II - Le mois de cendres

Par Jamreo

II . II

 

 

Venise – 1432

Sanfari avait attendu la tombée de la nuit pour quitter Venise. D'ordinaire, sa toge plaidait en sa faveur autour de lui mieux que tous les mots de persuasion réunis, mais il avait abandonné cette marque d'éminence et ressemblait à présent à un simple vagabond. Il lui restait, pour convaincre, l'argument financier.

Cela ne devait pas faire tout à fait six heures qu'il avait quitté Galladun dans les prisons. Lorsque le bruit avait commencé à courir que le célèbre directeur de Murano avait été arrêté pour trahison et violation du Code, il n'avait d'abord pas voulu le croire. Il avait attendu de s'éveiller d'un cauchemar bien trop réel pour ne pas être monté de toute pièce par son esprit contrarié. Avec beaucoup de finesse, il avait finalement reçu de Quae l'autorisation de descendre dans les geôles, afin de constater par lui-même la véracité de cette rumeur. Il n'était pas peu fier : la diplomatie et la flatterie étaient deux armes extrêmement dangereuses lorsqu'on les employait en vue de s'attirer les grâces de Quae. Mais il avait su trouver le juste milieu, et son numéro avait été concluant.

Il avait pourtant été contraint par le même Quae, seigneur des seigneurs auquel on ne pouvait désobéir lorsqu'on appartenait au Conseil des Dix, de s'accompagner du tout jeune seigneur Sori, qui ferait office de contrôleur. Sanfari avait tenté le tout pour le tout et s'était débarrassé de celui-ci plutôt rapidement. Le gringalet prétentieux comprenait qu'il n'avait pas encore atteint le rang nécessaire pour tenir tête à ses aînés.

Aucun doute possible : Galladun avait été arrêté et séquestré pour trahison. Et violation du Code. Sanfari avait enfin compris à quel point il pouvait regretter son engagement dans cette folie. Car il avait contribué à faire sortir clandestinement ce jeune homme du ghetto, sous les appels insistants de Milan qui tenait à l'avoir à son château. Sanfari saisissait maintenant pourquoi : un souffleur de verre, un de ceux que l'on convoitait à travers le monde entier. C'était donc pour cela que le duc Visconti l'avait réclamé à grands cris sous peine, s'il ne devait pas avoir exactement ce qu'il voulait, de rompre toute aide concernant l’Établissement. En effet, Milan avait financièrement soutenu le projet depuis ses débuts.

Un caprice d'enfant gâté ! Sanfari avait peine à en croire ses oreilles. Le sort de Vito Galladun pouvait être considéré comme d'ores et déjà scellé. Lorsqu'il serait torturé, faible qu'il était pour tout ce qui ne relevait pas de la ruse et de l'esprit, il ne tiendrait pas très longtemps avant d'avouer.

Sanfari n'avait plus le choix s'il tenait à la vie.

En cas de problème, la chose la plus sage était de se rendre sur San Michele, chez Rachel. Là-bas, le directeur avait laissé un objet qui permettrait de rétablir un tant soit peu les choses. Sanfari espérait que la chose y était bel et bien.

Il sauta du canot et se retourna pour payer l'homme qui l'avait conduit, lui rappelant à mi-voix sous quelles conditions il triplait les tarifs habituels. Pas un mot à qui que ce soit.

Les yeux dissimulés par sa grande capuche, il s'avança dans la rue de San Michele. Le couvre-feu venait de tomber. Tout en marchant il souleva le tissu pour libérer sa vision et jeter des regards discrets aux environs.

Il arriva devant une auberge et resta un moment à la regarder. Ce devait être ici... il tourna la tête des deux côtés. Aucune autre bâtisse ne convenait à la description. Il toqua d'abord doucement, puis plus fort.

Un remue-ménage paniqué ne tarda pas à lui répondre de l'autre côté du bois. Une présence se colla tout près, contre la porte. Il entendit une respiration saccadée.

— Qui est-là ? demanda une voix de femme.

— Seign... le Quatrième.

Silence. Un long silence, qui s'étirait et rappelait à Sanfari combien le temps pressait, combien le danger se rapprochait. Il se retint de frapper à nouveau.

La porte s'ouvrit bientôt sur un chandelier porté à bout de bras devant un visage plongé dans l'ombre. La femme l'éblouissait volontairement pour le mettre en position de faiblesse et pouvoir le détailler comme en plein jour, alors que lui-même ne voyait rien d'elle. Il rabattit son capuchon et tendit une main devant lui.

— Je... commença-t-il, excédé.

