III - L'absence

Par Jamreo

 II . III

 

Milan

Les sabots du cheval soulevaient de gros nuages de poussière et de terre brûlée sur leur passage. L'animal s'élançait à bride abattue dans le chemin sinueux. Il traversait les premières lueurs du jour et déversait sa respiration en volutes chauds et humides dans la froideur du petit matin.

Les remparts de Milan se dessinaient maintenant devant eux, contre un ciel qui oscillait entre rose et bleu pâle. Les pierres grises luisaient douloureusement dans la lueur encore terne et Sanfari dut plisser les yeux. Il poussa sa monture à donner toute son énergie dans ces derniers instants qui les séparaient de leur but. L'animal répondit par un hennissement éprouvé. Il l'avait porté sans rechigner durant ces deux jours violents et interminables ; bien qu'encore fort et certainement capable de fendre une incroyable distance, il n'avait plus la vitesse des premières heures.

Le duc Visconti devait certainement se terrer au château Giovia, accompagné de son petit cortège de fidèles. C'était là-bas que le souffleur était attendu et Sanfari venait maintenant y chercher refuge.

Le château se trouvait à l'extrémité sud-ouest de la ville de Milan. Le détail des pierres se précisait de seconde en seconde : il voyait les fines lignes des hommes postés devant la Porta Romana qui, en toute logique, aurait été celle à franchir en arrivant par l'est comme il le faisait. La réalité bien concrète que représentait Milan le frappa de plein fouet comme s'il n'avait jamais eu de la ville que la plus vague idée. Il entrevit la futilité de sa décision, la précarité de sa situation présente face aux minuscules gardes qui l'attendaient de pied ferme devant la Porte. Il regrettait presque de ne pas avoir pris le temps d'avertir le duc Visconti de son arrivée.

Presque. Car Galladun avait certainement été interrogé à présent, et Dieu seul savait ce qu'il avait pu révéler.

La fuite, pure et simple, avait été la solution choisie par Sanfari. Il ne tenait pas à se retrouver accusé de haute trahison par ces seigneurs qu'il avait côtoyés en tant que collègue.

Le tourbillon de ses pensées était trop dur, trop persistant pour qu'il puisse se débarrasser de son tournis. Il intima à sa monture de revenir au trot, mesure que l'animal accueillit avec un soulagement palpable. Il fallait réfléchir.

L'espace d'un instant, il imagina faire demi-tour et s'en retourner dans la campagne, hors de la vue des gardes. Pourtant, ceux-ci l'avaient certainement déjà aperçu. Un tel comportement n'aurait fait qu'attirer leur attention.

Il songea ensuite à essayer de contourner les remparts par le nord, à distance raisonnable. S'il arrivait au château autrement que par la ville, s'il atteignait cette façade dont on disait qu'elle chevauchait les remparts pour s'extirper de la cité intra-muros, peut-être trouverait-il une poterne, ou un autre moyen de pénétrer dans la forteresse. Mais encore une fois les gardes le verraient contourner la ville et chercheraient à savoir ce qu'il manigançait.

Non. Le simple fait de ne pas se soumettre aux voies légales de l'autorité le reléguerait à coup sûr à l'état de fautif en cavale, d'homme dangereux.

La mort dans l'âme, il se résolut à affronter la Porte.

Obstacle qu'il franchit finalement sans mal.

Caché dans le médaillon que les deux associés de Vito Galladun avaient laissé aux mains de Rachel, il avait trouvé cinq répliques du blason des Visconti, choses minuscules si on les comparait aux drapeaux monumentaux et autres étalements de puissance dont les ambassadeurs ou les diplomates se servaient en temps de guerre pour impressionner leurs ennemis sans déployer la moindre violence physique. Ce que Sanfari tenait maintenant était un cercle plus petit que la paume. La couleuvre azur couronnée d'or qui y était fièrement et cruellement représentée avait un enfant à moitié englouti dans sa gueule.

Sanfari l'avait pris avec lui, se disant qu'il pourrait lui être utile. Peut-être le duc l'avait-il laissé à leur disposition comme un signe de reconnaissance.

Il lui suffit de montrer l'objet pour adoucir l'éclat de suspicion dans les yeux des gardes, qui l'avaient regardé venir en se redressant et empoignant leurs armes.

— J'aimerais voir le duc Visconti.

