II. L’appel au retour

II. L’appel au retour

Dix années d'apprentissage plus tard.

Accolé à l’atelier, à quelques centaines de mètres de l’embouchure de Rhodanos, le dortoir des apprentis bruissait cette nuit-là, d’une grande agitation.

- Vous y croyez ? Lui ?! Devenir le successeur de Monsieur Thumon ? Et dire qu’on passe toutes nos nuits avec ce malade ! Le numéro deux, pincez-moi. Il marmonne tout le temps dans son sommeil et nous empêche de dormir.

- Dix ans de supplice, d’ailleurs, on en parle de ce qui nous a sorti la nuit dernière ?

- En ce moment, tu veux dire ? répliqua un autre.

- Il se prenait pour un genre de souris. Sous cette forme, monsieur rongeur passait de longues heures à se cacher. Un terrain de jeu qu’il disait... Je vous jure, ce mec, c’est un idiot de bourgeois indigène, un fils à papa, un parasite de plus dans notre belle citée portuaire.

-Boucle la Daippos ! Ton avis, on s’en moque, de quel droit tu te permets de critiquer les choix de notre maître ? lança l'apprenti situé le plus près de la porte.

- Quelle surprise ! On tient un professionnel du lustrage de gouges !

La colère montait au sein du dortoir et certains des apprentis, les draps tirés en travers de leurs couchettes, se craquaient déjà les phalanges d’un air mauvais.

-Ce sale autochtone se prenait pour une souris, un chasseur d’insectes perdu dans une grande bibliothèque pleine d’érudits. Ce truc s’amusait à se promener et personne ne s’occupait de lui. Il parlait de ses toutes petites griffes acérées, idéales pour escalader les étagères et grignoter des rouleaux...

« Pain d’argile » se réveilla en sursaut, et se demanda pourquoi une bonne partie de ses camarades riaient avant même le lever du soleil. Il voyait des lignes et des courbes lumineuses dans la pénombre, visible de ses yeux seuls. Sa tête tanguait et il luttait pour ne pas vomir. Blotti au fond de sa paillasse, il releva le buste, hagard, à la recherche de l’origine des bruits.

La lourde porte en bois de l’entrée pivota sur ses gonds oxydés dans un grincement désagréable. Une tête aux longs cheveux gris s’aventura dans le maigre espace en grommelant.

La torche qu’il tenait entre les mains s’agita et siffla comme une menace.

- On demande le successeur... siffla une voix aussi sarcastique qu’imprudente.

-Polyeuctos ! Mets-la en sourdine, à moins que tu ne désires retourner dans ta famille avec ton contrat d’apprentissage en morceaux ? cracha le préposé à la porte.

-Maître Thumon ?! s’exclamèrent d’une même voix les apprentis insolents.

-Reveillez Dunzio, pour le reste, votre attitude déplorable, nous en parlerons au lever du jour. Deux serviteurs qui se tenaient aux côtés du vieillard s’avancèrent au sein du dortoir, munis de lampes à huile agrémentées en face supérieure de délicats reliefs.

Les apprentis encore sonnés par la surprenante arrivée du maître erraient en tout sens, privés de la capacité de réflexion.

Certains restaient cloués d’inquiétude au fond de leurs couchettes. Le maître d’atelier frappa ses mains l’une contre l’autre. L’ultime résistance aux consignes céda.

Au milieu du chaos, une tête aux traits hagards, les cheveux blonds en désordre animés d’un étrange ersatz de vie tentait d’émerger du sommeil.

Un court instant, il s’imagina forcé à un réveil brutal à la suite d’une terreur nocturne. Habitué à de tels pas de travers de sa psyché, il cessa peu à peu d’y penser. Dans l’entrebâillement de la porte, Thumon, réduit à une silhouette noire, mis en exergue par la lumière naissante, appela une seconde fois son prénom.

Derrière ses épaules, deux mains aux doigts écartés, s’amusaient à apparaître et disparaître.

- Un peu de calme derrière, siffla Thumon d’une voix amusée.