— Monseigneur, s'excusa-t-elle en baissant son arme et en s'écartant pour le laisser passer. Je devais m'assurer que c'était bien vous. Je suis seule ici, sans défense.

— Ça va, interrompit-il.

Il entra et elle referma aussitôt la porte, faisant vaciller la flamme. Une obscurité dansante recouvrit tout l'espace d'un instant.

— Où est-ce ? somma Sanfari en s'avançant au centre de la pièce.

Rachel posa la chandelle sur une table et lissa sa robe en gardant la tête baissée. Le seigneur fut frappé de constater, même en n'observant que son front, à quel point elle avait vieilli. Quinze ans plus tôt, elle avait été toute jeune femme. À présent les années, et les soucis, avaient creusé sa peau de rides.

À quoi pouvait-il bien ressembler lui-même ? Il avait dépassé la cinquantaine. Bientôt, avant de pouvoir protester, la soixantaine deviendrait réalité. Rachel leva les yeux vers lui et il n'y lut aucune curiosité, aucun arrêt plus marqué que nécessaire sur les imperfections de la vieillesse qui devaient s'être incrustées sur son visage.

— Que se passe-t-il ?demanda-t-elle sans répondre à son ordre.

— De mauvaises choses. Dites-moi où est ce fichu objet que le directeur vous a laissé.

— Je ne suis pas une enfant. Je suis capable de comprendre, et je veux savoir.

— Galladun a été emprisonné pour violation du Code. Il sera bientôt exécuté.

Le menton de Rachel sembla perdre toute consistance. Elle blêmit.

— Le directeur ? Emprisonné ?

— Je viens de vous le dire.

— Mais... comment ?

— Quelqu'un a parlé, expliqua Sanfari en soupirant. Je ne sais pas qui. La famille Galladun a toujours eu son lot d'ennemis ; je pensais néanmoins pouvoir faire confiance à Vito. Il m'assurait qu'il serait prudent. Je le croyais habile.

Sanfari s'interrompit, cherchant les mots. Aucun n'était assez violent ou péjoratif pour convenir au personnage grotesque et bouffi d'arrogance de Vito Galladun. Tout ceci le conduisait finalement jusqu'à une mort certainement douloureuse, et prématurée. Ce qu'il fallait éviter, à présent, c'était de se retrouver emporté dans son sillage.

— Où est-ce ? rugit soudain Sanfari. Je suis en danger. Vous êtes en danger, Rachel. Galladun sera bientôt interrogé. Donnez-le moi.

Elle ne réagit pas immédiatement, figée dans son incrédulité. Contre toute attente, Sanfari eut soudain envie de la frapper pour la faire bouger. Aussi sûrement que s'il l'avait verbalement menacée, elle disparut bientôt derrière une tenture beige tirée sur l'arrière de la salle en emportant la bougie avec elle. Il ne la suivit pas et se retrouva dans le noir le plus total, exception faite du rectangle de la fenêtre, ouvert sur un ciel couleur d'encre. Sans étoiles.

Il n'attendit pas longtemps. Rachel revint avec, dans les mains, un petit pendentif en argent massif de forme ovale, baignant dans une flaque de vin. Elle le lui tendit.

— Dans le vin ? Vraiment ?

— Je ne savais pas où le cacher, répliqua-t-elle.

Il se retint de rire tant l'idée était absurde. Et pourtant, pas si mauvaise, se dit-il aussitôt. Il s'assit sur un tabouret en lui prenant le pendentif des mains, ne songeant même pas à éponger les dernières gouttes de vin qui se logèrent entre ses doigts. Rachel se pencha vers lui, visiblement intriguée.

Sanfari avait déjà vu l'objet. À l'époque, ce n'était pas Rachel qui se tenait près de lui, mais Vito Galladun. Le stupide petit aristocrate du ghetto.

Il lui fallut une minute interminable pour trouver comment ouvrir le médaillon. Levant plusieurs fois la tête, tendant l'oreille au moindre bruit, il finit par séparer l'ovale en deux et révéler son compartiment. Sanfari ne fut pas étonné d'y trouver un morceau de parchemin sans forme gratté d'une écriture aux angles étranges, presque coupants. L'écriture de Galladun. Régulière, esthétique mais pas belle : aiguisée. Repoussante.

Rachel s'était penchée un peu plus. Elle n'eut pas besoin de formuler sa question pour que Sanfari la comprenne et lui offre un début de réponse :

— Ce doit être le langage que l'un des deux associés de Galladun a mis au point pour nous permettre de communiquer en cas de problème. Il a dû le dicter à Galladun, sans doute.