Six petits mots et le voilà déambulant dans la ville proprement dite. Il avait été stupide de s'inquiéter. Le duc avait pensé à tout. Maintenant qu'il se trouvait au cœur de Milan, et malgré sa curiosité dévorante, Sanfari évitait de laisser ses yeux errer autour de lui. Il avait troqué sa toge de seigneur contre des vêtements plus sobres et plus adaptés au voyage et personne ne devait se douter de sa cité d'origine. Personne ne devait voir qu'il était vénitien. Il gardait sa capuche rabattue sur son front, le menton baissé pour feindre la fatigue du vagabond nomade et anonyme.

Après quelques tâtonnements dus à sa très mauvaise connaissance de la ville, il arriva devant le mur de fortifications épaisses du château. Le bâtiment avait l'allure guerrière et moyenâgeuse des forteresses de défense, tout en pierres orangées. Sanfari, cette fois-ci, n'hésita pas une seconde et agita le cercle argenté devant les yeux de ceux qui se dressaient encore comme seul obstacle entre le duc Visconti et lui.

On le laissa entrer sans faire de difficulté.

La Porta Giovia, qui avait donné son nom au château, s'ouvrait sur une vaste cour rectangulaire. L'atmosphère évoquait ici la vie de tous les jours, le quotidien plaisant d'une famille de sang noble. Le contraste avec l'apparente brutalité du mur extérieur était déstabilisant. Le spectre guerrier, pourtant, n'abandonnait pas complètement son emprise noire et sévère sur la demeure. L'ombre silencieuse mais omniprésente du conflit se peignait sur les murs et aux carreaux des fenêtres : pierres abîmées portant la marque de lames, barreaux fixés devant le verre. Le danger planait. Immatériel, vague, mais constant.

Le ciel se couvrait de nuages et l'air devenait orageux. La herse de la porte se referma dans un bruit de métal. Sanfari fit une brusque halte dans la cour maintenant scellée. Deux écuyers se précipitaient vers lui, les mains tendues. Sanfari crut plus prudent de leur montrer le blason mais ils n'y jetèrent pas même un coup d’œil, comme s'ils n'osaient pas s'enquérir de son identité ou se risquer à juger du bien-fondé de sa présence chez leur maître. Après tout, il était parvenu jusqu'ici. Que fallait-il de plus ?

Il mit pied à terre en chancelant légèrement, repoussa son capuchon et tituba jusqu'au centre de la cour en levant les yeux vers les fenêtres. Aucun signe de vie dans les environs, mis à part les jeunes garçons qui tentaient de maîtriser le cheval énervé.

— Le duc Visconti, où est-il ? lança-t-il d'un ton sec.

Les deux garçons ne répondirent rien. L'un portait la selle du cheval sous son bras, et commença de s'éloigner vers l'aile des écuries.

— C'est à toi que je parle, gronda Sanfari.

L'adolescent s'arrêta et se retourna, une expression de surprise choquée sur le visage.

— Je...

— Où est ton maître ?

— Il n'est pas là, monsieur.

Sanfari se frotta le front pour en éponger la sueur.

— Pas là ? Sottises. Je me fiche bien de le déranger. Je dois lui parler de toute urgence, et cela l'intéressera certainement bien plus que ce...

— Je vous prie de m'excuser, monsieur. Je ne vous ai pas menti. Son excellence le duc n'est pas au château en ce moment.

Le garçon dégingandé tenta de peigner la tignasse noire qui lui couvrait le front, pour se rendre plus présentable. Sans succès. Son acolyte muet en profita pour disparaître.

— Et où est-il ?

— Je l'ignore, monsieur. Nous avons seulement été informés de son absence.

— Quand est-il parti ?

— Il y a six jours.

Sanfari compta mentalement. Six jours. Cela remontait... cela remontait au cinq mai. Le lendemain du départ du souffleur.

— Mais enfin, que fait-il ? marmonna-t-il d'une voix blanche. Quand prévoit-il de revenir, tu ne le saurais pas ?

Le garçon secoua franchement la tête avant de se raviser et de rester droit, les yeux baissés.

— Non, monsieur.

— Il est parti seul ?

— Non, en compagnie de quelques généraux et...

Sanfari le fit taire d'un geste de la main.

— Le souffleur est-il arrivé ? demanda-t-il, changeant de sujet.

Le visage de l'écuyer devint blême et ses yeux s'écarquillèrent. Il laissa tomber la selle à ses pieds mais ne se baissa pas pour la ramasser, et ne dit rien.

— Eh bien ?

— Il n'est pas arrivé, il n'est pas là.

Il ramassa enfin son fardeau et s'en retourna sans plus se soucier de politesse.