Intrigué par cette étrange animation, Dunzio se décida à sortir de sa couchette.

- Les vieilles habitudes ont la vie dure, lança le propriétaire des mains inconnues.

Thumon laissa sa place en pleine lumière à son invité. L’unique indice quant à son identité, la cape à capuche pointue digne de tout, bon voyageur, forçat un peu plus Dunzio à s’avancer.

L’étrange individu retenait à grand-peine un fou rire ce qui ramena à l’esprit du jeune sculpteur de vieux souvenirs profondément enfouis.

-Mullo ?!

- Exactement, mais aussi célèbre Bouvier riche d’une solide réputation...

- Cette fois, tu me caches quoi ? le coupa Dunzio.

- Ravi de voir que tu sautes de joie face à ton vieil ami, lança l’homme d’un ton faussement boudeur.

- En temps normal, donc, à cette saison, tu devrais te trouver à rassembler les bêtes des environs pour l’estive.

- C’est en partie vrai...

- J’oublie ton éternel baluchon de charcuterie ?

- Aujourd’hui, mon cher ami devenu grand, l’animal que l’on ma chargé de ramener au bercail, c’est toi.

- À la place de ta femme, je t’aurais vendu depuis longtemps au marché aux bœufs, répliqua Dunzio perplexe quant aux propos de son ami.

Le Bouvier leva sa main gauche à hauteur du ventre et la droite contre le visage dans une posture outrée.

- Une position impossible à tenir sur la durée ? Je l’avais pourtant travaillée, je me pensais doué.

Thumon toussa afin de reprendre le contrôle de cet absurde échange.

- Pourquoi Mullo me parle de la maison ?

- Notre ami Bouvier revient d’un long séjour auprès des peuples situés aux abords de la confluence. J’ai eu vent de nombreux troubles le long de Rhodanos. Une fois encore, il a reçu d’importantes récompenses pour son talent à s’immerger en toute discrétion au sein des communautés locales.

Tu me connais petit, pour que survive mon atelier, je dois me tenir au courant des diverses tendances et attentes.

Une migration brutale a eu lieu, chassant hors de leurs murs les occupants de plusieurs citadelles. J’ignore l’étendue des dégâts, toutefois, et je peux te l’assurer de source sûre, une seule place forte a réussi à repousser l’envahisseur.

- Ma famille se porte comment ? s’écria Dunzio d’une voix étranglée.

- Ton frère de cœur, le dénommé Bel ami à mené sous l’égide paternelle, une brillante résistance. Depuis ce jour, le pouvoir a changé de mains sur les terres de ton enfance.

L’heure est à la reconstruction et au rassemblement derrière de nouveaux symboles.

- Donc, on parle de la propagande d’un apprenti conteur devenu un grand guerrier ?

Thumon entraîna Dunzio par le bras afin de le mener à l’écart. Il désigna le banc réservé au seul maître d’atelier, et l’invita à s’y asseoir.

- Et le domaine ?

- À ma grande surprise aussi intacte que vide, ta famille a trouvé refuge pour un temps à l’abri des remparts.

Le jeune apprenti sauta sur ses pieds, mu par une lancinante inquiétude. L’émotion l’empêchait de formuler la vague de questions qui enflaient en lui. Le banc protesta face à la précipitation de son actuel occupant. Un claquement de mains, suivis par le bruissement d’une cape sonnèrent l’arrivée d’une figure venue du passé.

Un homme d’une vingtaine d’années, grand et athlétique, couvert de cicatrices, traversa la cour d’entrée de l’atelier.

-Bel ami ?! lança Dunzio, interloqué.

- On dirait l’un des bœufs du bouvier, même si face à une grosse touffe d’herbe leurs langues s’avèrent courtes en comparaison de la tienne.

- Mais bon sang, vous êtes qui ?

- Maître Thumon, un grand merci à vos serviteurs pour la promenade sur le port. J’ai fini par craquer, désespéré de ne pas revoir Mullo.

-Mon cher guerrier-conteur, regarde un peu la surprise sur son visage, tes pronostics étaient d’une grande précision.

