II. Appartement

Notes de l’auteur : Hello, petite précision : le mot azizi veut dire grand-père en tunisien (dialecte tunisien)
Bonne lecture ;)

Samira prépare le thé. Anouar pianote sur son ordinateur. 

 

Anouar. Montréal, parfait ça. Pas de barrière de la langue. Ou Québec, pittoresque et enneigée, tout ce que j’aime. Qu'en penses-tu, Samira ? 

 

Samira. Que fais-tu ? Non, Anouar, non. 

 

Anouar. Pourquoi pas ? Qu'est-ce qui nous retient ? Tu te souviens, quand on s’est rencontré ? On parlait de New-York, Montréal, Tokyo, Berlin ! Qu’est-ce qui a changé depuis ? Qu’est-ce qui nous retient dans ce vieux pays ?   

 

Samira. On ne peut pas partir, Anouar. On ne peut plus partir. 

 

Anouar. Samira, on se débrouillera comme on a toujours su le faire. 

 

Samira. Partir ? Partir et puis quoi encore ? As-tu oublié tout ce qu’on a sacrifié toi et moi ? As-tu oublié toutes ces années de galère, de CDD, d’intérim et de doute pour en arriver là ? J’ai gagné ma place dans cet hôpital et toi tu as gagné la tienne. Lorsque j’accompagnais ma mère récurer leurs toilettes et nettoyer leurs bureaux qu’ils n’avaient même pas la décence de ranger, je grinçais des dents mais j’avais fait une promesse qu’un jour ce sera moi qui porterait cette blouse, moi qui sauverait des vies, moi qu’on appellera docteur et toi tu veux m’enlever tout ça, me priver de ma revanche ? 

 

Anouar. Non, je veux préserver ta dignité, Samira. Je veux préserver la mienne. Du moins ce qu’il en reste. Tu sais à quel point ils peuvent être méprisant et ils le seront encore plus dès demain. Ils n’ont plus honte de nous cracher leur racisme en pleine figure. 

 

Samira. Je refuse de fuir. 

 

Anouar. Et moi je refuse de me soumettre. 

 

Samira ricane 

 

Samira. Québec, Montréal, qu’est-ce qui les différencie de Paris ? 

 

Anouar. Rien. Mais au moins là-bas, ils ne méprisent pas les étrangers autant que les Français. 

 

Samira. Les Français ? Tu es français, Anouar. 

 

Anouar. Non. 

 

Samira. Tu. Es. Français. 

 

Anouar. Non ! Si j’étais français je ne serais pas en train de me fatiguer à trouver une solution pour sauver ma famille qui n’est plus en sécurité dans ce pays. Être français, c’est plus qu’une carte d’identité ou un passeport rouge. Ils ne l’utilisent plus, mais le mot "indigène" n’a jamais disparu. Il s’est transformé en discours, en politique, en film, en série, en humour. Tout me hurle que je ne suis pas à ma place, que je ne suis plus à ma place, que je ne l’ai même jamais été. 

 

Samira. Alors rentre chez toi, Anouar. Si ce n’est pas la France, rentre là où tu te sens chez toi mais tu sais comme moi que tu ne peux pas. Hormis cet appartement et cette ville, tu n’as pas de chez toi. Ose me contredire, ose me dire que tu t’es senti chez toi ailleurs qu’ici, ailleurs qu’en France. 

 

Anouar. En partant je me laisse une chance de le trouver, en restant je me condamne à n’être jamais plus qu’un étranger. 

 

Anouar à part. 

Anouar. Pour nous tous, les déracinés, ceux qui ont construit leur identité sur des contradictions, on sait pertinemment qu’il n’y a pas de place pour nous au pays de nos parents. Pour l’autre rive de la Méditerranée, nous sommes soit des touristes, des touristes riches qu’ils n’hésitent pas à arnaquer, soit des chanceux qui ont réussi à décrocher l’Europe sur un plateau doré, soit des opportunistes qui ont préféré se vendre à l’ancienne puissance coloniale, qui ont préféré la métropole à la douceur de leur pays natal. Mais a-t-on eu le choix ? A-t-on eu le choix de partir ? A-t-on eu le choix de partir, azizi? Tu n’as jamais voulu partir, azizi ? Tu n’as jamais voulu les quitter. Tu n’as jamais voulu te sacrifier pourtant tu l’as fait. Tu es parti, azizi. Tu as promis à l’olivier que tu reviendrais lorsque ses olives seront bien mûres mais les saisons ne se sont pas arrêtées azizi et l’olivier a été déraciné. À sa place, une route sillonne les champs. Une route dont tu ignores le point de départ et la destination. Tu es parti, azizi car ils t’ont promis un paradis, mais à la place, tu as construit leur paradis à la sueur de ton front. Tu y as laissé ta santé et tes espoirs. Tu as dormi sous les ponts, tu as marché des kilomètres, tu as accepté le travail, tu as accepté l’humiliation. Tu as accepté, te disant que tu finirais par rentrer et que sous l’ombre de l’olivier tu rattraperais le temps perdu avec tes frères devenus des pères. Mais l’olivier n’est plus là, azizi et ce pays n’est plus le tien. A-t-on eu le choix de partir ? Non. A-t-on le choix de rentrer ? Non. Si les cadavres qui reposent sous les eaux de la Méditerranée, émergeaient et formaient une île, alors peut-être pourrions-nous appeler ce pays le nôtre. Un « chez nous » ça se trouve, ça se construit, ça s’apprivoise, ça nous accepte. Dans nos valises j’emporterai des souvenirs, des fragments du présent. Je marcherai des heures dans la ville endormie, avant qu’elle ne se réveille je lui volerai ces moments qu’on a partagé. Je laisserai ses rues, ses lumières marquer ma peau. Je regarderai ses passants disparaître dans les bouches de métro. Je les regarderai dissimuler sous leurs pas pressés toute la complexité de leur identité. Sur mon chemin je croiserai des visages familiers, des amis, des connaissances, des collègues. Ils me regarderont avec ce sourire, le même sourire qu’ils me lançaient à chaque fois que l’on me faisait gentiment comprendre que je n’étais pas à ma place. Mais peu importe les faux sourires et au diable les sacrifices. Les seuls qui comptent sont le tien et celui d’Isa et si je dois sacrifier la France pour vous voir sourire alors je le ferai.


