II. 3 - Le Temple Impérial

Nadah marchait d’un pas rapide, son pas claquant sèchement sur le pavé gris, son sac serré sur les épaules. Autour d’elle, les passants étaient rares. Pas étonnant, l’Orbe venait à peine de s’allumer, éclairant la ville d’une lueur encore bien trop faible.

L’Orbe était le nom de l’immense globe lumineux qui lévitait au dessus de Syr-Rhân. Réglé sur le cycle solaire, c’est lui qui régulait le rythme de la ville et des tout ses habitants. Behastin lui avait expliqué tout cela.

La jeune femme ralentit, et jeta un regard sur la carte qu’elle portait à la main. Puis releva la tête, le regard fixé sur un seul objectif : le Palais Impérial.

Le matin même, Behastin l’avait tiré de son sommeil. Après lui avoir offert un petit-déjeuner, il lui avait donné toutes les informations dont elle avait besoin, et une carte pour se diriger dans la ville. Il lui avait également fourni de nouveaux habits, pour éviter de trop se faire remarquer.

La Pilleuse portait un pantalon en toile beige clair ajusté, serré à la taille par une ample ceinture, et un haut de la même couleur. Deux larges bandes de tissu, passant chacune de part et d’autres des épaules, puis dans la ceinture devant et derrière, complétait le tableau.

Nadah réajusta sa tenue d’un geste maladroit. Elle ne s’y sentait pas très à l’aise, son vêtement de Pilleur lui manquait déjà. La femme de Behastin, en lui donnant ces habits, lui avait pourtant assuré que c’était une tenue courante en Dessous.

Elle les avait beaucoup remercié tout les deux, pour tout ce qu’il avaient fait pour elle. Elle leur était entièrement redevable. Malgré cela, elle ne pourrait pas oublier le dernier regard que le marchand lui avait lancé, debout sur le seuil de la porte, en la voyant s’éloigner. Un regard triste, comme empli de regrets.

De regrets pour elle.

Nadah se secoua mentalement et accéléra encore le pas. Ce n’était pas le moment de tergiverser. Elle avait pris sa décision. Elle irait au Temple Impérial, et elle verrait les Prophètes. Point barre.

La Pilleuse vérifia une nouvelle fois son chemin. Normalement, si elle ne s’était pas trompée, le Temple Impérial était à deux pas d’ici. Juste après le prochain tournant.

La jeune femme se remémora une partie des informations que lui avait communiqué Behastin. Le Temple Impérial se situait au cœur même de la ville. À la fois centre politique, culturel et économique de Syr-Rhân, ce lieu était celui où se résidaient les personnes les plus influentes du Dessous : les Prophètes. Tout passait par le Temple, et rien ne pouvait exister hors de lui. La ville en comptait quatre autres, situés aux quatre points cardinaux de la ville. Tenus par des Prophètes mineurs, ils restaient néanmoins des structures d’État importantes.

Le marchand lui avait très peu parlé des Prophètes, sinon qu’ils étaient redoutables, possédant un pouvoir de vie et de mort sur tout habitant. La jeune femme n’avait pas cherché à en savoir plus, pressentant une peur sourde chez son interlocuteur.

Nadah interrompit brusquement le cours de ses pensées. Le souffle court, le visage un peu rougi par la marche, elle fixait droit devant elle. Là, tout au bout de la rue dans laquelle elle venait de tourner, se dressait le Temple Impérial. Un frisson lui parcourut l’échine en une décharge puissante et douce à la fois.

Énorme est le premier mot qui lui vint à l’esprit. Magnifique fut le second.

Un édifice se dressait devant elle, fait tout de pierre, aux proportions gigantesques. Il semblait jaillir du sol, comme si une main divine en avait directement modelé la roche.

En haut d’une immense volée de marches d’une blancheur immaculée, le Temple Impérial s’étalait dans toute sa splendeur. Une centaine de colonnes, disposées de manière parfaitement symétriques, en composaient l’architecture extérieure. Le fronton, gigantesque, se tenait en équilibre au sommet.

Le tout représentait un masse si imposante que l’air semblait se dilater tout autour. On se sentait écrasé, tout petit. Impuissant.

Nadah, les bras ballants, la bouche grande ouverte de stupéfaction, ne parvenait pas à détacher son regard du Temple. Elle avait du mal à croire que ce qu’elle voyait était réel. Les seules constructions qu’elle connaissait à la Surface étaient les Villes. Et malgré leur taille bien plus grande, aucune ne dégageait cette impression de puissance qui suintait de toutes les pierres du Temple. Et puis, les Villes étaient en ruines, dévastées par les guerres de l’ancien monde, mangées par le temps et la nature. Ce Temple là était resplendissant, reflétant la lumière naissante de l’Orbe, qui en révélait chaque détail. Nadah pouvait remarquer les moindres décorations qui habillaient l’édifice, celles du tympan en façade, ou habillant les chapiteaux qui surplombaient les colonnades. Chacune d’elle, loin d’alourdir l’architecture, en affinait la beauté et en soulignait l’éclat.