Sanfari le regarda partir sans bouger. Il n'aimait pas se retrouver seul au beau milieu de cette place déserte, déchirée entre l'obscurité et la lueur rousse tombée des nuages qui nageaient bas sur la cime des tours, à présent. Un éclair bleuté lécha le ciel, accompagné plus tard d'un premier grondement sourd. Le seigneur se dirigea vers l'aile des écuries où il avait vu le garçon disparaître. La luminosité d'orage le plongeait dans un vague état d'hébétude qu'il ne s'expliquait pas, qui mettait ses pensées sens dessus-dessous. Il avait l'impression de marcher à l'envers, de reculer, alors qu'il avançait. Ou bien de se trouver dans le mauvais univers et de faire systématiquement, presque inévitablement les mauvaises choses. Pourtant, il était certain d'agir en toute connaissance de cause et de faire pour le mieux.

Il arriva aux écuries et devina plus qu'il ne vit les cous graciles des chevaux se dresser sur son passage. Leurs yeux bombés, presque exorbités, luisaient d'un blanc laiteux ou dégradé de jaune. Il ne se laissa pas impressionner par la curiosité des bêtes et appela avec force :

— Il y a quelqu'un ?

Personne ne lui répondit. Les palefreniers s'étaient évaporés, évanouis. Furieux, il continua d'avancer sans but précis et se heurta au corps d'une bête. Celle-ci broncha et trépigna dans un nuage de respiration duveteuse. Sanfari tendit une main et reconnut, au toucher, puis à la couleur de crème qui se détachait peu à peu du tableau noir, sa propre monture. Les chenapans ne s'en étaient pas occupé et avaient préféré s'en aller sans effectuer ce pourquoi on les tolérait dans l'enceinte du château.

Il en parlerait au duc !

Mais il n'y avait pas que la négligence de deux adolescents peureux et sans cervelle pour le chagriner. Ses intuitions au sujet du duc lui-même n'étaient pas claires. Il pressentait qu'il y avait un problème. Un malentendu.

Un dysfonctionnement.

Il s'occupa lui-même de trouver une place à son cheval et, faute d'avoir une meilleure inspiration, une révélation qui lui aurait indiqué que faire et comment reprendre la situation en main, retourna à la cour, les bras ballants comme ceux d'un pantin abandonné.

Pourquoi donc le duc s'était-il amusé à s'absenter en de pareils moments ? S'il avait tant insisté pour recevoir le petit souffleur de pacotille chez lui, pourquoi n'y était-il pas lui-même ? D'ailleurs, il n'y avait personne. Le souffleur et les deux bandits eux aussi manquaient à l'appel.

Non, Sanfari était le seul présent. Il avait, de plus, le très net sentiment qu'il n'était pas le bienvenu. Le seigneur fit refluer sa colère et ses hésitations. À présent qu'il était ici, que pouvait-il faire ? Certainement pas retourner sur ses pas. Ni même rester à l'extérieur, bêtement, à attendre le déluge – au sens propre comme au figuré. Déterminé à se faire entendre même si personne ne daignait prêter l'oreille, il se dirigea vers la tour Nord et se dit sans grand espoir qu'il allait essayer d'ouvrir la double-porte. Il fut très surpris de constater qu'elle n'était pas fermée à clef. Le battant bascula et l'invita à entrer, ce qu'il fit avant de s'engager dans l'escalier en colimaçon. Une obscurité fraîche l'engloutit. Le vacarme de ses pas était, aussitôt amorcé, repris par un écho lointain et résonnait de toutes parts autour de lui dans l'air humide.

Il songea à Rachel qui avait refusé de l'accompagner. Il le lui avait proposé sans véritablement souhaiter qu'elle accepte, et devait l'admettre : il avait été soulagé de sa réponse négative. Elle ne lui était pas désagréable mais n'avait jamais été, pour lui, qu'une très vague entité, évaporée dans une obscurité et un anonymat de circonstance.

Oui, il était indifférent à son sort. À aucun moment cependant il n'avait souhaité sa mort, ou lui faire du mal. Il avait pensé à lui-même avant tout, et c'était tout naturel. Il n'avait pas imaginé pouvoir la traîner comme un poids mort et inexpérimenté, étranger au voyage, terrifié à l'idée de monter à dos de cheval et de rendre visite à un grand duc ennemi. Comme elle l'avait si justement dit : elle ne pouvait pas abandonner son quotidien. À l'heure actuelle, Rachel était certainement tombée entre les griffes du Conseil. Elle n'aurait certainement pas cette chance mais il n'y avait plus qu'à lui souhaiter une mort rapide.