-Kaeo, anciennement « Bel ami », héros de guerre de Benno-Brigā, la terre aux mille arbres fruitiers.

- Un fort en gueule et un bouvier idiot. Me voilà servi ! répondit le jeune sculpteur, d’une voix mal assurée. Dans l’entrebâillement du la porte du dortoir désormais ouverte, plusieurs têtes indiscrètes, poussées par la curiosité observaient avec un vif intérêt l’étranger.

- Dedans maintenant ! cria Thumon, dépité par l’attitude de ces apprentis.

- Le bébé sculpteur a bien grandi ! Éloignons-nous, avant de prendre un coup de massette en pleine tête. Sous les éclats de rire, le nouveau venu posa sa besace de voyageur et ses armes avant de serrer son ami dans ses bras.

- Messieurs, dix années loin de l’autre et le voici timide et gêné, tel un tout jeune garçon.

- Tu voudrais me faire croire que ce visage inspire la crainte et le respect ?

- Tout commence avec une histoire....

Kaeo se montrait différent de ce qu’il aurait pu attendre de lui, en de telles circonstances.

Son ami déployait un masque d’humour excessif pour dissimuler une réalité aux sombres effluves. Toutefois, Dunzio était déterminé à percer cette carapace et se tenait prêt à affronter les révélations qui se profileraient à l’horizon.

Par un jeu de regards entendus, Dunzio essayait de percer à jour ses secrets. Kaeo résistait, en lutte avec lui même pour conserver l’ascendant sur le récit qu’il s’apprêtait à conter.

Dunzio ressentait un profond malaise face à cette absence de solennité pourtant propre à une telle requête. Face à cette situation inconfortable, Dunzio ressentit le besoin de trouver un endroit paisible où il pourrait mettre de l’ordre dans ses pensées troublées.

 

Avant de s’éloigner et de les laisser prendre le large pour un temps, Thumon partagea les préoccupations qui le tourmentaient à ce moment précis. L’arrivée de Kaeo ébranlait des certitudes établies depuis plusieurs semaines. Par sa faute, l’atelier s’apprêtait à perdre le droit de concevoir la statue protectrice du principal temple au-dessus du port situé à l’embouchure du fleuve, la grande commande au cœur de leurs pensées du moment.

 

Un sculpteur ami en reprendrait la charge. L’entente entre colons et indigènes dépendait à présent de la pleine remise en état des divers symboles lapidaires de la légendaire citadelle revenue d’entre les morts. Leur survivance en ces terres bénies des dieux viendrait des mains de son apprenti.

 

Alors que Thumon réfléchissait à haute voix à l’entrée de son atelier, Dunzio en profita pour prendre la fuite en direction du port.

Sa course folle s’arrêta une fois en face de l’un des innombrables pontons. Il en choisit un au hasard et se précipita à son extrémité pour s’y asseoir et se prendre la tête entre les mains.

Les pieds déchaussés et abandonnés à la caresse des vagues, l’amertume commençait à grignoter son cœur.

Un long moment passa avant la venue d’une ombre dans son dos. Celle-ci, observait avec un vif intérêt, le jeune homme frapper la surface de l’eau du bout de ses pieds pour combattre son angoisse.

- Je suis si invisible que cela ? C’est presque vexant, tu sais ! lança enfin Kaeo.

- La faute revient à ta coupe de cheveux, répliqua Dunzio.

- Quel bonheur de voir l’impressionnante toison qui couvre ton crâne, un vrai mouton. Et que dire de moi ? Je suis le fils d’un ancien charpentier, boucher à l’occasion. La nature m’a doté de cheveux noirs comme le plumage d’un corbeau. Mes iris sont eux aussi parés de nuit et ma jeune barbe m’impressionne...

Plus haut, tu peux admirer ma couronne, une triste calvitie. J’avance tel un paria, condamné à me cacher sous une cape à capuche pour me rendre invisible.

-Bel ami, Kaeo ou qui que tu sois à présent, je pensais notre amitié reléguée aux abymes de la mémoire. J’avais tort, nous revoilà prêts à partir en guerre contre les clôtures et les cabanons d’agriculteurs délabrés. Du moins, si je comprends bien ?

