Le lendemain, aux petites heures du matin, ils prirent congé de Méloud qui donna à Amédée un assortiment de teintures pour Dalila. Toute heureuse, la petite-fille devançait son grand-père dans les rues d’El Silma et le vieil homme se demandait comment la perspective de revoir le Lame-noire pouvait la mettre ainsi en joie. Mordémon n’avait presque rien dit au cours de sa rencontre avec le conseil, il s’était contenté d’écouter en silence et en dévisageant les notables de ses yeux troublants. Aussi certainement que le jour se lève, le Lame-noire les attendait devant les portes du jardin du temple, son visage strié de cicatrices était tourné vers l’édifice ouvert aux quatre vents qui trônait au bord du lac, Zaria attendait à ses côtés patiemment. Il y avait une lueur d’amusement qui dansait dans son regard tandis qu’Amédée demanda en l’abordant :
« Sieur Mordémon, vous pouvez voir l’esprit mis dans la cage par le Maître du désert ? »
Le Lame noire baissa les yeux vers elle, légèrement étonné :
« Peux-tu le voir toi ? »
De plus en plus excitée par ses découvertes Amédée déclara :
« Non, mais si vous regardez là-bas, ça veut surement dire qu’il y a quelque chose dans la cage ! »
Cette fois-ci c’est un franc étonnement qui se peignit sur le visage de Mordémon et un sourire étira succinctement sa bouche :
« Tu es très douée pour faire parler les gens. »
« Moi j’ai toujours su qu’il y avait quelque chose dans cette cage, même avant que mon frère me le dise. »
Le ton du Lame noire devint soudain plus incisif :
« Ton frère peut le voir ? »
Alors qu’Amédée s’apprêtait à répondre, Fazam lui coupa brusquement la parole d’un ton sec qui ne lui était pas habituel :
« Amédée ! Ne raconte pas n’importe quoi devant les étrangers ! Va préparer Galla immédiatement ! ».
Le cœur de la fillette se serra, au ton de son grand-père elle eut la sensation d’avoir fait quelque chose de très grave. Elle s’éloigna, penaude, vers la jument blanche.
Fazam avait pris place sur le banc de la charrette et lança Galla au grand trot en direction du sud-ouest. Zaria pourtant beaucoup plus trapue, n’eut aucun mal à se maintenir à sa hauteur tandis que le vieil homme déclara :
« Si cela vous convient, je m’arrêterai chez moi afin d’y laisser ma petite-fille et de prévenir ma femme que je suis chargé de vous accompagner dans l’Ouest. »
Mordémon lui fit un signe d’assentiment tout en conservant le silence. Amédée pris son grand père par le bras et lui demanda :
« Est-ce que je peux venir avec vous ? »
« C’est hors de question, Amédée. Pourquoi voudrais-tu faire une chose pareille ? As-tu perdu la tête ?»
Elle serra les dents. Il ne comprenait pas qu’elle désirait à tout prix suivre le Lame-noire et elle ne pouvait pas lui dire pourquoi. Mais si elle ne venait pas, elle continuerait à faire les mêmes cauchemars éternellement. Elle se mordilla l’ongle du pouce en cherchant un argument, puis déclara avec sollicitude :
« Grand-père, tu es vieux et tu as mal au dos, comment tu vas pouvoir chevaucher jusqu’aux montagnes ? »
« Si c’est pour aider à venger la mort d’Amon, éviter que la tragédie ne se reproduise et empêcher les calamités de s'abattre sur El Silma, je serais prêt à chevaucher un griffon ! ».
Fazam écarquilla les yeux, oui, il était prêt à quitter sa ferme bien aimée pour accompagner un homme à moitié démon dans les montagnes, il s’étonna un instant de son courage. Il pensa que c’était surement le même sentiment qui poussait sa petite-fille à vouloir les suivre. Son ton devint plus doux :
« Amédée, je te comprends.. Mais tu es trop jeune et c’est beaucoup trop dangereux ».
Elle préféra ignorer la réponse pleine de bon sens de son grand-père et se tourna vers Mordémon.
« Est-ce que vous avez une idée de ce qui a tué mon père ? ».
Sa voix n’avait presque pas tremblé tandis que le Lame-noire lui répondit :
« Le troupeau a vraisemblablement été décimé par des monstres. Les traces de dents en deux rangées qu’on m’a décrites sont typiques des gueules des manticores. Mais pour l’homme c’est très différent, il semble avoir été la victime d’un démon très puissant ».