Sanfari passa un certain temps à arpenter les couloirs déserts et étriqués. On pouvait encore entendre les lents murmures des hommes qui avaient passé leur existence militaire en ces lieux, dirigeants ou dirigés. Avant que le château n'accueille des résidents réguliers, on y avait autrefois parlé de batailles, d'ennemis, de massacres et pertes sanglantes. C'était bien plus qu'un simple corridor de vie quotidienne, un passage que l'on aurait plaisir à emprunter d'une pièce à l'autre pour rendre visite aux membres de son entourage, discuter de choses et d'autres, de chasse, de faits légers, de politique désinvolte et tournée en dérision pour le bon plaisir de ceux qui ne prenaient jamais part aux vraies décisions.

Le duc actuel n'avait de toute façon pas d'héritier légitime. La famille perdait de sa superbe et le château, quant à lui, faisait à présent plus office de refuge pour dirigeant paranoïaque et solitaire que de véritable foyer.

Sanfari avait entendu tant de choses au sujet de cet homme, à défaut de l'avoir jamais rencontré en chair et en os. Il avait été conforté dans l'idée qu'il le trouverait ici, bien entendu. Il devait être ici car les choses ne pouvaient tout simplement pas en être autrement.

Ses espoirs étaient terriblement déçus, et pas seulement parce que l'absence du duc faisait de la situation présente un amas d'absurdité sans nom.

Il plongea son regard au dehors, arrêté devant une fenêtre. La fraîcheur s'installait à l'extérieur et prenait d'assaut les limites du château. Un nouvel éclair sillonna les nuages déchirés et l'aveugla. Il cligna des paupières, secoué par la vive colère du ciel et se demandant si Dieu était véritablement si courroucé que les éléments le laissaient paraître. Il fit volte-face pour continuer son chemin. S'il trouvait une pièce à vivre quelque part, s'il appelait pour signaler sa présence, quelqu'un viendrait peut-être à sa rencontre. Il pourrait se contenter d'un domestique. Ce qu'il lui fallait, c'était la preuve d'une présence humaine dans cette demeure. Une seule ferait l'affaire.

— Il y a quelqu'un ? demanda-t-il avec autorité, les mains en porte-voix.

Il n'attendit pas de réponse et repartit le long de cet interminable couloir. Il n'eut pas fait deux pas qu'il heurta quelque chose. Bêtement, il se crut de retour à l'écurie, touchant le poil de sa monture égarée et laissée de côté. Il poussa un grognement de surprise et d'agacement alors qu'une nouvelle salve de tonnerre ébranlait les murs du château, et baissa les yeux.

Un enfant. Le seigneur recula, pris d'étonnement devant les contours immatériels du visage qui le scrutait et la rigidité presque cadavérique du petit corps, pétrifié dans une pose sculpturale, parfaitement droit et les mains étendues le long des cuisses.

— Que fais-tu là, bon sang, tu ne vois pas que tu gênes ?

L'enfant ne répondit rien. Il y eut un moment d'hésitation, durant lequel Sanfari s'efforça de maîtriser l'autorité agressive de sa voix ; il avait toujours eu du mal à moduler son caractère directif selon l'auditoire qui lui était offert.

— Qui es-tu ? demanda-t-il plus doucement.

— Je vous ai entendu crier.

Sanfari plissa les yeux. L'obscurité s'installait comme à l'arrivée du crépuscule. La journée qui s'était annoncée belle et ensoleillée tournait à la tempête sévère ; il lui aurait presque fallu un chandelier pour y voir un peu plus clair dans les dédales du château.

— Qui es-tu ? répéta-t-il.

— Qui êtes-vous ?

L'enfant fit un pas léger vers lui et traversa un réseau de lumière, tout juste déposé par un embryon de soleil qui se battait contre les nuages.

C'était une fillette. Ses longs cheveux blonds lui tombaient sur les épaules ; elle avait les pommettes hautes, le nez très fin, deux yeux bleus d'une couleur limpide et plus que frappante. Puis le jour disparut, englouti par la bouche orageuse du ciel. L'apparition redevint maigre contour.

Après tout, son vœu avait été exaucé : une présence humaine.

— Je cherche le duc Visconti, commença-t-il.

Il se sentait stupide de converser avec une enfant, de lui parler de sujets qui ne pouvaient pas la concerner. Qu'allait-elle bien lui répondre ? Sa bouche rose se fendit pourtant d'un sourire lumineux. Pas de joie, presque d'ironie.

— Ah ! s'exclama-t-elle, si fort que Sanfari fut tenté de lui rappeler les règles de politesse envers les personnes de rang supérieur.

Elle le fixait de son regard désagréablement profond et statique. Au bout d'un moment elle ajouta, plus bas :

— Vous cherchez donc mon père ?