De longues minutes furent nécessaires à Nadah pour reprendre ses esprits et forcer ses jambes à avancer. Elle gardait néanmoins son regard fixé sur l’immense Temple, comme pour se convaincre que oui, ce qu’elle avait en face d’elle était bien réel. Et plus elle s’approchait, et plus le bâtiment, se déformant sous l’effet de la perspective, devenait toujours plus gros, plus imposant. Toujours plus colossal.

Parvenue en bas de l’escalier, la jeune femme n’hésita que quelques secondes avant de grimper sur la première marche, puis sur les suivantes. L’ascension dura de longues minutes, l’escalier en comptant plusieurs centaines.

C’est le visage rougi par l’effort, le souffle court, qu’elle parvint en haut. Elle était désormais si proche du Temple qu’elle devait lever la tête pour en apercevoir le sommet.

En se retournant, elle pouvait contempler les toits de Syr-Rhân, que la lumière aux teintes pourpres de l’Orbe venait effleurer. Même si l’endroit était situé moins haut que la baie du Hall Sud, il offrait une vue splendide.

Une place de taille moyenne s’étendait autour d’elle, puis une vingtaine de marches. À leur sommet de dressaient les premières colonnes du Temple. Une fois passée, on se retrouvait sur le parvis, devant une immense porte. La porte était faite dans un métal très sombre, presque noir, fortement usé par le temps. Dans les gravures du bois couraient de nombreuses arabesques et décorations.

De part et d’autre de la porte, deux hommes se tenaient debout, immobiles. Nadah les reconnut immédiatement grâce à la description que Behastin avait faite d’eux. Branche spécifique de la milice, ils dépendaient directement du Gouvernement et des Prophètes. On l’appelait la Garde.

Ils portaient un tenue colorée : un pantalon bouffant tenu par une ceinture, et une veste large portant les mêmes motifs. Un casque orné d’une grande plume porté sur la tête, ils tenaient un longue hallebarde sur leur côté droit. Un visage impassible complétait le tableau.

Deux mêmes gardes se tenait aux extrémités de la place, ainsi qu’aux niveau des colonnes extérieures. La jeune femme n’en voyait pas d’autre, mais elle supposa qu’il devait en avoir de nombreux autres, postés stratégiquement tout autour du Temple.

Nadah ferma les yeux et s’autorisa quelques secondes pour retrouver son souffle, le cœur battant la chamade. Son esprit était étrangement calme et déterminé. Elle inspira profondément avant de se remettre en marche.

Devant elle, la porte du Temple l’attendait.

 

*      *      *

 

- Par ici, suivez-moi.

Le capitaine s’engagea dans un long couloir de pierre, Nadah sur les talons, deux gardes fermant la marche. Elle voyait de l’homme devant elle deux épaules qui s’affaissaient et se dressaient tour à tour, au rythme de son pas militaire. Elle voyait également le motif qui luisait à la naissance de sa nuque. Sa Marque.

Nadah avait rapidement compris qu’ici, en Dessous, tout le monde était marqué. C’était absolument normal, de la même manière qu’il était normal d’avoir deux yeux et un nez. Néanmoins, chaque marque étaient différente. Celle de l’homme s’étirait en longueur en une arabesque compliquée, dans des couleurs assez sombres, profondément gravée dans sa peau.

La jeune femme reporta son regard sur ses pieds, tentant en vain de mettre de l’ordre dans ses idées. Un véritable capharnaüm régnait dans sa tête, et elle se sentait complètement dépassée par les évènements. Voilà plus de quatre heures qu’elle s’était présentée devant la porte du Temple Impérial, et elle n’avait encore croisé aucun Prophète.

Après s’être littéralement battue pendant des heures, elle avait réussi à rencontrer un procureur de la milice. Il avait commencé par lui poser de nombreuses questions d’un air ennuyé, sur son identité, et sur la Surface. Nadah sentait bien qu’elle n’était absolument pas prise au sérieux. Il l’interrompait sans arrêt, posant des questions idiotes sur les clandestins et une certaine Opposition dont Nadah n’avait jamais entendu parler. Les nerfs commençaient à lui chauffer sérieusement, et puis la colère lui était monté d’un coup. Après tout ce qu’elle avait enduré, c’était ce type chauve de rien du tout qui allait l’empêcher d’aller jusqu’au bout ? C’était hors de question !

Elle avait jailli de son siège, les yeux lançant des éclairs, et avait frappé sur le bureau du plat de la main.

- Vous allez m’écouter, oui ? avait-elle rugit.

Le procureur s’était tut d’un coup, trop surpris pour répondre.

- Vous ne me prenez pas au sérieux ? Très bien. J’ai une preuve de ce que j’avance. Je n’ai pas de marque.

La surprise avait laissée place à l’incrédulité.

- Impossible... avait soufflé l’homme.