Le seigneur déplia le parchemin sur la table.

— Ça ne m'a pas l'air très compliqué, en vérité. Voyons...

Il observa de plus près l'écriture et dut bientôt se rendre à l'évidence : c'était en fait assez complexe. Suffisamment pour qu'il n'ait pas le temps de chercher à comprendre comment Leo – si l'associé de Galladun s'appelait bien ainsi, il n'en était plus certain – s'y était pris pour élaborer ce langage secret. Il s'éclaircit la gorge.

— Ainsi, vous voyez.

Il lui montra une ligne particulière de l'index et vit un peu plus de lumière couler abondamment sur les courbes désagréables de l'écriture.

— L'enlèvement du souffleur était prévu le quatre au soir, la veille de l'exécution de Carmagnola. Vous avez ici ce qui ressemble à une série de chiffres et là, sans aucun doute une liste de mois... oui, certainement, ajouta-t-il pour se donner une contenance – il n'était en vérité pas certain d'avoir bien interprété les symboles. Si vous prenez le quatre... tiens... quatre équivaudrait donc à  Lion. Quant au mois de mai... attendez... nous tombons sur le mot cendres. Ridicule, remarqua-t-il.

C'était d'autant plus ridicule que Leo, d'après ce que Galladun avait confié au seigneur, semblait avoir tenu à nommer les membres du complot destiné à enlever le souffleur les Cinq Lions de Cendres. Voilà pourquoi lui-même, Sanfari, devait se nommer le Quatrième ; car il était le quatrième dans l'ordre hiérarchique bien approximatif de ce complot. Le Premier était bien sûr Vito Galladun. Le Deuxième, ainsi que le Troisième étaient ces deux hommes qui travaillaient pour Galladun. La Cinquième était donc Rachel. En bas de l'échelle, pour toujours.

Cette lubie de Leo lui avait paru étrange, même peut-être suspecte. Pourquoi donc cette image de lions se consumant jusqu'à l'état de cendres ? D'où pouvait-il bien tenir l'idée ? Il avait sans doute un esprit dérangé et aurait ainsi construit son langage secret sur la même structure que celle de ses potentielles hallucinations.

Sanfari se retourna vers Rachel qui, la bouche tordue et les yeux fuyants, jouait distraitement avec un pan de tissu de sa robe.

— Vous me suivez ? demanda t-il, perplexe.

— Monsieur... je ne sais pas lire.

Il écarquilla les yeux. J'aurais dû m'en douter, se morigéna-t-il.

— Je quitte Venise cette nuit-même, préféra-t-il éluder. La République n'a jamais été un endroit sûr pour les traîtres démasqués. J'ai pour but de me rendre au château de Milan et d'informer le duc de la situation, sitôt que j'aurai mis au point un message pour les deux maraudeurs de Vito Galladun. S'ils se trouvent toujours au point de rendez-vous où ils sont censés attendre leurs guides, ils recevront mon message et partiront. Je dois vous mettre en garde vous aussi, Rachel. Galladun risque fort d'évoquer votre engagement dans le complot.

Rachel resta de marbre.

— Qu'essayez-vous de me dire, monseigneur ? demanda-t-elle prudemment.

— Voulez-vous m'accompagner jusqu'à Milan ? Vous y serez en sécurité.

— Je... balbutia-t-elle. Mais je ne peux pas abandonner mon auberge...

— Il vous faudrait choisir entre votre auberge et votre vie, fit-il remarquer.

Il haussa un sourcil incrédule et se tourna à nouveau vers la table. En posant sa main sur la surface froide du pendentif, il se rendit compte qu'il y avait encore quelque chose à l'intérieur. Il écarta les doigts et renversa l'objet face contre le bois.

Cinq petits blasons d'argent tombèrent sous sa paume. Chacun représentait une grande couleuvre azur occupée à engloutir le corps d'un enfant.

0 ~ * ~ 0

Le soleil était brûlant. Luca et Anis avaient quitté l'ombre protectrice de la forêt et faisaient maintenant route au bord d'un chemin de terre. Luca n'aimait pas l'admettre, ne serait-ce qu'en lui-même, mais il avait du mal à garder l'allure et à la suivre. Elle était bien plus résistante que lui.

Anis n'était pas du genre à beaucoup parler, que ce soit pendant la marche ou pendant ces moments dorés où elle l'autorisait à s'asseoir enfin – contre un arbre, sur la terre brûlée, enfoui dans les herbes, peu lui importait du moment qu'il ne se tenait plus sur ses deux pieds en flammes.