Sanfari n'avait rien trouvé de mieux que se confondre en excuses auprès de la fillette, ne sachant quel titre ou quel nom lui donner. La voilà donc, la bâtarde dont la naissance avait passionné tous les notables de l'Italie. Milan n'avait bien sûr pas raté l'occasion de faire parler d'elle à travers le continent. Sanfari se souvenait maintenant des ragots et des discussions rampantes, respectueuses ou plus cyniques, s'arrêtant sur le fait que la fillette n'était pas légitime et faisant courir la rumeur stupide qu'un flot de boue coulait dans ses veines. Quand était-ce, au juste ? En un éclair, le seigneur avait essayé d'évaluer son âge. Entre six et dix ans, peut-être. Dix, si elle était de la même stature frêle et maladroite qui faisait toute la célébrité et la particularité de son père.

Après avoir prononcé ces deux mots fatidiques, « mon père », d'un air de fierté hautaine, elle avait tourné les talons en faisant onduler le tissu brodé de sa robe et l'avait sommé de le suivre. Il n'avait pas osé lui demander si le duc était présent au château, ou effectivement parti. Il trouvait curieux de tomber sur la fille, tandis que le père était absent. Toutes ces informations contradictoires que ses sens lui envoyaient et que son esprit tentait de traiter le plus logiquement possible lui donnaient cette furieuse envie de tout abandonner pour faire demi-tour.

La silhouette dansante de l'enfant et sa longue chevelure d'or qui serpentait entre les murs exigus du couloir le forçaient néanmoins à suivre la cadence, sans se retourner. Quelque chose chez la gamine le retenait de céder à son très mauvais pressentiment, malgré la honte et la désagréable impression que lui laissait encore leur rencontre.

Au bout d'un certain temps, elle ouvrit une porte, ses petites mains défaisant laborieusement le verrou et poussant la grande poignée. Elle passa la tête dans l’entrebâillement.

— S... euh... Siva ! cria-t-elle en butant légèrement sur le mot. Descendez, Siva.

Sanfari recula lorsqu'elle lui fit face pour la deuxième fois, dans la pénombre. Ils restèrent plantés chacun d'un côté du couloir, le dos plaqué contre leur portion de mur respective. Sanfari n'aimait pas le contact râpeux des pierres mais trouvait plus énervant encore la puissance indirecte et insidieuse qui émanait de ces petits yeux à peine ouverts, fixés sur son front. Elle ne le regardait jamais vraiment en face mais restait là, à faire planer l'ombre irritante de son attention entre les quelques mèches de cheveux barbouillés de poussière qui lui retombaient sur les tempes. Sanfari prit soudain conscience de sa saleté et de l'odeur de sueur qui se dégageait de son propre corps. Il n'était pas présentable.

Des pas lourds se firent entendre et la porte laissa place à un homme entre deux âges, très grand et parfaitement taillé pour les travaux de force brute, ou une carrière de militaire. Sanfari le rangea instinctivement dans un coin de son esprit qu'il réservait aux individus de sa stature. Face à eux il devenait plus prudent encore. Ses perceptions se doublaient d'une voix calculatrice, lui livrant impressions et jugements rapides sans même qu'il doive y faire vraiment attention. Il avait pris l'habitude de cette seconde nature, ce sens aigu de méfiance et de contrôle qui se déclenchait en présence de soldats. Les bons hommes de guerre étaient des outils précieux et efficaces lorsqu'on les maniait bien mais ils pouvaient également aussi s'avérer plus dangereux.

Particulièrement lorsqu'ils n'étaient pas vénitiens.

Le dénommé Siva portait sur son visage de longues cicatrices blanchies par le temps et coupant sa barbe brune d'entrelacs sévères. Ses petits yeux noirs se résumaient à deux billes de brillance presque dénuées de blanc. Il jeta un très rapide regard à Sanfari et celui-ci comprit qu'il l'avait évalué, calculé à son tour, avec une précision hors-normes.

— Siva, s'exclama l'enfant en frappant dans ses mains pour attirer l'attention sur elle. Siva.

Elle tapa du pied pour faire bonne mesure.

— Je suis là, ici. Regardez-moi.

L'homme écarta les bras en baissant les yeux vers elle.

— Que puis-je pour vous, Mademoiselle Bianca ? murmura-t-il en lui adressant un sourire ironique, auquel elle répondit par un autre sourire, digne d'un enfant des rues sur le point de faire un croche-pieds à son camarade.