 

Un trouble inévitable, né du fossé créé par les années écoulées, s’installa entre eux. Cependant, après une longue hésitation empreinte de nostalgie et d’incertitude, une accolade impulsive et quelque peu maladroite vint rompre la gêne qui les enveloppait.

Ce geste simple et spontané témoignait de leur lien indéfectible au mépris des barrières du temps et des aléas de la vie.

Les mots venaient en désordre à l’esprit de Kaeo, noyé sous la masse d’informations à transmettre. Quelques bribes erratiques parvenaient en de rares occasions à prendre le large.

 

- L’exode, le feu, la cendre et l’invasion, c’était notre quotidien, bégaya-t-il enfin.

- Que cherches-tu vraiment ?

- Moi-même je l’ignore, je suis certain d’une seule chose : J’ai entendu des rumeurs à ton sujet.

Dans l’espoir d’apaiser l’afflux soudain de ses tourments intérieur, Kaeo se plongea mentalement dans les souvenirs insouciants de son enfance.

Il se voyait redevenu « Bel ami », lancé dans une course effrénée à travers les champs, avec « Pain d’argile » et son vieux chien à ses côtés. À cette douce époque, le bonheur se constituait de quelques ingrédients plus que simples, soit des gorgées de bière chapardées aux adultes et quelques savoureux morceaux de charcuterie.

- Rendez-vous entre le champ d’abricotiers et l’enclos des ânes en tout début d’après-midi ? lança Kaeo, rasseneré par l’évocation de ses tendres souvenirs.

- Beaucoup d’insouciance et rien d’autre à penser que le remplissage de nos petits ventres affamés, répondit Dunzio, un sourire songeur sur le visage.

Le jeune sculpteur s’arrêta, perturbé par un élément bien différent de son enfance.

Kaeo portait un tartan d’une intensité polychromique tartan parcouru par endroits de fils brillant. En outre, nombre de cicatrices et de tatouages thérapeutiques maculaient à présent ses bras musculeux.

Son apparence étrange correspondait à celle d’un noble de haute lignée, très éloignée du costume d’un simple guerrier.

-Visuco, ton père, c’est lui l’actuel chef de notre Communauté ? demanda Dunzio, mû par une profonde curiosité.

- Ce vieux gaillard siège désormais au milieu de la grande voie, distribuant nos ressources de manière équitable aux survivants des diverses citadelles. Pour le moment, la surpopulation étouffe Benno-Brigā, au contraire des campagnes désespérément vides.

Nos rues déjà étroites sont encombrées de figures lapidaires ancestrales issues des divers clans réfugiés.

- Mais pourquoi me choisir moi ?

- Tu es un enfant du pays doté d’une incomparable réputation, que dire de mieux ?

 

Dunzio soupira, épuisé par la violence des nouvelles qui se déployaient devant lui. La tristesse se lisait sur son visage, tandis qu’il éprouvait un fort sentiment d’impuissance face à tant d’injustice et de souffrance.

Pour affronter ce monde oublié, ravagé par la violence, il allait devoir se concentrer sur le positif pour se nourrir de l’espoir. À son échelle, il contribuerait à ramener un peu de douceur sur ce lieu qu’il chérissait tant.

- Partout l’on prétend que tes camarades assistants et apprentis se retrouvent le soir venu, à ligoter tes sculptures afin d’en empêcher la fuite. Une légende exagérée, certes, mais tu exalteras la force de notre culture, de nos croyances, de notre langue, de nos histoires et de nos traditions.

Je rassemblerai notre population derrière un sentiment national ! Ainsi unis, nous résisterons aux assauts de nouvelles vagues scélérates. Je me moque des avis sur mes diverses actions, car la tâche à venir s’annonce considérable.

- Parle-moi de l’envahisseur ? Pourquoi privilégier les abords de la Matrae Rhodanos ? demanda Dunzio, les traits tirés, concentrés sur les faits plutôt que sur ses émotions.