Pourtant, de temps à autres, son visage s'animait d'une lueur presque familière. Dans ces moments-là elle pouvait lui adresser une phrase ou deux, comme si elle le connaissait de très longue date et que les mots superflus n'apportaient rien. Luca n'était pas certain d'apprécier une telle ambivalence.

Ils n'avaient plus reparlé de l'évocation monstrueuse qui avait pris forme et vie dans les entrailles du moulin. Luca haïssait ce souvenir, de plus en plus à chaque instant qui passait. Revoir ces traits hérissés de dents, déformés par une rage irréelle et si peu de ce monde, ravivait la douleur cuisante de ces crocs carnassiers plantés dans son cou et lui raclant la peau alors qu'une langue insidieuse l'épongeait du sang qui perlait.... Il se souviendrait de ce contact. C'était sans doute ce qui l'avait le plus perturbé.

Ce n'était pas une langue de chien, ni même de loup. Il ne reconnaissait pas cette texture. Ou plutôt, il croyait la reconnaître mais préférait oublier l'amalgame inconcevable qui se faisait, là-haut, entre ses tempes maltraitées par le soleil.

— Dites-moi, l'interrompit soudain Anis.

Il leva les yeux, essoufflé, tentant presque de courir pour ne pas la perdre. Elle foulait les nuages de poussière que ses pas soulevaient et y fondait presque entièrement sa silhouette, de sorte qu'il ne la distinguait plus malgré la lumière blanche et éclatante de la journée. Elle avait l'air de nager dans un essaim de cendres portées par un vent inexistant.

— Oui ? haleta-t-il bientôt lorsqu'elle sembla se perdre dans ses pensées à nouveau, et le laisser seul.

— Ah, oui, se rappela-t-elle sur un ton presque autoritaire. Je repensais à votre... histoire.

Elle le regarda brièvement par dessus son épaule et lui adressa un sourire. Pas spécialement engageant, ni chaleureux, mais plutôt condescendant. Il préféra ne pas riposter.

— Beaucoup vous auraient cru fou, vous le savez, déclara-t-elle de but en blanc. Néanmoins c'est sur moi que vous êtes tombé, et c'est à moi que vous avez tenu cet étrange récit.

Luca ferma les yeux. Le bruit des grondements psalmodiés dans l'obscurité et la douleur de la morsure dans son cou le ramenèrent en arrière avec une force, une intensité décuplées. Peut-être était-il fou, tout compte fait ? Il aurait préféré qu'Anis reste emmurée dans son silence professionnel, pour une fois. Il ne tenait pas à discuter - encore moins d'une telle chose.

— Je vous l'ai dit reprit-elle, votre bête carnivore m'évoque des souvenirs. De très anciens souvenirs. Je pensais en fait à une légende de ma cité natale.

Luca ne dit rien, espérant lui faire comprendre à quel point le moment était mal choisi. Il se sentait au bord d'un gouffre d'images et de sons qu'il ne voulait plus jamais entendre, plus jamais voir, craignait de se laisser submerger de dégoût et de vomir le maigre contenu de son estomac déjà tiraillé par le malaise.

Anis avait quelques provisions dans son sac mais les rations n'étaient pas fastes, loin de là. Il gardait, à chaque bouchée qu'il prenait, l'impression de précarité et de manque qui allait de pair avec l'austérité du voyage. Pour le moment cependant, les quelques aliments rassis qu'il avait dans le ventre lui paraissaient insoutenables, lourds comme une poignée de pierres. Il pressa ses lèvres l'une contre l'autre.

— Le plus souvent, nous situons cet épisode de notre histoire au début du siècle dernier, continua Anis. Mais demandez donc aux Milanais, et vous verrez : aucun ne vous contera tout à fait la même histoire. Cela pourrait faire cent ans, tout comme deux-cent ou davantage. Les monstres dont il est question, ravageant et égorgeant sur leur passage pour s'abreuver du sang de notre peuple, sont tantôt décrits comme des créatures sauvages ne ressemblant à rien de connu et tantôt comme des êtres à forme presque humaine. Tous les Milanais connaissent, chérissent, craignent et détestent cette légende. Elle fait partie de nous, de notre esprit. De notre corps.

— Mais ce n'est qu'une légende, souligna Luca.