À les voir, tous les deux, Sanfari fut frappé par l'image d'un couple de marionnettistes dépareillé au possible, s'adressant des regards de connivence à ses dépens. Il secoua la tête et se dit que son esprit lui jouait des tours. Il se racla la gorge, ce qui eut pour effet de faire se lever les deux billes noires vers lui une nouvelle fois.

— Cet homme veut voire mon père, annonça Bianca.

Les billes s'enflammèrent presque littéralement.

— Il veut voir votre père, hein, gronda Siva de sa voix caverneuse, si parfaitement ajustée à son apparence que c'en était comique. Et qui est-il ?

Sanfari farfouilla dans la bourse de cuir qu'il avait suspendue à sa ceinture et en extirpa le blason miniature, froissé. Le souffle court, il le tendit devant lui, sans le céder cependant.

— Je suis le seigneur Sanfari. Membre du Conseil des Dix de Venise.

L'expression de Siva ne changea pas, à mi-chemin entre moquerie et indifférence toute professionnelle. Ses yeux étaient rivés sur le corps de la couleuvre meurtrière. Puis il rit, et s'approcha pour donner une grande accolade dans le dos de Sanfari, d'un bras musclé qui lui vida les poumons.

— Vous portez la Couleuvre ! Nous vous attendions, bien sûr. Merci, Bianca, de votre sollicitude. Je vous prie de m'excuser à présent. J'emmène notre seigneur Sanfari avec moi.

Le grand homme s'agenouilla et prit la main de la fillette dans la sienne, avec délicatesse. Il pencha son menton et y déposa un baiser très léger, effleurant à peine la peau de ses lèvres. Il souriait toujours de cet air indéchiffrable.

La dénommée Bianca émit une exclamation appréciative, semblant évaluer la qualité du témoignage de respect qui venait de lui être fait. Elle décida vraisemblablement que cela lui suffisait, puis tourna les talons et disparut le long du couloir.

Siva se releva. Il avait l'apparence du soldat de base ; expérimenté, mais à jamais noyé dans la masse de ses congénères. Pourtant ses manières étaient celles d'un homme éduqué et courtois : il venait de le prouver.

Il suivait toujours des yeux le parcours de la fillette dans le couloir. Lui et Sanfari pouvaient encore entendre ses petits pas et quelques notes d'une chanson populaire qu'elle s'était mise à fredonner.

Le soldat s'était bientôt présenté comme étant le maître d'armes, le bras droit indéfectible du duc. Ainsi, le duc était parti six jours auparavant, laissant sa fille et son homme de confiance au château. Plus il y réfléchissait, plus Sanfari trouvait la situation absurde.

Siva l'avait ensuite conduit dans l'escalier dont il était venu ; un autre serpentin de colimaçon pierreux et plongé dans une ombre de cachot. Lorsqu'il referma la porte, ils ne purent pas même bénéficier du faible éclat des fenêtres et durent se diriger à l'aveuglette, s'enfonçant vers la terre. Siva bougeait souplement et les sons que laissaient sa course derrière lui, légers témoins de son aisance, donnaient l'impression qu'il avançait en plein jour tandis que Sanfari, mains tendues, tentait vainement d'éradiquer la sensation de balancement incertain léguée par la fatigue du voyage et l'obscurité. Ses yeux cherchaient presque à sortir de leurs orbites pour déceler la moindre parcelle de lumière, mais c'était inutile.

— Vous... commença-t-il.

Il dut s'interrompre pour chercher les mots justes. Il s'était décidé à crever l'abcès dès maintenant, sans attendre que les conditions soient plus favorables à la discussion. Était-il ragaillardi par le fait qu'il se reconnaissait, malgré lui, dans les manières à la fois sèches et malléables de cet homme de guerre ? Ou bien son impatience était-elle si prononcée qu'il ne pouvait laisser passer une seconde de plus sans savoir ?

— Les palefreniers m'ont dit que le duc n'était pas présent.

— Non, en effet, confirma Siva d'un ton calme, comme s'ils s'étaient trouvés assis face à face devant un verre de vin. Le duc n'est pas là, mais il ne devrait plus tarder.

— Plus tarder ?

— Il est parti hier, chasser avec quelques uns de ses amis. C'est une affaire d'heures. Un jour tout au plus, je pense ; généralement la prise est très bonne à cette période de l'année.

— Ce n'est pas ce qu'ils m'ont dit... ils m'ont assuré qu'il était parti il y a six jours.