Il avait parlé d’une voix calme, indifférent à l’âge de son interlocutrice, il avait simplement répondu à sa question avec honnêteté. A ses yeux, si elle était suffisamment âgée pour poser la question, c’est qu’elle pouvait en supporter la réponse. Il posa ses yeux vairons sur Fazam en ajoutant :
« C’est bien dommage que vous ayez brûlé son corps, j’aurais préféré pouvoir l’examiner avant de me rendre sur place ».
Le vieil homme ne se laissa pas impressionner et déclara alors que le sang quittait son visage au souvenir du corps de son gendre :
« Les rites funéraires sont sacrés. La crémation est une tradition dans ce désert et permet d’éloigner les démons du corps mais aussi les esprits des proches du défunt ».
« Il est vrai que vous n’avez pas de Banshee ici. »
Amédée demanda :
« Qu’est-ce que c’est une banshee ? »
« C’est une femme introduite aux chants dans la langue des esprits. Elle éloigne les démons du corps du défunt le temps que son âme voyage vers le royaume des morts. Après un tel rituel, le corps ne peut-être possédé par les démons et il est enterré ».
Amédée ne put masquer son dégoût, de quelle contrée barbare venait-il pour qu’on y enterre les morts ? Comment étaient-ils censés devenir une partie du Maître du désert une fois enfermés sous terre ?
« Vous venez d’où, Sieur Mordémon ? »
Le Lame-noire observa quelque instant de silence, puis, d’une voix monocorde, déclara :
« Je viens des Crocs-du-ciel ».
La petite fille comprit à son ton qu’elle n’en apprendrait pas plus à ce sujet mais son imagination l'entraîna vers toutes sortes de paysages exotiques. La question du corps d’Amon lui brûlait les lèvres, mais elle ne pouvait la poser devant son grand-père. Tous trois redevinrent silencieux tandis que les pas de leurs montures dévoraient la route.
Azel avait deviné leur arrivée bien avant qu’ils n’apparaissent sur le chemin ombragé qui conduisait à la ferme. Il avait sellé Ourag et était venu à leur rencontre, rebondissant maladroitement sur le dos du cheval. Fazam ne put retenir un sifflement admiratif devant l’allure du jeune garçon sur l’étalon d’ébène.
« Eh bien, tu as de quoi faire rougir les fringantes escortes des marchands de soieries ».
Azel arriva à la hauteur d’Amédée et dévisagea le Lame-noire d’un regard oblique. Sa sœur lui dit :
« C’est le Lame-noire Mordémon. Grand-père va l’accompagner dans le canyon ».
Le guerrier dévisagea longuement le jeune garçon qui, en retour, ne put soutenir son regard. Avec empressement, Fazam déclara :
- Azel s’il te plait, va demander à ta grand-mère de commencer à préparer mon paquetage.
Profitant de la diversion offerte par son grand-père pour échapper aux yeux du Lame-noire, le garçon lança l’étalon au grand galop avec l’énergie de la fuite. À peine arrivé, Fazam détacha Galla de la charrette avec des gestes saccadés pour la seller immédiatement. Il ne voulait pas que le Lame noire foule ses terres une minute de plus que nécessaire. Grand-mère Dalila lui apporta à pas vifs des sacs de selle remplis de nourriture, de changes et d’une couverture chaude pour les nuits froides du désert. Pas une fois elle ne daigna poser les yeux sur Mordémon ou lui adresser la parole, comme si l’ignorer pouvait gommer sa présence ou renier son existence. Amédée était perturbée de les voir se comporter ainsi alors qu’habituellement il faisaient preuve d’une très grande hospitalité avec les étrangers. Elle dévisagea Mordémon et s’en voulu de le trouver fascinant là où ses proches le considéraient comme un nuisible, ou plutôt comme un mal apeurant et malheureusement nécessaire. Un pincement au cœur la saisit. Elle avait besoin de voir son petit frère et le trouva réfugié dans son jardin.
- Azel, est-ce que ça va ?
Surpris, il tourna vivement la tête vers elle et elle put lire la peur dans ses yeux. Il balbutia, comme s’il se sentait coupable d’un tel aveu :
- Je n’aime pas le Lame-noire.
- Je crois que personne n'aime les Lames-noires.
Il posa un regard éperdu sur Amédée, ne sachant pas comment exprimer sa sensation de vulnérabilité et l’idée que Mordémon regardait sans pudeur une partie de lui que personne d’autre avant n’avait pu voir ou même soupçonner. Il ne voulait pas que sa sœur entrevoit ce qui bouillonnait sous la surface de son être. Tous deux entendirent le long soupir de soulagement de Dalila dans leur dos alors qu’elle venait à leur rencontre.
- Enfin débarrassés de ce monstre. J’espère que Fazam reviendra immédiatement après l’avoir porté au clan de bergers...