Il tentait de se persuader qu'il n'avait pas véritablement vécu ces événements mais les avait assemblés après-coup, dans une folie fiévreuse due à la faim, l'angoisse, le manque d'eau. Anis, pour la première fois depuis bien longtemps, s'arrêta et pivota vers lui. Ses yeux s'attardèrent sur sa silhouette courbée de fatigue. Il regrettait maintenant d'avoir ouvert la bouche. Il s'attendait presque à une moquerie, une réprimande au sujet de sa faiblesse physique, handicapante pour leur progression. L'état de sa blessure au cou avait beau s'être amélioré grâce à l'onguent pestilentiel, elle ne lui en faisait pas moins mal pour autant. Anis sembla remarquer qu'il en souffrait toujours car elle adoucit son regard et lui tourna le dos pour se remettre en route, comme si de rien n'était. Luca en fut soulagé.

— Notre duc, affirma-t-elle alors de manière inattendue, est un homme tout à fait fascinant.

Malgré son état d'esprit peu enclin aux plaisanteries, Luca dut tout de même réprimer un rire qu'il camoufla en quinte de toux. Anis ne l'avait pas entendu, ou bien mettait un point d'honneur à l'ignorer.

— Avec lui, les limites se brouillent. Entre réalité et imaginaire, des passerelles se créent, toujours plus nombreuses. J'ai la grande chance de le côtoyer, lui, et sa fille Bianca. Si vous la voyiez... quelle enfant intelligente. Un esprit vif et déjà tout habité des enseignements et de la sagesse de son père. D'aucuns qualifient le duc de superstitieux, mais je préfère lui reconnaître une grande ouverture d'esprit. Nous vivons bel et bien dans un monde de chimères. Merveilleuses comme profondément abjectes. Seul le plus idiot se contenterait des apparences. Le danger se trouve partout, pour celui qui apprend à voir. J'apprends lentement, aux côtés de mon duc. Et je ne m'en porte que mieux.

Un très long silence suivit. Luca n'aurait de toute façon pas su quoi répondre. Une partie de lui refusait d'entendre ce discours si particulier, non pas parce qu'il le trouvait ridicule mais parce qu'il ne s'y était pas attendu. Et puis, plus loin dans son esprit, la crainte diffuse mais jamais vraiment estompée des fossoyeurs le narguait de plus belle. Ce n'était peut-être pas si fou d'imaginer que d'autres créatures à la frontière du réel hantaient Milan.

Anis le regarda en coin, les bras croisés et un minuscule sourire au bout des lèvres.

— Non, dit-elle finalement en riant presque. Pour votre gouverne, je ne suis pas le genre de femme à boire les paroles d'un homme sous prétexte qu'il se tient sur le trône de mon pays natal. Mais comprenez-moi : vous devriez réfléchir au poids que les légendes, le souvenir collectif, toutes ces choses peuvent avoir sur la conscience humaine. Ne le sous-estimez pas. Le duc est persuadé que cette guerre ancestrale n'a pas encore trouvé sa conclusion. Il cherche, il se démène, s'effraie lui-même et répand le malaise. De fait, ce n'est pas terminé.

— Vous ne croyez pas que c'est ce genre de bête qui m'a attaqué ? interrogea Luca à contrecœur. Je... je sais que je n'ai pas rêvé. J'aurais préféré que ce soit un cauchemar, mais vous voyez comme moi cette morsure.

Anis baissa les yeux sur ses bras croisés et dodelina du chef. Il se demanda, inquiet, si elle n'allait pas s'évanouir. Ou s'endormir, subitement. Plonger dans un rêve éveillé.

— Votre histoire m'intrigue et m'inquiète énormément, murmura-t-elle. Je sais que vous n'avez rien inventé, consciemment ou non. Cela se voit sur votre visage. N'en doutez pas. Je suis inquiète et c'est pourquoi je vous demanderai, une fois que nous serons arrivés à Milan, de n'en parler à personne. Vous cacherez votre cou sous un col plus haut, plus serré. Nous ferons notre possible pour vous trouver d'autres vêtements.

Le soir tomba à nouveau et Luca accepta sa fraîcheur avec gratitude. Cela faisait une journée qu'ils marchaient et leur chemin s'était graduellement fait moins sauvage. Ils avaient traversé des villages, croisé des carrioles et charrettes de récoltes. Anis s'était même arrêtée, un temps, pour converser avec deux voyageurs.

Luca ne savait que penser. La sensation de picotements indélébiles s'était propagée jusqu'à son épaule et aux muscles de son bras. Était-ce bon signe ou, au contraire, la plaie était-elle en train de s'infecter malgré le soulagement premier que lui avaient apporté les soins d'Anis ? Il avait hésité à lui faire part de ses doutes.

Finalement, il n'avait rien dit.

— La nuit s'annonce, remarqua-t-elle soudain en posant son sac. Nous ferions bien de nous arrêter.

