Bien qu’ils ne fassent pas honneur à la qualité de ton âme, je te présente mes plus humbles remerciements. Je n’ose imaginer l’effort qu’il t’en a coûté de découvrir mes troubles, mes peines et ma noire rencontre avec l’Arpenteur ; alors que de ton côté, plongée au cœur des Dorsales, l’omniprésence du danger requérait une constante vigilance et le plein éveil de tes sens.
Les jours ont passé. Cette vérité brute m’est devenue familière. Les recoins de mon esprit ont épousé ses formes acérées. L’hébétude a cédé sa place à une colère froide qui, si elle me brouillait la vue aux premiers instants, me permet d’imaginer de curieuses perspectives ; un genre de perspectives dont je ne pensais m’accorder la réflexion qu’au sommet de mon âge.
Ne l’ai pas passé malgré moi ?
Dans une prescience logique, je devine plusieurs portes d’avenir, mais je demeure prisonnier. Toutes sont de tristes hypothèses suspendues au fil de volonté Astrusque, d’une reine dont l’ambition me reste voilée. Et ce, malgré notre nouveau face à face.
Si tôt revenue du front, elle a exigé ma présence par une matinée claire. Les soldats m’ont mené à elle, au-dehors, en plein cœur de ce village rudimentaire, où aucune de ces frêles bâtisses n’est pensée pour survivre au temps court. Un regard naïf vers le ciel m’a arraché l’espoir d’un rayon solaire vainqueur. Un espoir vain sur cette terre grise de pluie.
La reine a parlé dans un Valain parfait. Nulle trace d’accent ne trahissait ses racines.
— La solitude le rend toujours un peu plus amer chaque jour. Il ne peut s’empêcher de contempler les braises qu’avive sa vérité. Ses ressentiments se nourrissent de la colère ainsi engendrée. Quoi qu’il puisse en dire ou suggérer, et tout kosmocrator qu’il se proclame, notre Arpenteur n’en reste pas moins un simple Astrusque, dans ce qui subsiste de sa chair. Le sang d’illustres ancêtres réchauffe ses veines. Il est né sur ces terres, voilà longtemps. Aujourd’hui, il tente de le nier, de tromper son monde en jouant ses petits tours que lui permet la Nuit. En bien des façons nos Cinq Sages cherchent toujours à tricher, à nous abuser, nous les gens du commun incapables de maîtriser toute l’essence d’un Pont. Je pourrais aussi ajouter ce mépris qu’ils éprouvent pour ceux dont le kosmos ne se peuple que d’une poignée d’étoiles ternes. Je dois bien admettre qu’en ces considérations, l’Arpenteur est le plus pathétique des Cinq Sages. Et toi, il t’a blessé alors que tu lui es semblable ; né sur nos terres, tu te serais élevé à la manière d’un Sage, un kosmocrator selon leur propre mot. Enfin… L’Arpenteur te méprise pour une tout autre raison. Approchant ta présence, il a cru, dans un cruel instant de faiblesse, qu’elle était de nouveau parmi nous. L’héritage que tu abrites, la Voilée, l’a trompé. Un homme de cet orgueil n’apprécie pas d’être trompé.
Une frêle sollicitude a éclairé le regard de la reine Ramthas. Maigre répit. Une lueur plus dure l’en a chassé lorsqu’elle a poursuivi dans un phrasé plus martial.
— Les tiens nous ont défaits sur le champ de bataille ; enfin contraint à la trêve, alors que nous avions l’avantage tactique et humain plus tôt. Je considère cela comme un échec. Tout souverain, légitimé par sa capacité à gouverner en toute science, arriverait à cette conclusion, si pénible soit-elle à admettre. L’ignorer serait une faute grave, tant pour les affaires politiques intérieures que pour la poursuite de la guerre. J’ai sous-estimé vos arts militaires. Cet… imperium peut se révéler redoutable. Jamais, je n’avais vu autant de femmes et d’hommes s’abandonner sous l’égide d’une seule volonté. Ils étaient comme possédés, une horde de fanatiques prête à se repaître de nos chairs. En Astrurie, nous avons une vieille histoire, un conte pour enfants qui nous met en garde contre les yeux brisés en demi-lunes. Je me méfierai davantage de cette jeune générale victorieuse à l’avenir… Cependant, une bataille n’est pas la guerre. Et je t’ai toi, fils de Pathie.
Je suis resté muet, les lèvres scellées par l’incrédulité et l’ignorance. Toutefois, elle n’attendait pas le moindre mot de ma part. Elle m’offrait un savoir, une sorte de faveur pourrait-on dire, en raison de ma filiation avec Pathie, je présume.
Enfin, elle a conclu notre entretien, sur un ton plus léger.
— Tout Astrusque est au fait que la Nuit ne peut être entravée par une volonté étrangère à la sienne. Un être sensible siégera en toute circonstance sur le trône de son kosmos. L’illusion de nos croyances dessine l’unique limite des possibles à l’instant présent. Toutefois, une vérité fondamentale demeure. La Nuit est un art fort éloigné de toute engeance martiale, contrairement à votre funeste imperium. En conséquence, l’usage de la Nuit dans une perspective de violence nécessite une part non négligeable d’imagination. Aucun être ne peut corrompre les racines mêmes de la Nature. Aucun. Néanmoins, il est une constante universelle à laquelle la Nature ne fait pas exception. Elle peut être trompée. Et surtout, j’ai de l’imagination. Par exemple, il m’a été possible de convaincre un Sage d’emprunter le ciel au moment opportun.
Elle a marqué une courte pause, le sourire discret.
