. Cliquetant sans arrêt au tréfonds de leurs délicats mécanismes.

Le milicien tenait toujours Nadah par le bras et la serrait fort. Il lui faisait mal. La jeune femme ne protestait pas, se contentant de suivre mécaniquement. Son cerveau était inondé d’informations, elle ne parvenait plus à les traiter.

C’était si différente de tout ce qu’elle connaissait ! Une effervescence régnait partout autour. Une agitation perpétuelle, pareille à une ruche aux heures les plus chaudes de la journée. Des voix. Par centaines. Murmurant, criant, chuchotant. À quoi s’ajoutait des bruits de pas. Des cliquetis incessants. La dilation des pièces chauffés par le frottement. Des roulements fracassants, des doux frottements.

Trop de bruit, trop de machines, trop de gens. Trop de vie.

Nadah avait tout de même conscience des regards que lui jetaient les gens. Des regards curieux. Ou des regards méprisants. Ils la remarquaient tous. Elle n’avait rien à voir avec eux. Comment avait-elle pu croire un seul instant qu’elle passerait inaperçue ?

- Attention !

Un cri avait fusé, devant. Le milicien s’arrêta brusquement et tendit le cou pour voir ce qui se passait.

Une dizaine de mètres devant, un véhicule semblait avoir perdu tout contrôle et zigzaguait au milieu de la chaussée d’une manière erratique. Il se dirigeait vers eux.

Puis, soudain, alors qu’il n’était qu’à une dizaine de mètre, il vira brusquement sur le côté, quittant la route. Il se précipitait vers un étal de marchandises.

Le commerçant eut à peine le temps de se jeter à terre avant que le véhicule ne percute son étalage. Qui explosa. Aussitôt les gens se mirent à courir en criant, engendrant un mouvement de panique.

Le milicien, en bon représentant de la loi, se mit aussitôt à vociférer. Mais personne ne semblait vouloir l’écouter, occupés soit à quitter rapidement le sinistre, soit à hurler sur le chauffard.

Nadah observait la scène d’un œil terne. Il y avait bien longtemps qu’elle avait cessé de penser et de réfléchir. L’homme l’avait lâché, trop occupé à tenter de rétablir l’ordre. Elle se tenait toute droite, les bras le long du corps, son cerveau embrouillé ne sachant que faire.

C’est à cet instant qu’on la bouscula sans ménagement. La Pilleuse faillit tomber à la renverse. Avant qu’elle ait pu esquisser le moindre geste, quelqu’un la remit debout violemment. Lui attrapa le bras. Et l’entraîna à sa suite.

- Mais… que… fut tout ce que réussit à balbutier Nadah.

Quelques mètres plus loin, l’inconnu la poussa dans une ruelle, avant de continuer sa course, Nadah ballottée derrière lui.

Ce fut ainsi durant de longues minutes, de ruelles en ruelles.

Droite, gauche. Droite, gauche. La jeune femme avait la tête qui lui tournait, elle était exténuée. Devant elle, l’inconnu ne desserrait pas sa prise, et la tirait toujours aussi vigoureusement.

Puis soudainement, il stoppa sa course, et relâcha son bras. Nadah s’écroula par terre, haletante, le corps entier parcouru de violents frissons.

Elle tenta vainement de reprendre son souffle. Ce sprint infernal avait eu un point positif : il lui avait remis les idées en place. Elle avait l’impression de se réveiller d’un rêve qui avait commencé quand elle avait rencontré le milicien.

Le milicien… C’était sûrement lui qui l’avait entraîné de cette façon. Mais pourquoi avait-ils donc couru de cette façon ?

Nadah leva légèrement les yeux. Deux pieds lui faisaient face. Le droit battait le pavé impatiemment. La Pilleuse appuya ses deux mains sur le sol et se releva pour faire face à son ravisseur. Elle était bien décidé à l’affronter.

Elle eut un hoquet de surprise. Le milicien avait disparu, laissant place à une jeune femme. À peu près de son âge, elle croisait les bras et affichait un grand sourire insolent.

- Salut. C’est quoi ton prénom ?

Sa voix d’alto était amicale, mais la question était posée avec retenue.

- Na… Nadah.

- Sympa.

Elle tendit la main à une Pilleuse abasourdie.

