Comme l’avait prédit la magicienne, princesse Juliette grandit donc seule, enfermée dans l'enceinte de la Bastille Noire. Les portes étaient fermées et surveillées par des gardes impassibles. La protégée du roi et de la reine ne pouvait franchir les immenses portails de fer forgé et les hauts murs de pierre noire qui entouraient le palais. Elle n'avait accès qu'aux jardins, à ses appartements personnels et aux différents salons du château. Certaines pièces lui étaient formellement interdites, sans qu'elle ne sache pourquoi. L’une d’entre elles avait néanmoins capté l’attention de la petite princesse curieuse. La porte agrémentée de petits carreaux de verre laissait apercevoir de l’autre côté, au centre de la salle, un piédestal. Un écrin de verre dans lequel reposait une longue flèche qui semblait être sculptée dans l’or. Cette mystérieuse flèche d’or dégageait une aura hypnotique, une attraction surnaturelle. Parfois, elle entendait comme un chant éthéré, lointain qui flottait dans un recoin de son esprit, et la poussa à essayer de forcer la serrure plusieurs fois, en vain. Ce furent les seules occasions qui conduisirent la princesse Juliette à désobéir aux règles de son père.
Le roi et la reine préservaient leur fille du moindre accident qui pourrait si facilement entacher l'innocence de l'enfant. Ils avaient donc limité le nombre de domestiques à une dizaine. Seuls les employés de longue date et en qui ils avaient une confiance aveugle avaient eu le privilège de garder leur poste. Même une simple conversation entre domestiques imprudents, des bruits étouffés qui se faufilent sous les portes… Tout pouvait avoir un impact sur la pureté de l’esprit de la princesse.
La petite Juliette passait donc des journées entières à se promener dans le parc du palais, à admirer les belles plantes qui s'épanouissaient au printemps, fleurissaient en été, se flétrissaient en automne et mouraient en hiver. Ses jeux se résumaient à poursuivre les papillons à travers les fleurs, à attraper les scarabées et caresser les gouttelettes d’eau. La beauté et les mystères de la nature la faisaient sourire autant qu’ils la fascinaient. Toute son enfance fut parsemée de rires et de joie. Le roi et la reine entendaient combler sa solitude grâce à de nombreux présents. La princesse se réjouissait à l'instant même où elle découvrait un nouveau jouet plus complexe et extravagant que le précédent… avant de s'en lasser aussitôt pour s'en retourner vers une nouvelle fleur majestueuse ou un nouvel insecte intriguant. Elle vécut une enfance heureuse au milieu de cette nature captive entre les murs, qui semblait la protéger de la violence des hommes.
Les souverains promirent un jour leur fille au prince du Royaume de Crystallide, qui n’était autre que le frère cadet de la reine Eléanor, mère de Juliette. En l’absence de la princesse héritière, qui s’était volatilisée dans la nature il y a des années, Crystallide avait besoin d’assurer la gouvernance et la descendance du royaume. Les noces auraient lieu le lendemain du vingt-et-unième anniversaire de Juliette. En attendant, celle-ci vivrait à la Bastille Noire, à l'abri des regards et des dangers du monde extérieur, comme elle avait toujours vécu.
Alors que Juliette fêtait ses quinze ans, le roi et la reine se réjouissaient de voir leurs efforts récompensés. La princesse était restée une petite fille dans son cœur et dans son âme, et semblait incarner l'Innocence même. Tous les interdits et les devoirs infligés aux domestiques et à l'enfant avaient porté leurs fruits et la princesse paraissait déjà bien engagée sur la voie de la conjuration du maléfice prononcé par Crudelis, quinze ans auparavant.
Mais un jour, alors que la jeune fille se promenait dans les jardins du palais, son attention fut subitement attirée par le papillon le plus beau et le plus grand qu’elle eût jamais vu. Ses grandes ailes bleues tachetées d'or se pliaient et se dépliaient, en même temps que la grande spirale jaune qui lui servait de langue se déroulait pour saisir le nectar dissimulé au cœur d'une fleur de dahlia rouge. La princesse s'approcha doucement pour ne pas effrayer la belle créature mais celle-ci s'envola à tire d'ailes et se perdit au milieu des plantes luxuriantes. La jeune fille le suivit jusqu'à arriver devant un grand mur de pierre. Le papillon était posé sur une fleur, puis il s'envola de nouveau et s'éclipsa par un petit interstice dissimulé entre les pierres. Juliette s'allongea sur le sol et tenta de comprendre par où le papillon s'était échappé. Elle glissa son doigt fin dans la petite cavité, et sentit en le gigotant à l'intérieur une matière douce et humide. Elle se saisit de l'étrange objet en repliant délicatement son doigt autour, et l'en ressortit avec une large feuille d'érable qui comportait une étrange inscription...