 

Samira. Il n’y avait pas de place pour nous, Anouar. On a dû fendre les murs qu’ils ont érigé et briser les vitres pour nous creuser une place. On l’a creusée jusqu’à s’arracher les ongles. On a creusé jusqu’à ouvrir une nouvelle voie, une voie pour nous les déracinés, les descendants d’immigrés. 


 

Anouar. Je ne suis même pas sûr de l’avoir trouvée cette nouvelle voie. Je suis pourtant persuadé de l’avoir cherchée. Même enfant, je me souviens l'avoir cherchée. Isa et moi, je sais qu’on est différent mais à chaque fois que je le regarde, je vois le petit garçon que j’étais en lui. À son âge, je passais mes journées chez ma grand-mère. Elle m’attendait toujours à la sortie de l’école, un petit sac à la main. Dans ce sac, je m’en souviens, il y avait des mandarines, de l’eau et un morceau de pain. Elle m’attendait à l’ombre d’un arbre, son voile lui recouvrait les cheveux. Quand elle m’a vu, elle a agité la main et a crié “Anouar yallah ! ”.

 

Samira. Tu as couru vers elle, comme Isa le fait avec ta mère ? 

 

Anouar. J’ai couru vers elle et j’ai jeté mon sac au sol. 

 

Samira. Tu étais en colère ? 

 

Anouar. J’en pleurais presque. C’était bien plus que de la colère, c’était de la honte. Je me souviens, j’ai jeté le sac au sol, je l’ai regardée droit dans les yeux et je lui ai dit “tu me fais honte. Ne m’appelle plus comme ça”. Je l’ai ignoré. Ma grand-mère ne parlait pas le français. Elle a arrêté de me parler dans la seule langue qu’elle connaissait parce que je lui avais interdit de le faire. Je ne voulais pas qu’elle me parle en arabe devant mes camarades, je ne voulais pas l’entendre prononcer mon nom en arabe et lorsqu’elle le faisait je lui hurlais de le prononcer correctement “Anouar, Anouar, Anouar !”. Je l’ai condamnée au silence. 

 

Samira. Tu ne l’as pas condamnée au silence, nos grands-mères n’ont jamais eu le droit à la parole.  

 

Anouar. Je lui ai refusée cette parole. J’ai voulu cacher cette partie de moi. Je faisais semblant de ne plus pouvoir comprendre l’arabe, ni de savoir le parler. Puis, les mots ont commencé à s'effacer et avant même de m’en rendre compte je n’étais plus capable de comprendre l’arabe et encore moins de le parler. Je ne savais plus lui parler. On est devenu deux étrangers qui n’ont plus rien à partager. Je l’ai condamnée au silence. Et pendant ce temps-là, mes parents regardaient cette partie mourir en moi et ils pensaient que c’était un signe de mon assimilation. Mais c’était un meurtre. On a tué une partie de mon identité sans que personne ne réagisse. Je ne veux pas voir cette partie de mon fils s’éteindre à petit feu. 

 

Samira. Nous ne sommes pas nos parents. Ils nous ont appris à garder la tête baissée car eux-mêmes n’avaient jamais appris à la relever. Ils n’étaient que des ombres condamnées à hanter les cités. Ils ont vécu dans la nuit pour que l’on puisse goûter à la lumière du jour et au fond c’est ça qui les dérange. Tous ceux qui nous détestent, ils nous détestent parce qu’on a réussi à sortir de l’ombre et à s'imposer en plein jour. Ils nous détestent parce qu’aujourd’hui les enfants de l’immigration sont aussi intelligents et capables que les leurs. Ils nous détesteraient moins si on était restés dans nos cités à raser les murs, loin des universités, des assemblées et des lieux de pouvoir. Notre affirmation, ils la voient comme un grand remplacement, mais ce n’est pas un remplacement c’est une évolution et l’évolution est inévitable. 