- Moi, c’est Eileen.

 

*      *      *

 

- Second Häthyr. C’est juste ici.

La voix se répercuta plusieurs fois avant de se perdre dans l’obscurité de la grotte. Puis résonnèrent des raclement de talons, témoins d’une petite troupe se mettant en marche.

L’homme tenait une lanterne haut devant lui, comme pour écarter le plus loin possible les volutes de ténèbres qui semblaient vouloir les étouffer. Il marchait devant, suivi par cinq hommes dont quatre portaient des lanternes. Celui juste derrière lui prit la parole.

- Ils sont là depuis longtemps ?

- On les a trouvés il y a quelques heures, Second. Mais ils sont morts depuis hier.

Häthyr afficha un air contrarié et fit claquer sa cape noire derrière lui. Qu’est-ce que c’était encore que ce bazar ? Il n’imaginait même pas la tête que ferait la Première quand il devrait lui faire son rapport. Ni sa colère.

Mais la priorité n’était pas là. D’abord, il fallait qu’ils fassent tout disparaître rapidement. Avant que le Gouvernement ne s’en mêle.

- Combien de morts ? demanda-t-il brusquement.

- Soixante-treize.

Ah oui. Quand même. Le front de Häthyr se plissa sous l’effet de l’agacement. Soixante-treize ? Mais bordel, qu’est-ce qui s’était passé ? On ne tuait pas autant de gars comme ça, d’un claquement de doigts !

L’homme devant lui s’arrêta et brandit sa lanterne encore plus haut, autant que c’était possible. Ils y étaient.

Häthyr réprima un haut-le-cœur. C’était une véritable boucherie. Quelle horreur.

Des corps étaient allongés un peu partout devant eux. La plupart avaient une posture absurde, les membres disloqués, recouverts de sang séché. Certains n’avaient plus de bras. Plus de jambes. Plus de tête. Ceux-qui en avait encore une portaient un grand masque à plumes. Dissimulant le rictus de douleur qui s’était imprimé sur leur visage à leur mort. Une odeur de blessure infectée flottait dans l’air. Suffocante.

Les yeux du Second lui piquèrent. Mais qui avait bien pu faire ça ?

- Ils se sont peut-être entre-tués ? suggéra quelqu’un, répondant à sa question mentale.

Häthyr ne tourna même pas la tête.

- Imbécile. Dans ce cas, explique-moi pourquoi la plupart d’entre eux forment un cercle ?

Le Second avait pointé un index, désignant le centre de la scène. L’interpellé ne répondit pas. Des corps empilés formaient un cercle quasi parfait, haut de plus d’un mètre et demi.

Comme s’ils avaient tentés d’atteindre quelque chose au centre du cercle, mais s’étaient fait tués avant, participant ainsi à l’élévation de la barricade.

Quelque chose. Ou quelqu’un.

- Et les autres ?

L’homme à la lanterne leva un regard surpris vers son Second.

- Les… autres ?

- Oui. S’il y a eu un combat, il doit bien y avoir d’autres corps. Sans masques à plumes. Contre qui ils se sont battus.

- Non.

La paupière droite de Häthyr tiqua.

- Comment ça, non ?

- Ben on a pas trouvé d’autres corps. Il y a soixante treize hommes. Et tous ont des masques à plumes. C’est tout.

Le Second réfléchit quelques instants, les ombres de la lanterne s’étalant sur son visage.

- Bon. Va chercher les chefs des Quartiers Supérieurs et Extérieurs. Avec tous leurs gars, vous aurez tôt fait de tout nettoyer.

Son interlocuteur opina du chef.

- Mais grouillez-vous. Que ces rats du Gouvernement viennent pas mettre leur nez dans nos affaires.

Nouvel hochement de tête.

- Je retourne aux Quartiers Généraux. Tu viendras y faire ton rapport.

Häthyr fit volte-face sans attendre de réponse, sa cape claquant sèchement derrière lui. Il prit une des lanternes et s’éloigna rapidement, un air courroucé sur le visage.

Cette histoire de corps qui disparaissaient sentait mauvais. Très mauvais. Une fois le nettoyage fait, il faudrait mener l’enquête. Et vite. Le temps pressait.

Mais pour le moment, il avait plus important à faire. Comme faire son rapport à la Première Silkya.