Elle apposa ses mains sur les crânes de ses petit-enfants d’un geste protecteur en poursuivant :
- Votre grand-père vous embrasse, il ne voulait pas perdre une minute. Plus vite parti, plus vite rentré comme on dit !
Amédée senti une tristesse rageuse monter en elle. Elle demanda la gorge serrée :
- Penses-tu que je pourrais savoir un jour ce qui est arrivé à papa ?
Dalila catégorique, lui répondit :
- Crois moi, moins nous en saurons, mieux nous nous porterons.
Dans sa mémoire, Amédée revit la peau bleuie de son père, les multiples marques de blessures aux formes étranges qui la zébrait, la branche en guise d’épieu fichée dans son torse que l’embaumeur avait retiré par la suite et surtout, surtout, l’expression de joie profonde sur son visage alors qu’il avait rencontré la mort. Pourquoi avait-il été si heureux de mourir ? de les quitter ? de l’abandonner, elle, sa fille ? Un sanglot plaintif déchira sa gorge. Aussitôt les bras de son frère et de sa grand-mère se tendirent sur elle dans une étreinte si forte qu’elle lui cacha la lumière. Dalila les berça en murmurant des paroles de consolation autant destinées à eux qu’à chasser les mauvais djinns qui se nourrissaient des larmes des endeuillés. Azel surprit le regard déterminé de sa sœur et sût qu’elle n’en resterait pas là. Peu avant la tombée du jour, il la surprit en train de remplir de vivres les sacs de la selle arrimée au dos d'Ourag. Elle se figea, honteuse puis, voyant qu’il ne servirait à rien de lui dissimuler ses intentions, elle lui demanda :
- Tu pourras dire à grand-mère de ne pas s’inquiéter ?
Azel ne voulait pas qu’elle parte et demanda en frissonnant:
- Pourquoi tu veux suivre ce Lame-noire effrayant ?
Elle semblait hésiter à partager le fond de sa pensée puis capitula:
- Tu te rappelles l’histoire de grand-mère sur les morts qui sourient?
Azel était perdu, et elle précisa :
- Quand le fils de la prêtresse est mort l’année dernière il avait une drôle de tête, son visage riait presque.
Azel acquiesça et compléta:
- Oui, grand-mère nous a raconté que l’esprit de ceux qui sont morts en souriant attendent qu’on retourne sur le lieu de leur mort pour nous dire au-revoir.
La petite fille acquiesça gravement, les yeux légèrements fiévreux tandis qu’Azel, hésitant, poursuivit:
- Mais ça voudrait dire que papa est mort en souriant? Comment peux-tu le savoir ?
Il dévisagea sa sœur qui n’osa pas le regarder dans les yeux. Elle lui expliqua:
- Je ne pouvais pas croire qu’il était mort avant d’avoir vu… je me suis glissée dans la chambre mortuaire et j’ai vu qu’il souriait.
Azel écarquillait les yeux, partagé entre l’effroi et l’espoir:
- Mais tu penses que c’est possible?
Elle haussa les épaules et déclara avec bravade:
- Il n’y a qu’un moyen de le savoir.
Azel était terrifié par ce que sa sœur s'apprêtait à faire, mais il refusait plus encore de la laisser y aller seule. Les mots franchirent spontanément ses lèvres dans un murmure fiévreux :
- Je viens avec toi !
Les yeux de sa soeur s’écarquillèrent d’étonnement :
- Impossible ! Quelqu’un doit rester auprès de grand-mère !
Le petit garçon tordait nerveusement ses mains en répliquant :
- Si tu ne m'emmènes pas, je dis à grand-mère ce que tu t’apprêtes à faire.
Amédée en demeura coi. Sans lui donner le temps de répliquer, Azel troqua ses babouches contre des bottes de voyage et s’empara de la seule couverture restante. La petite fille ressenti une partie de son angoisse s’envoler en réalisant qu’elle ne serait pas seule dans son aventure. Les deux enfants sellèrent discrètement l’étalon dans les lueurs du crépuscule. Amédée prit place sur la selle car elle était celle des deux qui avait la meilleure assiette tandis qu’Azel s’était assis juste devant les reins d’Ourag, sur les sacs. L’animal que la solitude rendait nerveux, piaffait d’impatience et manqua de les désarçonner dans un écart. Ils s’éloignèrent sur la route à bonne distance de la maison dans un trot élastique puis, jetant un regard en arrière, Amédée cria :
- Grand-mère !! on va retrouver grand-père !!!
Son puissant cri surprit Ourag qui s’ébroua et manqua à nouveau de leur faire vider les étriers. Dans la confusion, elle vit brièvement le visage de Dalila apparaître à une fenêtre. Mais ils avaient déjà décampé avant d’entendre distinctement ses cris paniqués.
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