Luca soupira et se laissa mollement tomber par terre, à côté du sac dont il avait soudain une folle envie de se servir comme oreiller. Mais Anis l'attrapa fermement par une manche et le força à se redresser sur ses pieds.

— Quoi ? protesta-t-il.

— Pas cette fois-ci. Vous êtes fatigué, n'est-ce pas ? Cela fait une journée complète que nous marchons. Vous apprécieriez peut-être de dormir dans un lit ?

— Oh, bien sûr, marmonna-t-il en affichant une mine détachée.

Il ne voulait pas lui laisser voir à quel point sa proposition le soulageait. Néanmoins, elle n'était certainement pas dupe. Il avait la sensation qu'elle saisissait toujours ce qu'il y avait derrière chacun de ses mots et de ses expressions. Comme pour lui donner raison, elle leva les yeux au ciel avec un maniérisme tel que Luca crut assister à un de ces spectacles de marionnettes grotesques, comme on en voyait parfois déployés dans les rues. Elle attrapa son sac et le jucha à nouveau sur ses épaules pour reprendre sa route et il clopina à sa suite, les talons brûlants.

Ils n'eurent pas à cheminer bien longtemps. Là, à l'orée d'un bois qui déployait ses plus hautes branches vers le ciel, se tenait une bâtisse de pierres pourvue de fenêtres circulaires. Il y avait vraisemblablement, à gauche, de petites écuries destinées aux montures des voyageurs. Anis entraîna Luca vers la droite du bâtiment et saisit une manche de sa tunique entre deux doigts, afin d'en tâter la texture.

— Mais qu'est-ce que vous faites ? demanda-t-il.

— Moins fort.

Interloqué, il la laissa faire, inspectant lui aussi l'habit qui avait été beau, dans une autre vie dont il se souvenait à peine. Il s'était passé tant de choses en quelques jours... la tunique était maintenant déchirée et couverte de sang sur ses épaules et sa poitrine. Heureusement, la couleur noire estompait presque entièrement la teinte rouge. Si l'on n'y regardait pas de trop près, Luca devrait passer inaperçu. On le prendrait pour un voyageur n'ayant pas vraiment le loisir d'observer une hygiène irréprochable – et c'était tout compte fait le cas. Anis fouilla un moment dans son sac.

— Qu'est-ce que vous cherchez ?

— Quelque chose qui permettra de cacher votre blessure. Il me semblait bien avoir... attendez...

Elle sortit une très longue ficelle de son sac.

— Voilà.

Elle tira ensuite une dague de sa ceinture et, consciencieusement, entama la corde, scia jusqu'à ce que les fibres cèdent. Anis souleva le morceau le plus court et le suspendit devant Luca, qui demeura interdit.

— Je vais serrer ceci sur votre gorge, expliqua-t-elle.

Elle ne lui laissa pas le temps de réagir et s'approcha. Au moment où elle passa ses mains dans son cou, il eut peur de finir étranglé sous ses gestes vigoureux. Oui, il eut peur de ne pas pouvoir lui faire confiance ; mais elle se contenta de faire un nœud derrière sa nuque qui le fit frémir d'inconfort. Il baissa les yeux et tâta la lourde ficelle, tentant d'évaluer le résultat. Sans doute très élégant et délicat... Il sursauta lorsqu'Anis glissa quelques pièces dans le creux de la main.

Il observa les pièces. Elles avaient la même forme, la même teinte brillante à quelques nuances près que celles circulant à Murano et sur le territoire de Venise ; mais il notait les différences de facture, la gravure, les marques sur le côté des petits ronds scintillants.

— Ce sont des sols, chuchota Anis. Unité de monnaie milanaise. Il vous faut cinquante-six sols pour constituer un ambrosino. Mais je n'ai pas d'ambrosino sur moi, c'est plus sûr.

— Pourquoi me les donnez-vous ?

— C'est vous, l'homme, fit-elle remarquer.

Elle épousseta ses habits pour en enlever des paquets de terre et le poussa ensuite devant elle. Les fenêtres à petits carreaux de l'auberge jetaient jusqu'à eux des bribes de lumière. La porte sur le devant de la bâtisse s'ouvrit sur des voix, une commande passée entre client et tavernier. Quelqu'un sortit et laissa la porte se refermer. Luca leva la tête, aux aguets, et observa l'ombre solitaire qui se détachait de la masse rectangulaire et basse pour continuer son chemin.

Il essaya de se dégager des mains d'Anis plaquées contre ses omoplates, mais elle refusa de lâcher prise.