Häthyr poussa un long, très long soupir.

 

*      *      *

 

Behastin jeta un regard à l’horloge de sa boutique. 18h 56. Il fermait dans quatre minutes. Néanmoins, quelques clients circulaient encore dans les rayons, cherchant désespérément un produit qui leur manquait.

La boutique n’était pas grande, loin de là. Mais elle était plutôt bien placée dans la ville. Assez éloignée de la banlieue, ce quartier était plus aisé. Et les gens étaient nombreux à venir ici faire leurs petites courses d’appoint.

Behastin se redressa du comptoir sur lequel il s’était appuyé et s’éclaircit la voix.

- On ferme !

Aussitôt, les quelques clients restants se dirigèrent docilement vers le comptoir. Personne ne se risquait jamais à dépasser les horaires d’un commerçant. Sinon, on risquait d’avoir des ennuis avec le Gouvernement. Et en règle générale, il valait mieux éviter d’en avoir.

Tout en rentrant le prix des articles du premier client dans son calculateur, le commerçant eut une pensée pour sa femme et sa fille qui l’attendaient pour dîner. Il ne fallait pas qu’il oublie de rapporter de l’huile, il n’y en avait plus à la maison.

Un coup de sonnette tinta dans le magasin. Behastin et ses clients restants levèrent tous un regards surpris vers la porte. Personne n’ignorait la loi. La loi était très stricte. Qui oserait alors rentrer dans une boutique passé dix minutes avant sa fermeture ?

La porte du magasin se referma dans le même tintement. Un silhouette se tenait debout, dans l’ombre des étals. Une jeune femme. Elle semblait exténuée.

Le commerçant la prit en pitié. Que faisait-elle à cette heure-ci ? Ignorait-elle que le couvre-feu commençait bientôt ? Il lui fit un grand sourire, mais la jeune femme ne le vit pas. Elle s’était adossé contre un mur, les traits tirés par la fatigue. Attendant patiemment.

Behastin s’empressa de rentrer le prix des derniers articles de ses clients, ainsi que leurs noms. Il leur souhaita une bonne soirée, puis les accompagna du regard lorsqu’ils s’éloignèrent du comptoir. Il passèrent devant la jeune femme, lui jetant un regard méprisant ou surpris. Puis quittèrent la boutique.

L’homme appuya sur plusieurs boutons de son calculateur. La machine émit un léger bourdonnement. Il y en avait pour plusieurs minutes, le temps qu’elle se mette en communication avec le calculateur général, afin de lui communiquer tous les achats de la journée et les noms des clients. Ainsi, le Gouvernement savait exactement ce que les clients avaient acheté, ou et quand. Pour vous récompenser si vous étiez économes.

Ou vous punir si vous dépassiez la solde mensuelle attribuée à chaque citoyen.

Ceci fait, il avança de quelques pas et souleva la partie amovible du comptoir, et passa avec difficulté de l’autre côté. Cette trappe était bien étroite pour lui.

Il effaça les quelques plis de sa chemise d’un revers de main. Choisit son plus beau sourire. Et s’avança vers la jeune femme.

- Bonsoir, mademoiselle… Je peux vous aider ?

La jeune femme sursauta à son approche et se tourna vers lui. Ses deux yeux bruns lancèrent un faible éclat quand elle lui répondit.

- Je… je m’appelle Nadah. C’est Eileen qui m’envoie. Elle m’a dit que vous pourriez m’aider.

- Eileen ? Bon, je vois.

L’homme posa les mains sur les hanches.

- On va voir ce qu’on peut faire, d’accord ? Pour l’instant tu peux dormir chez moi ce soir. D’accord ?

Nadah hocha la tête, la gorge serrée.

Behastin se détourna pour chercher ses affaires et fermer sa boutique. À 19h pile, il ouvrait le porte du magasin pour laisser passer la jeune femme.

- Après toi, Nadah.

Le commerçant la regarda passer le seuil et s’apprêtait à la suivre, quand soudain il s’immobilisa. Sa main serra convulsivement la poignée de la porte. Le visage blafard, il fixait la nuque de Nadah, devant elle. Il venait de comprendre pourquoi Eileen la lui avait envoyé.

Sa nuque était vierge. Sans aucune trace.

Elle n’était pas marquée.

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