Violence
La princesse, intriguée, n'avait jamais lu ce mot. Cela faisait pourtant treize ans maintenant qu'un professeur de lettres lui enseignait les rudiments de la langue, et même le Silve ancien, mais elle n'avait pourtant jamais vu ni entendu ce mot, ni aucun autre son similaire. Il avait d'ailleurs une consonance étrange à ses oreilles. C'était comme s'il sonnait faux, comme s’il n’était pas un véritable mot, mais des syllabes inventées et accolées au hasard par quelque conteur à l’esprit dérangé. Elle lut à voix haute : « Violence ».
Elle secoua la tête. Non, ce mot lui était parfaitement inconnu. Elle le redit une seconde fois en insistant sur le son « viol ».
Toujours rien. Elle répéta l'expérience en accentuant cette fois la fin du mot : « lence ». Elle prononça encore une fois le tout en haussant la voix.
— Violence.
Elle entendit alors des pas précipités. Elle se redressa et se retourna à temps pour voir arriver sa mère, courant vers elle, une main soulevant ses jupons couleur ocre, une autre retenant ses cheveux raides, catastrophée.
— Juliette, mon enfant, qu'avez-vous dit ? lui demanda-t-elle d'une voix tremblante en s'agenouillant près d’elle.
— J’ai simplement lu ce qu'il est inscrit sur cette feuille, répondit sincèrement la princesse en tendant la feuille d'érable à la reine.
Celle-ci poussa un cri de terreur. Elle prit les mains de sa fille et la regarda droit dans les yeux.
— Juliette, vous… n’auriez jamais dû trouver cette feuille.
La voix de sa mère était comme toujours chevrotante, hésitait comme si chacun de ses mots pouvait lui trancher la gorge.
— Mais peu… peu importe, il est trop tard maintenant. Sachez que ce… ce mot n'existe pas, il a probablement été inventé dans le but de… de faire un jeu de piste, ce doit être un rébus… des syllabes mises bout à bout qui n'ont aucun sens, rien de… rien de plus. Ne vous en préoccupez plus maintenant. Votre père vous a ramené un… cadeau de son voyage dans le Royaume de Galvin, vous feriez mieux de le rejoindre dans la salle de réception. Allez… ma fille, je… s’il vous plait, oubliez ce stupide mot.
La jeune fille resta un instant immobile, fixant les yeux vitreux de la reine d'un air interdit, puis elle haussa finalement les épaules. Elle esquissa un petit sourire contrit et courut rejoindre son père.
Eléanor regarda sa fille s'en aller puis s'assit sur un banc, essoufflée. Elle fixait la feuille d'érable sans comprendre, tout en pressant son bracelet orné de l’étoile à six branches contre sa poitrine. Elle ne vit pas l'ombre qui l'observait, dissimulée derrière les épais buissons. Une femme toute vêtue de noir souriait en voyant s'installer la peur dans les yeux de la reine.
Celle-ci se leva et se résigna enfin à pénétrer dans la Bastille Noire.
— C'est elle. Je le savais. Elle n'en a pas fini avec nous, Eléanor ! Sa malédiction ne peut se réaliser grâce à toutes les précautions que nous avons prises, et ça la rend furieuse ! Bien sûr, c’est évident. Elle va perdre la bataille. Alors elle invente des stratagèmes pour nous piéger. Mais elle n'y parviendra pas ! Je vais brûler cette feuille, il n'en restera aucune trace. Juliette aura tôt fait d'oublier cette idiotie, croyez-moi ! vociféra le roi en faisant les cent pas dans la salle du trône.
Joignant le geste à la parole, le roi jeta la feuille dans l'âtre, et elle s'enflamma aussitôt. Quelques minutes plus tard, il n'en restait plus que des cendres noires. La reine, tremblotante d’hésitation, finit par demander.
— Mais… Je ne comprends pas. Il y avait des centaines de mots qui pouvaient… porter atteinte à l'innocence de Juliette…
— Oui, et alors ? s’impatienta le roi. Où voulez-vous en venir, Eléanor ? Je ne vous suis pas. Expliquez-vous, bon sang !
— Eh bien, je me demandais… Pourquoi… a-t-elle choisi ce mot-là… en particulier ? Il doit bien y avoir une raison, chuchota la reine, pensive.
Ses yeux ternes étaient rivés sur le manuscrit à la couverture bleu nuit qu’elle maintenait contre sa clavicule.