— Nous allons entrer et commander de quoi manger. Ensuite, nous allons passer une bonne nuit de sommeil avant de reprendre le périple. C'est à vous que revient l'honneur de diriger les opérations, souffla-t-elle. En ce bas monde, il est de coutume que les femmes restent en retrait et ne décident jamais rien par elles-mêmes, ni pour elles-mêmes. Alors décider pour un homme, vous n'y pensez pas. Allez, mon brave. Du courage et de la détermination.

Il l'entendit ricaner. Il réussit à sourire malgré le nœud d'angoisse irréfléchi qui s'était formé dans son estomac. Il n'avait jamais aimé être tiré sur le devant de la scène ainsi. Devait-il se faire passer pour son mari ? Il lui jeta un coup d’œil sceptique dans l'obscurité. Il était trop jeune pour cela, décidément.

Son fils, alors ?

Mais pourquoi devait-il, tout à coup, assumer l'entière responsabilité et un parfait contrôle de la situation ? C'était lui qui la suivait, et non l'inverse. Il n'avait rien à lui apprendre. À moins, ironisa-t-il en son for intérieur, qu'elle ne veuille se reconvertir en souffleuse de verre.

Il se retrouva planté devant la porte, perplexe.

De toute façon, aucune femme n'avait jamais travaillé avec lui dans l'atelier sur Murano. C'était un métier réservé aux hommes, comme bien d'autres choses. Il fit volte-face. Elle était toujours là, un peu en retrait, et lui souriant d'un air désabusé. Elle l'encouragea d'un hochement de tête.

 

Il serra les sols dans sa paume et poussa la porte, tiraillant distraitement le nœud qui lui enserrait la gorge.