Kaeo, pris par le bonheur de retrouver son camarade et par l’aide promise, se lança avec audace sur les imposants blocs qui formaient une avancée étroite au milieu du port.

Cependant, au milieu de ce bonheur immense, Kaeo éprouvait une honte indescriptible comme si l’expression de sa joie s’avérait inappropriée ou indécente.

Une petite voix intérieure jouait avec son sentiment de culpabilité, elle interdisait à son maître l’accès à l’extérieur de l’abîme de noirceur dans lequel il se trouvait plongé depuis le drame.

« Au revoir, tristesse et bon vent ! » hurlait en boucle le danseur improvisé, comme possédé.

 

Dans un moment d’inattention, Kaeo, perdu dans ses pensées, manqua de peu de rejoindre un banc de jeunes dorades en pleine exploration du port.

Plusieurs morceaux de pierre s’en allèrent perturber la promenade des poissons. L’eau jusqu’ici très calme s’agita et en un temps record, la vie piscicole sous toutes ses formes, quitta les abords immédiats.

En outre, la délicate ceinture de cuir qui permettait le maintien de son pantalon, malmenée par la danse choisit cet instant pour trahir son porteur.

Celle-ci mal remise en place après le long voyage à dos de cheval, menaçait déjà depuis longtemps de céder.

Le fourreau protecteur de l’épée à antes en forme de feuille de laurier dégringola plusieurs rochers avant de se retrouver fiché dans un espace étroit.

Un étau sournois se forma après la descente de plusieurs centimètres d’un bloc à l’assise mal assurée. D’un geste aussi autoritaire qu’un inquiet, le guerrier intima à son ami de rester sur la terre ferme, une lutte grotesque s’engagea alors entre l’homme et la roche.

Les grognements bestiaux, la sueur abondante et les postures incongrues se succédèrent plusieurs dizaines de minutes, sous les regards ahuris de quelques pêcheurs.

De son côté, tiraillé entre deux émotions contraires : l’angoisse et le rire, le jeune sculpteur mordait ses lèvres pour ne pas craquer.

Un crissement plaintif et interminable annonça enfin sa victoire, les poings serrés autour de la garde et l’épée brandie à bout de bras, Kaeo en auscultait la moindre parcelle à la recherche d’un quelconque défaut.

- Quelques rayures, mais rien de méchant. Observe cette garde splendide, elle est aussi féroce que moi. Elle représente un guerrier de métal, les bras et les jambes écartés, prêts à partir au combat. Je suis le symbole même de la ténacité !

Fier comme un coq, il abandonna à regret le fourreau à l’ennemi pour revenir à pas délicats sur la berge.

Partout sur le port, flottait désormais la brume nostalgique de l’enfance. Bravards et fiers, ils s’imaginaient une nouvelle fois redevenus « Bel ami » et « Pain d’argile » et ils brûlaient d’envie de s’affronter à une série de défis particulièrement idiots.

Parmi toutes les propositions venues de l’enfance, courir le plus vite possible d’un bout à l’autre du port s’imposa très vite comme une évidence.

À de nombreuses reprises au cours de cette folle cavalcade s’élevèrent les plaintes des marchands, vendeurs et ouvriers en charge du déchargement d’un bateau.

L’apprenti d’habitude calme et réfléchi en étonna plus d’un.

Les commérages des plus âgés, rôdeurs infatigables des docks trouvèrent à cette occasion de quoi alimenter leurs ragots.

À bout de souffle, ils entreprirent ensuite au ralenti l’ascension d’un petit relief, point de vue fantastique sur la baie aux eaux claires.

Au sommet de cet ultime objectif apparut un petit temple en l’honneur des marins disparus.

Dédiée aux nymphes protectrices de la mer, la vieille bâtisse constituait aux yeux des promeneurs et des marins, un lieu de repos ainsi qu’une impressionnante balise.

Thumon menait à l’occasion les apprentis sous son ombre protectrice afin de leur raconter les récits de sa contrée d’origine.

Les marins partis à l’aventure en pleine mer exerçaient depuis toujours sur son imaginaire une forte fascination.