Siva ne répondit pas tout de suite. Il continua de descendre, descendre, jusqu'à s'arrêter et pousser une seconde porte. Celle-ci débouchait sur un sous-sol obscur, fendu de torches ; le sol était de terre battue et les murs particulièrement épais, faits de pierres saillantes et grossièrement taillées. Une aura de prison flottait dans ce lieu insoupçonné. Pourtant, le seigneur eut beau chercher, il ne trouva aucune cellule, pas l'ombre d'un barreau métallique ou le moindre soupçon d'un chuchotis de prisonnier.

r13; Où sommes-nous ?

Sanfari crut apercevoir le spectre d'un bras contre le mur, à sa droite. Le temps d'y diriger son regard la chose avait disparu. Il se sentit très à l'étroit. Cachant sa nervosité sous une quinte de toux forcée, il fit de son mieux pour dénicher une possibilité de fuite. Rien. Il n'y avait qu'un maigre soupirail creusé à la jonction du plafond, donnant certainement sur le ras du sol à l'extérieur, pour exhiber une bande de lumière grise et laisser entrer la pluie par salves saccadées. Le tonnerre avait cessé, supplanté par un vent téméraire qui soufflait et sifflait contre la paroi. Sanfari serra ses bras contre sa poitrine. Il lui sembla que des ricanements, en murmures plus lointains et issus de multiples gorges, résonnaient dans le passage souterrain pour se moquer de lui ; c'était comme si tout un public invisible s'était rassemblé là.

r13; Et pour... pour ce que m'ont dit les palefreniers ? hasarda-t-il, voyant que Siva n'avait pas fait un geste, statufié près de la porte.

— Ces garçons-là sont incorrigibles, dit Siva en s'avançant tout à coup. Ils aiment troubler les visiteurs avec leurs bêtises. Je veillerai à ce qu'ils soient punis, soyez-en certain.

Sanfari aurait voulu dire qu'il n'était pas nécessaire de les punir. Au lieu de quoi il s'entendit prononcer ces mots, d'une voix précipitée et enrouée par l'humidité :

— Je trouvais très étrange qu'il soit parti sans attendre l'arrivée du souffleur.

Siva se retourna et dirigea ses cercles de noirceur vers lui, le gratifiant d'un grand sourire. Ses prunelles, en revanche, ne témoignaient d'aucune joie ni d'aucune satisfaction.

— En effet. À ce propos, seigneur Sanfari.

Siva ne souriait plus.

— Avez-vous des nouvelles de ce jeune homme ? Le duc s'impatiente. Cela fait plusieurs jours maintenant que son arrivée était prévue, et nous n'avons pas de nouvelle. Voyez-vous, il comptait en faire cadeau à sa fille. Et cette petite peste elle-même n'est pas des plus faciles à vivre lorsqu'elle n'a pas exactement ce qu'elle désire.

Sanfari hésita un instant. Puis il redressa la tête.

— Peut-être a-t-il pris du retard. Je n'ai aucune nouvelle, déclara-t-il calmement.

Et c'était l'entière vérité. Le regard de Siva brûlait toujours, bouquet de flammes dans un âtre insondable. Sanfari voulut se retourner vers la porte. Siva fut le plus prompt à réagir : bondissant, il s'immisça entre Sanfari et sa seule issue.

 

— Pas si vite, monseigneur. Je n'en ai pas tout à fait fini avec vous.

 