— Mais enfin, Eléanor ! Quelle importance ? explosa Richard. Je vous le demande : quelle importance ? Vous le savez aussi bien que moi, cette femme ne réfléchit pas, elle détruit. Elle est sans état d’âme. Elle est cruelle et sans pitié ! Elle aura donc utilisé ce mot parce que c'est un des plus crus, voilà tout ! Peu importe.
Le regard charbon du roi tomba sur le livre, empli de dédain.
— Ce ne sont pas vos stupides livres de sorcellerie qui vous donneront la réponse. Et je vous ai déjà dit de vous débarrasser de ces livres ! Lire n’est jamais de bon augure, surtout pour quelqu’un comme vous, grommela le roi Richard.
Il jeta un regard torve à sa femme, qui baissa les yeux au sol et serra un peu plus le manuscrit contre sa poitrine.
— Enfin, le plus important est que dorénavant, nous ne laisserons plus notre fille seule dans les jardins. Puisque personne d’autre ne le peut, je protégerai ma fille. Je vais ordonner qu'elle soit accompagnée à toute heure de la journée. Où qu'elle aille, du matin jusqu'au soir. Voilà. Et que cette sorcière ose encore tenter de nous nuire par quelque moyen que ce soit ! Tout de même, une magicienne ne peut pas égaler la puissance d’un roi…
La haine et le regret grondaient au fond de la gorge du roi de Percée, mais seul le silence de la reine leur fit écho.
Puis, sa sombre et imposante silhouette disparut hors de la salle du trône dans un cliquetis de ferraille.
Tout le moment où Juliette suit le papillon est super mignon <3 Pas évident, de traiter la question de l'innocence. On est curieux donc de comment la pauvre Juliette va voir son innocence ainsi confrontée par les événements en approche.
Je trouve que c'est très courageux de t'attaquer au thème de l'innocence ! Parce que c'est une notion très difficile à définir ! C'est peut-être pour ça, d'ailleurs, que la magicienne l'a choisie : c'est un piège et les conditions ne pourront jamais être remplies, parce qu'elles sont subjectives...
Du coup la question de la reine "pourquoi avoir choisi le mot violence ?" est très très pertinente. Mais le roi n'a pas l'air hyper open à la discussion. Il n'a pas l'air non plus d'avoir une estime de dingue pour sa femme... "Lire n’est jamais de bon augure, surtout pour quelqu’un comme vous" Euh, c'est quoi exactement, "quelqu'un comme elle" ? Bref je l'ai à l'œil, ce vieux macho !
Tout ça promet d'être intéressant !
A+
Me voilà de retour après tout ce retard je suis vraiment désolée :/
Oui en effet, tu as bien soulevé le souci : les souverains ne rendent vraiment pas service à leur fille :/
Sur le retournement de situation, je pense que tu as ta réponse maintenant ahah
Contente si tu as apprécié le rythme :D Ahah, pour ce que la sorcière nous réserve, je te laisse découvrir ça ;)
Je ne dirai rien ahah, mais tu n'as probablement pas tort :P
Merci pour ton commentaire ;)
Est-ce qu'un simple mot risquait d'entacher l'innocence de la princesse ? hmmm je me le demande. Par contre, la réaction de son père (compréhensible au demeurant) risque peut être d'aggraver les choses au lieu de les arranger. Elle risque de trouver ça bizarre qu'il reste sur ses talons. Mais en même temps, lui doit redouter que la Magicienne recommence.... C'est vrai que le Roi est un peu coincé dans la situation actuelle !
Bon, autant je comprends sa réaction, autant j'ai un peu envie de le taper pour sa remarque sur le fait de lire :D je dis ça, mais ça va très très bien avec le personnage !
Et je note aussi que Juliette semble beaucoup apprécier la nature ! Comme une certaine magicienne ? (mon cerveau aime s'emballer et échafauder des théories).
Merci pour ce début d'histoire en tout cas ! Je prends un vrai plaisir à lire !
Oui en fait l'utilisation des mots, c'est plus pour faire réfléchir Juliette à tout ce qu'on a plus lui cacher et tout ce qu'elle ignore du monde, ce qui pourrait avoir un impact indirect sur son innocence, mais pas direct effectivement ;) Enfin, tout dépend comment elle découvre le sens de ces mots xD
Et oui, tu as bien compris tout le souci du roi : à faire du zèle, il empire les choses, voire même crée des risques qui n'existaient pas auparavant :/
(Oui il est assez détestable tu as raison xD)
Ahahah oui Juliette apprécie beaucoup la nature, tu l'as bien remarqué, et ta théorie fait sens je ne dis rien de plus :P
Merci beaucoup pour tes commentaires ça me fait très plaisir <3
Voici mes petites remarques :
"Le roi et la reine préservaient leur fille d'un quelconque accident même minime qui pourrait si facilement entacher l'innocence de l'enfant." formulation un peu lourde
"de cette nature captive entre les murs, qui semblait la protéger de la violence des hommes." virgule après nature ?
