.II. Partie 5

Par Filenze

Ourag avalait la nuit de son ample foulée tandis qu’Amédée les guidait vers l’Ouest d’après les étoiles. Ils étaient partis à fond de train dans un galop ventre à terre. Elle était grisée et se sentait comme une aveugle emportée par une force bestiale et clairvoyante dans la nuit. L’étalon galopa quelques minutes puis se calma et prit un trot cadencé qui les mènerait plus loin. Arrivés à un carrefour, ils bifurquèrent sur la route de droite qu’Amédée et Azel n’avaient dû emprunter qu’une dizaine de fois dans leur courte existence, et s’enfoncèrent dans un paysage pierreux accidenté. La nuit était à présent totale, les deux lunes n’étaient pas encore apparues et les étoiles brillaient de tous leurs éclats.

Azel serrait le ventre de sa sœur et crispait ses jambes contre les flancs du cheval. Il avait peur de tomber, de disparaître dans l’obscurité qui semblait le guetter. Il avait peur qu’Amédée ne puisse jamais le retrouver s’il glissait du cheval. Il ferma les yeux. La présence discrète et familière des esprits durant la journée lorsqu’il était à la ferme était sans commune mesure avec l’impression de fourmillement, de multitude et de toute puissance que le voile de la nuit leur donnait dans ces collines. Alors qu’à la maison, ils semblaient amicaux et habitués à lui, ici ils étaient sauvages, ni bons ni mauvais, mais libres et peut-être… dangereux. Pour Amédée, insensible à la présence des esprits, la nuit recelait à ses sens moins le danger d’être attaqué par un djinn que celui de tomber dans un trou, de s’égarer où de se faire surprendre par un animal sauvage. Elle se reposait entièrement sur les sens aiguisés du cheval et, outre la direction générale de l’ouest, elle comptait sur lui pour retrouver la trace invisible des deux juments. Elle tapota avec sollicitude sur les mains de son frère pour le rassurer. 

- Ourag est le plus rapide, nous aurons rejoint grand-père en un rien de temps.

- Qu’est-ce qu’il va dire en nous voyant ?

Amédée préférait ne pas y songer. De toute façon, il ne pourrait pas les renvoyer avant d’avoir conduit le Lame-noire, elle espérait seulement qu’il comprendrait et ne lui en voudrait pas trop par la suite. Ils avançaient dans un silence rythmé par le trot d’Ourag qui semblait exactement savoir où se rendre, comme si un fil invisible le liait à la jument blanche. La nuit avançait, les deux lunes s’étaient levées, atténuant la noirceur ambiante, mais cela ne rassura pas Azel qui imaginait des formes dans les ombres. Pour modérer son angoisse, il décida de révéler ses craintes à sa sœur :

- Amédée, j’ai peur que Mordémon pense que je suis possédé par un djinn.

- Mais tu ne l’es pas. 

- Oui, mais à cause de mes pouvoirs il pourrait décider que je peux pas rester à l’Oasis avec grand-père, grand-mère et toi.

Azel contenait l’angoisse qui commençait à lui étreindre la gorge. Amédée le rassura autant que possible :

- Mais non, tu ne risques rien. Si jamais il voulait t’éloigner de moi, je l’en empêcherai, on fuira ensemble, ou je te suivrai et j’irai avec toi là où il t’emmènera. 

Azel posa sa tête contre le dos de sa sœur, apaisée par l’idée que s’ils restaient ensemble, ils s’en sortiraient.  Sa confiance en sa sœur était supérieure à ses craintes, même celle d’affronter le regard de Mordémon. Le sommeil commençait à le gagner et à piquer ses grands yeux noirs effilés. Il n’y avait pas d'empreintes du passage de Galla et Zaria sur la route peu empruntée de l’Ouest. Il n’y avait ni crottin, ni trace de fer dans la terre ocre et friable, seulement de la pierraille et une végétation de plus en plus rustre. Mais dans la nuit, il était difficile, même pour un pisteur aguerri, de suivre une trace.

Les collines se froissaient de plus en plus, laissant présager les canyons abrupts qui suivraient. Amédée avait la sensation que le temps s’étirait et que la nuit serait sans fin et pourtant, l’excitation la tenait éveillée. Ourag avait été obligé de ralentir à cause des blocs de roches qui encombraient le sentier. La température avait chuté et les enfants avaient jeté une couverture sur leurs dos, scrutant avec inquiétude les ombres qui dansaient dans les reliefs des roches éclairées par les lunes enfin levées. Le hurlement d’un coyote au loin les fit tous trois sursauter et la cavalcade d’Ourag qui lui succéda leur fit avaler au moins une demi-lieue avant qu’il ne se calme à nouveau. Amédée espérait de tout cœur qu’il ne les avait pas égarés en chemin.