— Lorsque les tiens s’approcheront, nous nous retrouverons une dernière fois, fils de Pathie.
Sur ces mots, elle s’en est allée. Mes deux geôliers m’ont raccompagné à ma cellule de chaux, d’une poigne de fer.
Que penser de tout cela ?
Je considère ce partage comme une sorte de faveur, car c’est un véritable don de savoir qui a franchi ses lèvres. Pourtant, elle s’est montrée catégorique à plusieurs reprises, elle entend se servir de ma personne contre notre armée, contre mon père, contre les Valains. Quel réel but poursuit-elle en faisant preuve d’une telle ambiguïté ?
Qu’est-ce que le Pont ?
Et moi, désormais conscient du sinistre terme, quel sens donner à mes derniers jours ? Parviendrai-je à marquer mon visage de la satisfaction d’avoir créé et légué, lorsque les ombres porteront mon âme devant les Portes d’Argent ?
Je me sens si égoïste à t’imposer ma lourde pensée de la sorte. Pardonne-moi cela, je t’en prie.
Prends soin de ta santé, de corps comme d’esprit. Cultive la plus haute prudence en franchissant l’enceinte d’Arpa. J’ignore la nature du mal qui y rôde. J’ai quitté la cité depuis trop longtemps pour construire la moindre hypothèse utile. Et surtout, le mutisme, angoissant à bien des égards, de ce bon Faustus contribue à mon désarroi le plus total.
Il n’est de mots pour décrire mon impuissance.
IX jours après le Solstice Rouge, en Astrurie.
Je suis toujours très lent et en retard mais toujours fidèle à mon poste !
On vient donc de découvrir un nouveau concept, les ponts, et je pense qu’il s’agit simplement d’une façon de désigner l’accès à son propre kosmos ? Ou alors la capacité à invoquer des éléments du kosmos dans le « réel » ?
La reine confirme certains éléments déjà évoqués par l’Arpenteur, en précise les contours, mais finalement quel est son but derrière cette ouverture ? Est-ce que c’est juste de la sympathie envers Scaevius parce qu’ils partagent quelque chose qui l’isole quand il est chez lui ? Est-ce que c’est pour faciliter sa collaboration ?
Maintenant que la fin de la guerre, on dirait qu’il va peut-être enfin être libéré ? (mais bizarrement je doute que ça se passe bien)
Et il parle enfin de Faustus, mais on dirait que le frangin n’a pas disparu que dans leurs lettres, qu’est-ce qu’il fabrique donc ?
Mes petites notes :
« un genre de perspectives dont je ne pensais m’accorder la réflexion qu’au sommet de mon âge. »
S’il est vraiment pas loin de mourir ce petit bonhomme, c’est le bon moment pour les questions existentielles j’ai envie de dire... C’est un peu triste d’être au sommet si jeune, mais sa détresse est plus que compréhensible !
« où aucune de ces frêles bâtisses n’est pensée pour survivre au temps court »
Plutôt « au temps long » ? Tel quel comme Mathilde j’ai du mal à comprendre ce que ça veut dire ^^
« une horde de fanatiques prête à se repaître de nos chairs »
Ils étaient déjà décrits comme des berzerk dans une autre lettre, mais là ils viennent d’atteindre le statut de zombie xD
A bientôt :)
Ah ah, ne t'inquiète, je suis aussi une tortue et de toute façon, la Correspondance prend une pause hivernale jusqu'à 2022 ! ;)
Les deux mon capitaine pour les ponts. Enfin, c'est toujours l'idée que j'en ai aujourd'hui, c'est à la fois le lien qu'il peut y avoir entre les adeptes, et le lien qui les lient au "réel". :)
Merci beaucoup pour ton retour ! :)
A très vite, dans 10 secondes !
Une nouvelle lettre qui nous en apprend beaucoup encore une fois ! Le personnage de la reine des Astrusques est vraiment très intéressant, et ses propos sont très instructifs, notamment au sujet de cet Arpenteur aigri (malheureusement, ça ne semble pas invalider ses propos…). Je trouve vraiment très chouette la façon dont tu donnes du pouvoir aux personnages féminins (je pense également à Livia et Vala) dans un univers pourtant inspiré de la Rome antique :)
D’ailleurs, je ne sais plus si je t’avais déjà partagé cette réflexion, mais je suppose que la Voilée est « l’esprit » de Pathie, et si tel est le cas, j’espère bien qu’elle finira par interagir avec Scaevius ^^
Quant à l’absence de nouvelles de Faustus, c’est toujours aussi inquiétant…
Deux petites notes :
« Ne l’ai pas passé malgré moi ? »
Il manque un mot :)
« où aucune de ces frêles bâtisses n’est pensée pour survivre au temps court »
Je n’ai pas vraiment compris ce que tu entendais par « temps court ».
À bientôt !
Une lettre qui permet de mieux situer les Astrusques, et qui de mieux que leur reine pour nous apprendre tout cela, hi hi ^^.
Aigri, mais pas menteur l'Arpenteur malheureusement !
Très content que cette mise en avant de personnages féminins plaise. Même si il y en a un certain nombre, avec un peu de recul, je me dis qu'elles n'ont pas toujours un grand espace d'expression. Je pense à Livia notamment. Mais la suite des événements va me permettre de la mettre sur le devant de la scène ! :)
Ah ah intéressante théorie !
On aura bientôt des nouvelles d'Arpa par Vala :).
Merci pour ton retour et tes remarques dont je prends note ! (la pile s'allonge, s'allonge... hu hu ^^).
A bientôt !