Il éprouvait avec la même exactitude à l’écoute des récits, les papillons dans le ventre, prémices d’une dernière danse sur les vagues.

Il songeait avec mélancolie aux femmes et aux enfants restés à terre qui éprouvaient eux aussi le mystérieux appel des eaux sauvages et effrayantes.

Les légendes évoquaient également des nymphes joueuses de mélodies envoûtantes sur des flûtes auxquelles répondaient parfois les monstres et les pirates.

Le vieux sculpteur rêvait de venger les victimes de la déraison, malgré le danger, la richesse des fonds marins méritait pour les peuples dépendants des mers et des océans, la prise de nombreux risques.

Après ce court écart mélancolique sur les traces de Thumon, Dunzio invita Kaeo à partir en exploration du temple et de ses abords immédiats. Leur course folle les mena le long du mur de terrasse Nord avec à son extrémité, une colonne votive et une citerne, structure plus que nécessaire en de pareils nids d’aigle.

Sans dire le moindre mot, tous deux s’emparèrent de pommes de pin afin d’engager un puéril combat. Rapidement, Kaeo hors d’haleine finit par abdiquer.

Une fois la pleine maîtrise de sa respiration récupérée, il s’assit sur une souche, souffla un grand coup et décider enfin de revenir à une attitude plus adulte.

- Fils de chef, voilà de quoi surprendre... Toute cette sombre histoire a débuté par des ragots au sujet de mercenaires guidés par de sages vieillards. D’abord, cela nous a beaucoup amusés et je le regrette amèrement. Les morts mystérieuses, telles que de faux suicides, des pendaisons, des noyades et des veines tranchées, ont finalement éclipsé les rumeurs.

 

L’ennemi invisible insultait les nôtres par des morts infâmes. Ils laissaient juste en vie les pisteurs envoyés pour les traquer afin d’augmenter le sentiment de crainte.

Nous étions devenus une pauvre souris soumise aux jeux malsains d’un chat plus cruel que la normale. Ils contrôlaient le flux de la peur, nous maintenant en permanence dans la suspicion.

La nourriture commençait à manquer et nous en venions progressivement aux mains jusqu’à nous rapprocher dangereusement d’une guerre civile. Nous avons fini par oublier la menace extérieure pour nous concentrer sur le voisin affamé au regard trop insistant. Les paysans se sont mués en bandits, poussant les nobles des fermes fortifiées à frapper à nos portes. Certains refusaient d’ouvrir aux affamés et autres nouveaux pauvres. La discorde régnait et nos effectifs baissaient à vue d’œil.

Une troupe immense s’est déployée dans le plus grand des calmes. Le peuple suivait. Vaincus psychologiquement, ils obéissaient tels des pantins privés de conscience.

Les hommes en blanc ont installé un campement à peu de distance de nos murs. Ils venaient avec de nombreux chars remplis de nourriture. Les banquets, les débats, l’invention de contes parodiques choisis avec soin pour raconter notre future chute se succédaient.

Nous étions à l’aube de l’échec, jusqu’au jour où mon père, moi et quelques volontaires avons pris la fuite depuis un passage étroit, une simple canalisation sous une maison, parfaite pour les amaigris que nous étions devenus.

La, accrochés aux arbres de la falaise par des cordes nous avons entrepris de nous laisser glisser vers la liberté.

Aujourd’hui, les royaumes client sont devenus nos maitres. Alors que tombait notre citadelle et sa population réduite à la servitude, nous cherchions un peu d’aide auprès d’amis et alliés.

La réussite de notre mission passait par une nécessaire et malheureuse mise sous tutelle doublée d’une dette immense.

Guidées par nos soins, trois factions de guerriers originaires de trois royaumes volontaires ont fondu sur notre pays. À leur tête, un homme a manifesté une témérité insoupçonnée, c’était Visuco, mon père.

J’aimais bien son ancien lui, juste un homme doux et agréable à vivre, mais il est devenu à force d’épreuves un grand collectionneur de têtes coupées.