Elle avisa un clapotis liquide qui était de plus en plus audible et, au détour du virage, vit une source jaillir d’entre les roches et former un bassin le long du sentier. Elle laissa l’étalon s’y abreuver et mit pied à terre pour s’étirer. Azel, lui aussi engourdit, imita sa sœur. La source lui donnait une étrange impression. À la périphérie de son regard, il lui semblait que des étincelles blanches couraient sous la surface de l’eau, mais dès qu’il tournait la tête pour les voir, il n’y avait rien d’autre que le miroir moiré du liquide. Il n’aurait su dire s’il en rêvait ou si elles étaient bien réelles. Amédée, songea que tous deux avaient besoin de prendre des forces à défaut de pouvoir dormir, et sortit des baghrirs au miel de son paquetage. Les deux enfants assis sur une pierre se serraient l’un contre l’autre en fixant l’eau. Azel, tout d’abord inquiété par la présence des lueurs se rassura, elles glissaient inoffensivement dans un mouvement fluide et se dissimulaient dès qu’il tentait de les regarder en face. Elles avaient plus peur de lui que lui d’elles. Amédée sentit que tout son corps s’engourdissait de fatigue, son cerveau manquait de vigueur et n’arrivait plus à signifier à ses jambes et ses bras habituellement vifs de bouger. Elle repoussait sans cesse le moment de se remettre debout alors qu’Azel s’endormait sur son épaule. Ils avaient tous deux fermés les yeux l’espace d’un instant et un raclement sur la roche les fit sursauter.

À la lueur des deux lunes, ils virent un cheval blanc s’approcher. Le cœur d’Amédée bondit immédiatement de joie en voyant la jument venir à leur rencontre. Puis elle réalisa bien vite que le cheval était bien trop petit pour être Galla. Son trot était rasant et son pelage luisait comme ceux des loutres. Le cheval les contourna en les fixant du regard. Les lunes faisant briller des éclats fous dans ses yeux noirs. La petite fille avait resserré sa main sur les rênes d’Ourag qui dressa la tête et ronfla d’inquiétude, tendu comme un arc. Soudain un second cheval approcha en trottinant silencieusement comme les panthères des sables. Il avait une longue queue en forme de fouet et sa crinière était courte et dressée sur son encolure. Un troisième franchit les ombres qui barraient leurs regards. Ils formaient toute une harde et allaient et venaient devant eux avec des yeux vicieux et affamés. La tête basse, ils regardaient leur proie par dessous. Azel avait empoigné la manche de sa sœur et psalmodiait, le cœur tambourinant :

- Amédée j’ai peur, j’ai peur Amédée, j’ai peur…

La petite fille s’était figée d’effroi, une sueur froide gelant sa nuque. Les petits chevaux blancs continuaient leur manège, allant et venant en resserrant de plus en plus leur trajectoire autour des deux enfants et du cheval. Soudain, l’un d’eux ouvrit sa gueule et poussa un feulement menaçant, découvrant des rangées de petites dents semblables à des aiguilles et une longue langue visqueuse. Les enfants crièrent de frayeur et l’étalon se dressa de toute sa hauteur en battant des antérieurs. Il arracha ses rênes aux mains d’Amédée en hennissant bruyamment. Le monstre s’élança, mais la taille imposante d’Ourag, doublement plus grand que lui, dévia sa charge. Il s’écarta aussi vite qu’il s’était élancé en bondissant souplement comme un fauve. Les autres monstres avaient eux aussi retenu leur assaut devant les sabots menaçants. L’instant d’après, l’étalon noir s’élança pour sauver sa vie, sauta par-dessus les créatures et disparu dans l’obscurité, laissant les deux enfants livrés à eux-mêmes. Aussitôt les créatures resserrèrent les rangs, se chamaillant la priorité de l’exécution en glapissant sourdement.

Amédée avait étreint Azel et cachait sa tête dans son manteau dans un effort vain pour le protéger. La petite fille ferma à son tour les yeux, abdiquant mentalement devant sa fin imminente pour la rendre moins douloureuse. Alors que les monstres s’apprêtaient à sauter, un roulement sec et sonore se fit entendre en suivant la cadence d’un galop de charge qui martelait le sol pierreux. Amédée se demanda si l’étalon ne s’était pas décidé à revenir pour les défendre et entrouvrit les yeux.