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vefree
Posté le 28/06/2013
Coucou, c'est moâââ !!! Oui, je sais ça fait longtemps. En ce moment, j'ai du mal à trouver du temps et le courage de lire sur écran. Pardon pardon.
Eh bien, c'est sale temps pour Sanfari ! Là, c'est tout nouveau pour moi. Je crois que j'ai raccroché les wagons par rapport à l'ancienne version, non ? Il est tombé dans un guêpier, là, non ? Siva va le découper en tranches vu les outils qui sont à portée de main. Mamaaaan !!
J'sais pas, mais ce Sanfari me semble bien naïf, tout d'un coup. Le rendez-vous qu'il croyait n'a pas lieu et le Duc semble totalement se désintéresser de lui. Ou alors c'est autre chose. Ce qui est sûr c'est qu'on lui a posé un lapin. Pourquoi les Dix seraient-ils pris de haut à ce point par les Ducs de milan ? Tout ça m'intrigue. Politiquement, les rapports de force sont encore flous. Il reste certainement encore plein de choses à expliquer pour comprendre ce qui se trame avec les enjeux du kidnapping. Faire un cadeau à cette gamine illégitime, ça me semble plutôt absurde comme idée. Non, c'est autre chose.
En tous cas, les descriptions du château du Duc sont très bien. Lugubres à souhait. On n'y voit goutte, là-dedans et l'orage qui gronde en plus, l'ambiance est formidablement sinistre. Tout le long du chapitre, ça monte crésendo jusqu'à l'ultime danger. Oui, il s'est vraiment jeté dans la gueule du loup.
Je suis trop curieuse de la suite et comme j'ai un peu de temps, je file à la suite.
Biz Vef' 
Jamreo
Posté le 28/06/2013
Coucou ! Voyons l'histoire ne va pas s'envoler ( plus, du moins :P) et je te comprends pour la lecture sur écran, j'ai aussi du mal... 
C'est vrai que dans l'ancienne version il y avait l'arrivée de Sanfari au château de Milan, mais c'était traité assez différemment. Et puis... désolée ^^' mais l'ancienne version passait tant de choses sous silence qu'en fait, en dehors de quelques passages similaires j'ai bien peur que le reste soit différent dans la suite aussi.
Sanfari te paraît naïf ? Je pense surtout qu'il se retoruve dans une situation qu'il ne comprend pas. Il s'attend à trouver le duc chez lui parce que, de ce qu'il comprend, celui-ci attend Luca avec impatience (après tout sa fille a beau être illégitime, peut-être qu'il l'aime vraiment et qu'il veut vraiment lui faire un cadeau :P). En plus de cela il a dû voyager seul donc il se trouve désarmé. Et s'il avait fait mine de rebrousser chemin, il n'aurait pas eu le dessus face à Siva de toute façon.
Pour les rapports politiques entre Venise et Milan, c'est peut-être un peu flou - comme tu dis Milan ici peut avoir l'air de prendre Venise de haut ou de ne pas s'intéresser. Mais argh : je ne peux pas en dire plus, pardon >.<
Contente que les descriptions te plaisent ^^ Et merci beaucoup pour ta lecture :D je réponds à tes autres commentaires dès que possible ! 
Slyth
Posté le 15/05/2013
Déjà, je tiens à te rassurer tout de suite : la partie de mon commentaire précédent qui concernait ton style d'écriture devait bien être prise de la manière la plus positive possible ! ;)
Je dis peut-être une bêtise mais j'ai l'impression que c'est le premier chapitre où l'on n'entend pas du tout parler de Luca. Et ce n'est pas du tout dérangeant en fait, d'autant qu'il n'est pas totalement occulté pour autant.
Donc, c'était vraiment sympa de découvrir ce chapitre complètement inédit avec Sanfari et ses mésaventures ! J'ai vraiment beaucoup apprécié ma lecture et la rencontre avec ces nouveaux personnages que sont Bianca et Siva, presque aussi mystérieux l'un que l'autre (avec mention spéciale pour la gamine quand même) !
C'est vraiment dingue de constater à quel point la méfiance règne entre les membres d'un même complot. Il y a peut-être une alliance qui s'est formée mais, dans le fond, j'ai l'impression que ça reste quand même relativement du chacun pour soi. On n'hésite pas à balancer les autres ou à leur faire du mal si ça peut permettre de sauver sa propre peau.
Bref, j'ai adoré l'ambiance de ce chapitre et j'ai vraiment passé un bon moment devant mon écran, merci ! ^^ 
Jamreo
Posté le 15/05/2013
Coucou ! C'est gentil ^^ je ne l'avais pas pris dans le sens négatif, du coup j'espère que je n'ai pas eu l'air catastrophé : en fait j'étais surprise et très contente en même temps que tu aies la gentillesse de décrire la façon dont tu "voyais" l'écriture de cette histoire. 
Luca est évoqué deux ou trois fois ici ("le souffleur de pacotille", tout ça :P ) mais c'est l'un des rares chapitres où il est le moins présent, ça tu as raison. C'était pas vraiment prévu au départ de donner le premier rôle à Sanfari pour ce chapitre mais bon, comme tu me l'avais dit y a longtemps, et comme je l'avais enfin compris, ça ne fait pas de mal de se détacher un peu d'un seul point de vue, ne serait-ce que quand le perso est HS ou pas au bon endroit. Contente que tu aies apprécié de suivre Sanfari ^^ 
Mention spéciale pour la gamine concernant la bizarrerie-mystérieuserie ? Ok, je note : 1pt pour Bianca :P
C'est vrai que tous les membres sont (très (très)) loin d'être solidaires entre eux. Et comme les choses tournent très mal tout compte fait, bah... pour peu que les personnes ne représentent pas forcément "grand-chose" les unes pour les autres, elles n'ont pas de scrupules à sauver leur propre vie au détriment des autres.  Voilà, belle leçon de vie ^^
Je suis ravie si ce chapitre t'a fait passer un bon moment en tout cas ! Merci beaucoup d'avoir lu, et d'avoir commenté Slyth <3 
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