Il s’était approché d’elle, et avait légèrement soulevé son col d’une main presque tremblante. Il avait contemplé sa nuque pendant de longues secondes, puis s’était redressé, et sans mot était sorti de la pièce. Dix minutes plus tard, il revenait s’asseoir.

- Mademoiselle, cette affaire ne me regarde plus. Vous êtes attendue dans le bureau du Haut Proviseur. Emmenez-la, avait-il ajouté aux deux gardes derrière elle.

Une heure plus tard, elle était introduite dans le bureau du Haut Proviseur. C’était un homme très grand, maigre. Il avait un visage squelettique, et ses deux yeux balayaient farouchement tout ce qui l’entourait. Il l’attendait debout, au milieu de la pièce immense qui lui servait de bureau.

La Pilleuse était à peine entrée qu’il s’était précipité sur elle. Ne s’embarrassant pas de formules de politesse, il l’avait retourné sans ménagement, avec violence.

- C’est donc vrai… avait-t-il murmuré.

Nadah s’était dégagé brusquement. Elle commençait à en avoir assez.

- Allez vous me dire…

Elle s’était interrompu. Un sourire mauvais avait étiré les lèvres de son interlocuteur qui s’était courbé vers elle.

- Le Grand Prophète t’attend déjà, avait susurré l’homme. Bientôt, tu pourras poser tes questions.

Son expression avait disparut aussi brusquement qu’elle était arrivée et il s’était redressé de toute sa taille.

- Capitaine de la Garde !

Un homme était sortit de nulle part.

- Emmenez-la dans la Salle du Trône.

Le capitaine l’avait fait passer par de nombreux couloirs, comme celui qu’ils traversaient en ce moment même. Voilà maintenant dix minutes qu’ils marchaient, et Nadah ressentait dans ses jambes la fatigue de toute la matinée. Une boule persistait au creux de l’estomac, un mélange d’appréhension et de peur. Elle ne parvenait pas à chasser de son esprit le sourire mauvais du Haut Proviseur. Un horrible pressentiment lui enserrerait le cœur, l’étouffant presque tout à fait. Comment la recevrait le Grand Prophète ? Serait-il seulement heureux de voir des gens de la Surface ? Savait-il qu’ils existaient ? Voudrait-il établir une alliance, un terrain d’entente ?

Une sueur froide lui parcourut l’échine. Elle ne s’était en fait jamais posé la question, persuadée de sa réussite. Mais alors qu’elle était sur le point de mener sa mission à son terme, le doute l’assaillait, la harcelant sans relâche.

Elle se plaqua les paumes sur les temps, serrant de toutes ses forces. Comme pour écraser le doute. Allons, bon ! C’est pas vraiment le moment de se défiler.

Inspirant profondément, elle se répéta à nouveau la sempiternelle phrase.

Pas maintenant. Pas ici. Pas maintenant. Pas ici.

De toute manière, il était trop tard pour faire demi tour. On ne la laisserait plus partir. Alors elle allait mener les choses jusqu’au bout, regarder le Grand Prophète en face, et lui expliquer. Et elle ne lâcherait rien.

Devant elle, le capitaine de la Garde stoppa. Il se tenait devant une grande porte en bois, ferrée de métal. Il frappa à plusieurs reprises et la porte s’ouvrit dans un lugubre grincement, puis il s’effaça devant Nadah pour la laisser entrer. La jeune femme avança dans la pièce d’un pas qu’elle voulait le plus ferme possible. Elle laissa échapper un cri de surprise.

Elle s’attendait à quelque chose de grand, mais la Salle du Trône dépassait largement ce qu’elle avait imaginé. Les proportions étaient à l’image du Temple Impérial qui la contenait : colossales. D’immenses piliers, se perdant dans une obscurité lointaine, soutenaient la voûte. Des tentures immenses pendaient aux murs, bien trop abîmées pour qu’on puisse comprendre ce qu’elles représentaient.

La jeune femme était rentré par une petite porte latérale. La salle s’étendait donc dans sa longueur. D’un côté, une porte à double battant -immense elle aussi-, et de l’autre, un grand fauteuil entièrement noir sur un piédestal. De part et d'autre, quatre Prophètes se tenaient debout, vêtus d’une grande toge blanche qui leur tombaient aux pieds, ceinte à la ceinture. L'obscurité de la salle assombrissait leurs visages. Un cinquième homme, de taille moyenne, se tenait assis sur le trône. Sa tête penchée reposait négligemment sur sa main. Il avait un regard terne, indéchiffrable, qui brilla légèrement lorsqu’il vit Nadah entrer.

- Je suis le Grand Prophète. Et toi, qui es-tu ?

Sa voix avait claqué dans l'air, puissante, et ses échos parcoururent la salle pendant de longues secondes. La question, posée sans agressivité, laissait percevoir sans aucune ambiguïté les réelles intentions de l’homme.

Celles d’un prédateur envers sa proie.

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