Une grande forme grise franchit les draperies de la nuit pour briller sous les lunes. Zaria frappa sans hésiter de son vaste poitrail le monstre le plus proche qui couina sous l’impact et roula sous elle pour être broyé par ses sabots ferrés. Mordémon, dont seule la crinière d’argent était perceptible dans les ténèbres, brandissait une lourde claymore d’acier qu’il abaissa pour découper d’un coup extrêmement rapide trois des créatures. Malgré leur vivacité, elles n’avaient pas fui assez rapidement. Les deux dernières avaient disparu en geignant dans la nuit. Le guerrier avait stoppé la jument dans une glissade et l’avait conduite à la hauteur des enfants. Deux jets de condensation s’échappèrent violemment de ses naseaux dilatés. Amédée qui avait relevé la tête pour suivre les évènements, la baissa à nouveau honteusement, n’osant pas regarder la silhouette immense qui les surplombait. D’une voix caverneuse Mordémon souffla :

- Debout.

Comme mû par un instinct de survie, les jambes de la petite fille se déplièrent et elle tira son frère vers le haut tandis qu’il manqua de s’écrouler tant les siennes s’étaient ramollies. Sans ajouter un mot, le guerrier mit la jument en marche et s’éloigna. Les enfants restèrent figés de terreur devant les cadavres des monstres découpés en pièces jusqu’à ce que le Lame-noire leur commande d’avancer. Un pas après l’autre, ils suivirent Zaria qui leur ouvrait un chemin dans la nuit. Ils marchèrent en se tenant étroitement la main et en silence. Leurs jambes étaient de coton et leurs cœurs tambourinaient toujours, noyés dans l’adrénaline.

Le Lame noire avait découpé ces créatures avec une facilité déconcertante, les tailladant net sous leurs yeux comme des herbes sèches sous l'assaut de la faux. Amédée frissonna d’effroi. Elle avait vu des animaux mourir à la ferme et le sang couler. Mais rien de comparable à un tel combat. Son cœur se serra, elle avait égaré l’étalon de son grand-père et elle était terrorisée à l’idée d’ajouter cette mauvaise nouvelle aux autres. Ils marchèrent ainsi pendant ce qui lui parut une éternité. Ils serpentaient à présent dans des gorges plus profondes, les pas de Zaria se répercutaient en échos intimidants et le regard du Lame-noire demeurait attentif à ce que recouvraient les ténèbres.

Au détour d’un rocher, ils aperçurent la lueur d’un feu de camp qui fit fondre les craintes des enfants. Leurs pas devinrent plus légers et accélérèrent. Très vite, ils reconnurent la forme nacrée de Galla et n’eurent plus aucun doute sur la silhouette endormie au bord du feu. Les deux enfants Ils coururent en criant et pleurant de joie :

- Grand-père Fazam ! Grand-père Fazam !

Le vieil homme sursauta comme si le djinn l’avait saisi par les pieds. Il se tourna, éberlué, vers ses deux petits-enfants qui se jetèrent dans ses bras. Il les enlaça sans comprendre, les laissant épancher leurs peurs en terrain familier. Les yeux encore ensommeillés, il regarda le Lame noire attacher sa jument et la desseller dans le plus grand calme. Amédée comme Azel n’arrivaient pas à placer un mot tant ils pleuraient de soulagement, il se tourna donc vers le guerrier pour obtenir une explication :

- Sieur Mordémon, pouvez-vous me dire ce que mes petits-enfants font ici ?

Le Lame-noire, tout en continuant sa tâche, déclara calmement :

- Ils nous ont suivi et se sont arrêtés à côté d’un puits aux fées. Là, des kelpies les ont attaqués.

L’effroi monta au cœur de Fazam. Sa voix tremblait lorsqu’il déclara :

- Mais qu’est ce que vous appelez des kelpies ? Mais qu’est ce qui se passe ici ? Comment ont-ils pu nous suivre ?!

Le Lame-noire marqua une pause, fouillant dans sa mémoire, puis déclara :

- Je crois que vous les appelez keshis ici, ce sont des chevaux ondins. 

Les yeux du vieil homme s’écarquillèrent encore plus et il attrapa ses petits-enfants par les épaules :

- Vous n’êtes pas blessés ? Comment avez-vous fait pour venir jusqu’ici ?