"Enfin, le vide qui attirait inexorablement les imprudents qui osaient le regarder d'un peu trop près" -> de trop près ? (vu que la phrase est déjà longue, je pense que tu peux couper le "un peu")
"Ce château constitué de pierres décolorées et polies par la vieillesse" peut-être couper le "constitué" ?
"et aux yeux jaunes dépareillés" je ne suis pas sûr de ce que tu veux dire par dépareillés, il manque les pupilles ou quelque chose comme ça ? J'avoue que je ne croise pas souvent ce mot.
"Elle le redit une seconde fois en insistant sur le son « viol »." prise seule, cette phrase est assez horrible, mais je trouve que ça montre bien le décalage qui s'est créé pour cette princesse qui ne connaît rien de l'extérieur
"Lire n’est jamais de bon augure, surtout pour quelqu’un comme vous, grommela le roi Richard." Oh le salaud. Bravo, tu as réussi à me le faire détester là dessus xD
Un plaisir,
A bientôt !
Merci encore pour ton retour !
Effectivement, dépareillés peut-être ne correspond pas ici, je voulais dire que ce sont des yeux vairons en gros ^^ Je les décris une autre fois plus tard plus en détail, mais peut-être qu'à ce stade je peux déjà être plus claire !
Oui la phrase est horrible et c'est assez volontaire ahah, et comme Juliette ne comprend vraiment pas ce qu'elle dit, je trouve ça d'autant plus cynique ahah xD
Ahah, contente si j'ai réussi à te faire détester Richard juste sur cette phrase, c'est efficace au moins mdr xD
Hâte d'avoir ton retour par la suite sur ce perso !
Merci beaucoup et à tout bientôt ;)
Le récit prend forme et la singularité des personnages s'affine. La sorcière, redoutable dans sa forteresse qui semble tisser lentement une toile autour de la pauvre Juliette. L'aveuglement du roi est assez navrante, il croit aux solutions simplistes et sous-estime le danger. La reine est tenaillée par l'angoisse, elle cherche des réponses. Dans tous les cas ces pauvres parents semblent bien dépassés et les décisions qu'ils prennent n'auront certainement pas l'effet escompté.
Un plaisir
- et courra rejoindre son père : courut
Tu as encore une fois très bien cerné la personnalité des personnages et l'impuissance du roi et de la reine (provoqué par leur propre aveuglement évidemment) ! L'arrogance du roi le pousse vraiment à prendre des décisions plus que douteuses... et c'est pas fini ahah, je te laisse découvrir ça !
Contente que la lecture te plaise, et merci de la coquille ^^
A bientôt ;)
Le chapitre est tout aussi prenant que le premier. Je trouve le personnage de la reine assez intéressant. Avec son goût pour la lecture, on découvre une femme libre de penser qui n'est pas diabolisée. Sinon, je pense que les parents en essayant de préserver "l'innocence" de leur fille vont accélérer leur chute. C'est un peu comme le mythe d'Œdipe qui malgré toutes les précautions de ses parents n'échappe pas à son destin.
En tout cas, c'est super!
Je suis contente que tu remarques le personnage d'Eléanor, alors tu es un peu optimiste sur ses droits, mais oui elle lit et elle est cultivée, malgré le désaccord du roi ^^
Tu as une bonne intuition sur le comportement des parents. C'est un paradoxe assez fou, de précipiter la chute de la personne en essayant de la protéger... Ton parallèle avec le mythe d'Œdipe est intéressant j'avoue j'y avais pas pensé, c'est une bonne idée !! :O
Merci pour ton commentaire adorable, et j'espère à bientôt ;)
Ta plume est très agréable à lire, ce format de conte se lit bien. On sent que pour la pauvre Juliette, les choses ne vont pas tarder à mal finir. La question est : va-t-elle vraiment payer pour l'arrogance de son père, ou ne serait-ce pas plutôt le roi Richard qui finira tourmenté ? On le sent déjà au bord du gouffre...
Je continue ma lecture avec plaisir :)
Merci pour ton compliment, je suis contente que ma plume soit agréable et fonctionne bien avec le conte !
Je ne dirai rien, mais ton intuition sur le destin de Juliette n'est pas dénué de sens ahah xD Effectivement, tu lis bien entre les lignes de Richard, il commence déjà à bien péter un cable et c'est que le début...
Je suis ravie que tu apprécies ce conte et je te remercie encore pour ton intérêt et tes commentaires ;)
Merci à toi pour ton commentaire adorable, à bientôt j'espère !