 

Anouar. Le petit garçon que j’étais avait honte et l’homme que je suis devenu est résigné. Je n’ai plus envie de me battre. Je suis fatigué, Samira. La lumière du soleil m’a ébloui au point de m’aveugler. Pendant très longtemps je me suis efforcé de choisir puis j’ai compris que je n’étais ni l’un ni l’autre alors à quoi bon ? 

 

Samira. Toi et moi, nous avons eu la chance d’avoir une éducation, un bagage culturel et intellectuel. On s’est armé et toi tu préfères fuir ? Mais si tu fuis, c’est toute une génération d’invisibles condamnés que tu laisses derrière toi. Des fantômes sans visage ni ambition. 

 

Anouar. Notre génération a mené des combats, de beaux combats, de nobles combats que je ne regrette pas mais le résultat est là. Je ne veux plus penser à notre génération, je veux penser à celle de notre fils. Cette génération qui grandira dans un État qui cautionne et encourage la stigmatisation et la haine d’une partie de sa population. 

 

Samira. Je veux que notre fils soit fière. Qu’il soit fière et qu’il regarde ses origines et son héritage avec curiosité plutôt qu’avec mépris. Que lui diras-tu, lorsqu’il te demandera pourquoi est-ce que tu as abandonné ton pays ? 

 

Anouar. Je lui dirai que je l’ai fait par amour. Par amour pour lui. Par amour pour toi. 

 

Samira. Et moi je lui dirais que c’est la haine qui nous a poussé à fuir, a tout abandonné mais que c’est par amour, pour lui, pour nous que j’ai décidé de rester. 

 

Anouar. Ce n’est pas de l’amour mais de l'égoïsme. Tu ne veux pas admettre que tu as perdu mais je te reconnais bien. Tu n’as pas changé mais le monde autour de toi a bel et bien changé. 

 

Samira. Si ce n’était pas grâce à moi il n’aurait pas changé. Si ce n’est pas grâce à ma détermination et à ma volonté de m’émanciper, le monde n’aurait jamais changé. Mon monde aurait ressemblé à celui de mes parents, enfermé entre les tours d’une cité, à des années lumière de la personne que je suis devenue. 

 

Anouar. Peut-être que ton monde s'apprête à changer une nouvelle fois mais cette fois-ci pour le pire et tu ne pourras plus rien y faire. 

 

Samira. Le monde a déjà changé. Le changement est inévitable mais tu sais ce qui est tout aussi inévitable ? Moi. Je me tiendrai inévitablement sur le chemin de qui quoique voudra m’imposer son choix et tu ne fais pas exception. 

 

Anouar. Je pensais pourtant être ton exception. 

 

Des hurlements parviennent de l’extérieur. 

 

Samira. Un autre a volé ta place. Il mesure 1m10 et te ressemble beaucoup. 

 

Les hurlements sont de plus en plus intenses. 

 

Anouar. A quatre ans et il me fait déjà de l’ombre. Je me demande ce que ça donnera dans une dizaine d'années. 

 

Samira. Reste et on pourra le découvrir ensemble, chez nous, en … 

 

Anouar pose son doigt sur la bouche de Samira et lui demande de se taire. 

 

Anouar. Tu entends ça ? 

 

Samira. Je n’entends rien. Ah si ! Des hurlements ? Une dispute peut-être. 

 

Anouar. Ça vient de chez Salim et sa mère.

 

Les deux se rapprochent du mur et collent leur oreille. Les hurlements deviennent clairs. Une dispute éclate. Le mur tremble. Les lumières s’éteignent sur la scène. 






 

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Yvaine
Posté le 22/09/2022
Cette tirade est splendide, et cette dernière phrase encore plus. Cette pièce serait probablement puissante si elle était jouée sur une scène ! J'aime beaucoup le choix de tes mots, la métaphore de l'île qui est très parlante (et qui vient serrer le coeur de vérité). Au début, je pensais que l'absence relative de ponctuation (notamment de virgules) serait un obstacle à ma lecture, mais je constate que c'est peut-être une façon de laisser le lecteur s'imaginer les répliques déclamées, mettre la ponctuation lui-même, faire des mots des sentences. Quoi qu'il en soit, c'est très beau ! (Mais que faisait Samira pendant qu'Anouar déclamait sa tirade ? Il pourrait être intéressant de le préciser.)
Silver Smile
Posté le 25/12/2022
Bonjour Yvaine,
Merci bcp pour ton commentaire qui est venu égayé ma journée et m'a redonnée le sourire. La pièce est encore en construction, je note toutes tes remarques et les garde précieusement. Encore merci et je te souhaite de passer une belle journée ;)
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