Alors Amédée, en butant sur les mots, raconta en murmurant et sans oser regarder Fazam dans les yeux qu’ils avaient chevauché Ourag pour venir les retrouver. Ce dernier était partagé entre la terreur à l’idée d’avoir failli les perdre et la fureur devant l’inconscience de ses petits-enfants Mais il s’en voulait surtout à lui-même de n’avoir pas anticipé les bravades d’Amédée qu’il connaissait pourtant bien. 

- Amédée ! Ta curiosité a failli vous tuer ton frère et toi! Tu te rends compte ?! 

La petite fille tremblait à nouveau de tous ses membres en revoyant les gueules béantes hérissées de dents. Oui, elle s’en rendait bien compte. 

- Qu’est ce que je vais faire de toi ? 

Elle releva les yeux et scruta ceux de Fazam. Son cœur se fracassa comme une fiole de verre car elle vit que la confiance aveugle qu’il avait en elle s’était brisée. Elle l’avait déçu. 

- Grand-père…

Le vieil homme leva ses mains dans un geste de fureur et siffla :

- Silence, je ne veux plus entendre un mot sortir de ta bouche pour l’instant.

C’était trop d’émotions pour le paisible vieil homme. Azel voulu prendre la défense de sa sœur et sanglota :

- Mais… mais grand-père, Amédée n’y est pour rien si les keshis nous ont attaqué, c’est eux les méchants...

- Toi aussi, je ne veux plus t’entendre! Tu n’aurais jamais dû la suivre et rester près de Dalila !

Dans un geste sec, il colla une claque à chacun d’entre eux et, la seconde, d’après les resserra dans ses bras alors qu’ils s’étaient remis à pleurer. 

- Vous allez devoir venir avec nous, je ne veux pas vous entendre moufter du voyage, c’est compris ? Dès que le Lame-noire ou moi dirons quelque chose, vous obtempérerez c’est compris ? Et croyez-moi, vous n’avez pas fini d’entendre parler de cette histoire !

Les enfants avaient hoché la tête comme des soldats disciplinés à chaque remontrance, bien décidés à montrer leur volonté de se racheter. Le Lame-noire s’était éclairci la gorge et leur signala :

- Je crois que tout n’est pas perdu.

Pour ponctuer son propos Galla émit un hennissement strident qui les fit sursauter et le martèlement d’un trot précipité se fit entendre. Ourag avait retrouvé leurs traces et s’approcha en hennissant pour venir se coller à la jument, ses sacs de selles ballottant violemment contre ses flancs. Afin de limiter toute effusion, Mordémon attrapa au vol les rênes brisées de l’étalon et l’incita à se calmer. Il avait une force physique incroyable, le cheval eut beau tirer, il ne cédait rien. Ce n’est que lorsque que le puissant animal relâcha la tension que Mordémon lui accordait un peu de répit, ne lui laissant pas d’autres choix que de revenir au calme. En quelques minutes, le fier étalon belliqueux avait baissé la nuque et mâchonnait docilement son mors en se laissant gratter le front.

- C’est un bon cheval.

Personne n’osa répondre, ne sachant pas s’il parlait à l’animal ou à l’auditoire, mais tous voyaient dans ces actes une forme de magie. Mordémon en profita pour desseller l’étalon et récupérer les couvertures qu’il lança aux enfants, puis il déclara, toujours de sa voix qui ne souffrait d’aucune contradiction :
- Essayez de dormir un peu, le soleil ne va pas tarder à se lever.

Azel s’était blotti contre le dos de son grand père, la couverture en peau de mouton le protégeant du monde extérieur, il sombra dans un sommeil agité et fiévreux. Amédée, elle, ne parvint pas à trouver le sommeil et fixait les flammes d’un regard vide. Dès que ses yeux se refermaient, elle voyait les gueules serties de dents des kelpies et sursautait. Comment le Lame-noire faisait-il pour ne pas mourir de terreur face aux monstres ?  Pour occuper ses pensées, elle le regarda procéder à un étrange rituel. Il avait sorti une poudre luisante d’une sacoche qu’il utilisa pour marquer les limites du campement, puis il sortit un récipient en forme de tour où il fit brûler des herbes odorantes. Elle cligna des yeux quand elle vit des formes animales se dessiner dans la fumée et parcourir le cercle délimité par la poudre. De peur, elle remonta sa couverture sur son nez, alors que Mordémon chuchotait quelque chose dans un recueillement total. Une foule de questions l’assaillit mais soudain, un filet de fumée s’abattit sur elle et la contraignit au sommeil. Un sommeil sans rêves.
 

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