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vefree
Posté le 09/06/2013
Coucou, me voilà reviendue !!!
C'est un chapitre intéressant à plusieurs points de vue. Notamment pour la notion des lions de cendres. Une énigme encore recouverte d'autant de cendres obscures puisqu'ici on découvre un médaillon plein de mystères, ayant appartenu à Galladun et servant visiblement de message ésotérique que Sanfari sait interprêter. Bien ! Tout n'est pas encore expliqué, et pour cause, mais on tient une piste. C'est parfait pour ton intrigue, ça.
Je me demande bien pourquoi d'ailleurs, sur ton JdB, tu doutais du bienfondé de ton titre. Pour l'instant, il me paraît encore très approprié, même si je ne connais pas tous les tenants et aboutissants. 
Ensuite, on accompagne la marche forcée de Luca et Anis. La morsure semble toujours être la préoccupation première des deux compagnons d'infortune et faire l'objet d'une légende entretenue, visiblement, par les plus grands de ce monde. Bon, comme j'en sais un peu déjà sur ses secrets, vu que j'avais lu la première mouture, je vois de quoi on parle, je trouve cette approche très prenante et mystérieuse à souhait. Ne touche à rien. En revanche, j'ai eu un souci géographique au moment où ils abordent l'auberge. Je pensais, quelques paragraphes avant, qu'ils étaient encore en rase campagne. J'ai trouvé un peu surprenant qu'on se retrouve aussi vite dans la civilisation. A part ça, je trouve amusant l'idée d'inverser les rôles et de voir Luca prendre les rennes d'une situation qu'il ne maîtrise absolument pas. Cocasse !! 
Ensuite, j'ai regardé pour la question du ghetto et j'ai tenté de trouver un synonyme. C'est plutôt difficile ! Par contre, j'ai trouvé un site qui rapproche la notion de ghetto dans les quartiers de Venise aux alentours de 1500 et des poussières. On n'est pas très loin de ta période ! Je te file le lien, si tu ne l'as pas déjà consulté : [url]http://www.cnrtl.fr/definition/ghetto[/url] Je me demande si tu ne pourrais pas te permettre une exentricité historique en "inventant" cette notion pour ton Murano à toi. Certes, ce ne sont pas des juifs mais des souffleurs, mais on pourrait imaginer que ce ghetto-là a été le fondement de celui qu'on a ensuite créé spécifiquement pour la communauté juive. Qu'est-ce que tu en penses ? C'est osé, mais bon.
Allez, je poursuis ma lecture dès que je peux. Biz Vef' 
Jamreo
Posté le 09/06/2013
Coucou !
Je suis soulagée si tu trouves ce chapitre intéressant. Merci pour ton impression sur le titre : je me disais qu'il n'était pas approprié parce que cette histoire de Lions de cendres reste secondaire. Il ya d'autres sujets qui peuvent ressortir un peu plus, si ce n'est franchement plus sur la globalité du texte. Mais je suis plutôt d'accord avec ce que disaient Beul et Slyth tout compte fait, ce n'est pas grave si le titre ne reflète pas les traits saillants du texte. Tant que les Lions de cendres restent dans le coin, même un peu. S'il te paraît approprié c'est génial :D
Oui en ayant lu la dernière mouture, c'est vrai que tu en sais un peu plus long. Beaucoup de choses ont changé mais je me souviens que vers la fin ça en parlait un peu. Pas sous cet angle, du coup contente que ça te paraisse bien comme ça ^^. Pour l'auberge, c'est peut-être un peu soudain, merci de m'avoir fait la remarque ! Je me suis dit qu'ils étaient en pleine nature au début mais effectivement un peu plus proche de la civilisation depuis le temps de leur marche. Je vais reprendre ça ^^
Mais c'est juste trop gentil à toi d'avoir regardé pour "ghetto" !! Merci <3 pour le moment c'est vrai que je n'ai rien trouvé, j'ai regardé "cancello", il me semble que ça veut dire "barrière" en italien, mais le souci avec ce mot c'est que c'est pas facilement compréhensible. Merci beaucoup pour la page ! <3  Et je pense que tu as raison : en parlant d'excentricité historique, ce ne sera pas la première :P  c'était en effet un quartier juif, mais le mot "ghetto" lui-même ne le sous-entend pas. Donc c'est déjà un souci en moins x)
Merci encore, et merci beaucoup pour ta lecture Vef !
Slyth
Posté le 30/04/2013
Tout en lisant, je me suis surprise à réfléchir de quelle manière je pourrais bien qualifier ton style d'écriture. J'ai peur de ne pas parvenir à utiliser des termes précis (ni peut-être très justes) mais il plane une atmosphère brumeuse constante entre chaque ligne de ce texte. C'est assez fascinant je trouve.
On se sent très serein à la lecture, les mots coulent tous seuls et, pourtant, c'est comme s'il y avait toujours une part de mystère cachée quelque part. Comme si un nombre incalculable de secrets ficelaient cette histoire. Comme si quelque chose pouvait arriver à tout moment. 
Bref, je m'égare un peu mais j'avais vraiment envie d'essayer de te transmettre ce que je ressens avec les Lions !  ^^''
J'ai tilté à la mention des blasons d'argent récupérés par Sanfari : voilà que cette mystérieuse couleuvre refait son apparition.  Je me demande ce qu'elle représente... Pour le moment, j'aurais tendance à penser qu'elle a un rapport avec L'Etablissement, sans pour autant pouvoir préciser lequel. 
Et l'aventure de Luca continue, avec son lot de désagréments. Décidément, Anis entretient le mystère autour de ces créatures de légende ! Et le fait que Luca doive cacher sa blessure laisse forcément penser qu'il pourrait s'attirer des ennuis si jamais on le regardait d'un peu trop près. Mais la question reste de savoir pourquoi exactement.
Vivement la suite en tout cas ! ;)
Jamreo
Posté le 30/04/2013
D'abord, merci beaucoup. ^^ c'est drôle, je ne saurais pas te dire si ta description me surprend ou non. Je patauge en plein milieu donc autant dire que je n'y vois rien (souvent, en relisant, c'est tellement trop familier que ça me paraît dénué de tout, je suppose que ça doit le faire à beaucoup d'auteurs). Mais je crois comprendre ce que tu veux dire par "un nombre incalculable de secrets", il faut dire que ce côté-là m'a donné bien du mal et encore maintenant :P en tout cas si ce qui est vécu comme une difficulté par moi peut ressortir de manière pas forcément négative, mais plutôt juste comme un "fait" dans l'ambiance, comme il m'a semblé le comprendre dans ton message, ... eh bien oui, j'en suis contente. ^^ 
En fait c'est toujours délicat de réfléchir à son propre style, ça paraît tellement... transparent. Hum c'est moi qui m'embrouille. Merci de m'avoir écrit ça, et contente que ça te plaise alors ^^
La couleuvre, en fait, fait partie du blason de la famille Visconti. C'est pour cela qu'elle réapparaît ici ou là; je voyais ces mini-blasons et les autres apparitions de la couleuvre comme une sorte de "laisser-passer" si tu veux. ^^' pour Luca, certes sa blessure pourrait lui attirer des complications si quelqu'un s'en rendait compte. Peut-être simplement parce qu'elle risquerait de réveiller la peur/la colère. Et puis, c'est de toute façon un peu louche non... x)
Je suis sincèrement touchée par ta présence ici. Je saurais pas trop quoi dire sans avoir l'air tout à fait tarte x'D, donc merci beaucoup. Merci d'avoir lu  <3
 
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