Pour les peuples de la Celtique et particulièrement pour les communautés du Sud, une tête d’ennemi symbolise la valeur du guerrier.

Avec le nombre augmente sa réputation. Quant à père, il joue à présent hors catégorie.

Le guerrier-conteur gonfla le torse, envahi par un orgueil immense. Atterré par la teneur des révélations, Dunzio profita du silence pour lutter contre une envahissante envie de vomir.

- Et ton grand-père ? parvint-il à demander une fois la crise de nerfs un peu calmée.

- J’aimerais te dire que père tire de son crâne blanchi de grands conseils sacrés, mais c’est faux. L’ancêtre se trouve à présent dans une fosse commune issue d’un fichu charnier, disparu pour toujours parmi les squelettes.

Kaeo interrompit son récit afin de lutter contre des vagues de douleurs naissantes qui agitaient son ventre. Il prit une profonde inspiration pour reprendre son souffle et massa doucement son ventre pour en soulager les crampes.

-T’ai je déjà parlé de mon déguisement de grand guerrier ?! Quelle que soit ta réponse, je m’en moque. Imagine une chouette armure de cuir à épaulettes terminées aux extrémités par une découpe crénelée.

N’oublions pas la tunique en chambre couverte de rayures vermillon, protégée dans le dos par une belle cape grise. Enfin, par respect pour ton cœur fragile, je vais me contenter de décrire sans trop en faire mon collier en perle de verre et mon casque en cuir, terminé par une touffe en crin de cheval.

- Où se trouvaient le Dieu sculpté, la dame des eaux, les Andounnai, Belisama et Graselos ?

Le divin vous a oublié ?

- Privés de la protection de nos ancêtres, nous nous sommes retrouvés dépourvus de toute assistance surnaturelle.

Tout a commencé avec le peuple sculpté par l’humiliation des statues de bois et des bustes à édicule avec le martelage de leurs visages et de leurs yeux. Ensuite, une destruction méthodique a suivi. Les fragments épars ne cessaient de s’accumuler, destinés à finir en épandage dans les champs. On peut dire que c’était un engrais bien particulier...

Une fois dans nos murs, ils ont démembré les statues de pierre le long de la voie principale. Ici encore, les humiliations se sont succédé à grand renfort de faux enterrements et de ridicules destructions prétendument ritualisées.

Quant aux vénérables champs de stèles dédiés aux héros oubliés, ils ont servi comme projectiles afin de percer une brèche dans le rempart. L’ennemi cherchait à nous effrayer et nous tourner en ridicule plutôt que de mener un véritable assaut.

-C’est d’accord, entendu et assimilé, bégaya Dunzio, à la recherche des mots les plus pertinents pour apporter un peu de soutien à son ami.

 

Une barrière céda en lui, peu importaient les arguments de Kaeo pour le convaincre, il répondrait à son appel. Un brusque sentiment patriotique s’insinua avec force dans ses veines, en une énergie débordante. Il adopta alors une attitude différente de sa réputation réservée pour hurler à la face du monde sa pleine détermination et son besoin pressant de revenir au pays.

 

-Gloire à Visuco ! Gloire au culte des héros, gloire à nos morts et gloire à nos survivants !

Je te le promets, je donnerai vie à un nouveau cycle de symboles et de gestes rituels. Les ancêtres mythiques, qu’il soit récent ou non, s’incarneront au cœur d’effigies réalisées en leur honneur.

Installez-vous ! Venez nous hanter pour mieux nous protéger ! Nombreuses seront les personnes à voir dans mes sculptures, de simples objets décoratifs. Pour eux, rien de plus que des âneries, mais c’est faux ! Elles feront office de relais avec le monde des dieux.

Je me servirai du bois du bosquet sacré. Les rejetons du nemeton mis à bas par la folie de nos ennemis m’apporteront la force nécessaire à mon ouvrage.

Le temps venu j’offrirai aux ancêtres les outils à manche de buis conçus pour cette noble tâche et à travers eux, j’espère honorer leur mémoire et préserver leur influence bienveillante dans nos vies.

 

 

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