Je suis sans nouvelles de ta part depuis bien des jours. J’ignore si mes lettres d’éther atteignent ta conscience de l’autre côté de notre Pont. Peut-être te trouves-tu trop en prise avec ta quête à Arpa ?
Je m’inquiète de ton silence, après une présence si forte malgré tes obligations et les dangers d’une traversée des Dorsales.
Une réponse, quelle qu’elle soit, ne serait-ce qu’un signe, la plus maigre des lueurs dans la Nuit, apaiserait mon trouble. Je garde un œil plongé dans mon kosmos. Je veille sans répit ; je guette ta présence sur l’horizon des événements.
À défaut de m’entretenir de toi, je vais te partager les joies et les peines qui ont fleuri de ce côté-ci de l’océan ces derniers jours. Il y a beaucoup à dire, tant les choses se sont précipitées. De bonnes, de très bonnes, même, sont advenues ; à elles seules, elles balayent l’odeur rance de l’inévitable amertume.
J’ouvre sur une grande nouvelle, la plus importante entre toutes.
Je suis libre, Vala.
Libre.
Enfin.
Me voilà délivré du joug des Astrusques, de ce bourbier mystique dans lequel mon esprit s’enfonçait un peu plus chaque jour. J’ai quitté ce rêve éveillé. La matière a repris sa consistance, la couleur une part de son intensité. La tourmente des questions s’est quelque peu endormie, apaisée par les retrouvailles de figures familières, parfois même amicales.
Les Astrusques se sont volatilisés à l’arrivée des légions Valaines. Pour eux, le combat n’a jamais été une option dans cet ersatz de campement. Ils ont disparu, rejoint ces lieux secrets, que nous ne savons encore comment atteindre. Ils n’ont pas abandonné seulement quelques frêles bâtisses, ils ont laissé derrière eux deux prisonniers politiques d’exception. Pourquoi ?
La question n’a échappé à personne dans l’état-major de Titus Livius ; si bien que la tension est rapidement montée au conseil de guerre, faisant suite à la prise de la place. Je me trouvais là, parmi ces héritiers de vieilles familles, à subir le poison de l’insulte. L’un d’eux, un jeune, mon âge tout au plus, la langue bien pendue, a demandé les fers et la geôle à mon encontre, sans quoi il réclamerait la révocation de mon père.
À cet instant, j’ai senti un feu monter. Il prenait sa source de ces nouvelles étoiles. Une colère qui m’était étrangère, que je n’étais pas en état de maîtriser dans les conditions de fatigue et de lassitude qui étaient les miennes. Tout s’est déroulé si vite. Alors que le nobliau continuait à cracher un verbe empoisonné, je l’ai attrapé au cou avec une force que je ne me connaissais pas. Je l’ai soulevé. J’ai plongé mon regard de Nuit dans ses iris vibrants de peur. Là, j’ai comme cueilli son esprit, j’ignore comment ; et je l’ai emporté dans mon kosmos. Je lui ai offert une vue sur l’immensité, la transcendance des dimensions de la Nuit. Puis, je l’ai libéré, des deux manières, corps et âme. Il s’est effondré à mes pieds, les yeux révulsés, l’écume à la bouche. Selon le médecin de camp, il n’est pas en danger de mort ; mais depuis lors, il n’a pas quitté l’état catatonique dans lequel la vision l’a plongé.
Après un bref instant de flottement, où la surprise l’emportait sur la consternation, l’invective s’est propagée à travers toutes les lèvres. De longues tirades, républicaines comme populaires, ont été déclamées, toutes plus passionnées par le pouvoir que l’honneur. La peur de la Nuit fédérait. Soudain, l’air a crépité. L’imperium de Titus Livius traçait les prémices d’éclairs, suspendus tout autour de sa massive personne. Dans la cacophonie politicienne, il a congédié l’assemblée, à mon exception. Les licteurs ont aidé les plus récalcitrants à s’effacer de la scène. Malgré la tension, le sang est resté tapis à l’abri de nos veines.
Père et fils, nous nous sommes retrouvés seuls, face à face, pour la première fois depuis mon adoption. L’orage pointait entre nous. Je n’étais plus le jeune candide venu de la lointaine province. Je ne tremblais plus devant l’imperium de ce père austère. Son emprise patriarcale s’était effondrée petit à petit, à diverses reprises. Les révélations de l’Arpenteur représentent le terme de cette inévitable chute. Tout héro meurt un jour.
Après un court interlude mutique, l’imperator a proféré sa rhétorique habituelle. Il s’est emporté sur mon manque de sang-froid, ma fragilité face à l’adversité et mon absence d’esprit de famille. Son répertoire favori en somme. Il évoquait les innombrables sacrifices qu’il avait faits pour mon adoption, les vains espoirs qu’il avait placés. Sans plus d’imagination, il a conclu sur les regrets et sa profonde déception qui lui pèsent tant aujourd’hui, convaincu que je constitue une erreur politique des plus malheureuses. Dans sa précipitation et son manque de rigueur si caractéristique, il n’avait pas laissé place à la péroraison. Un enfant n’aurait été convaincu par le vulgaire de son maladroit pathos.
J’étais habitué à subir ce mauvais discours. Cette fois-ci, il avait eu la décence d’écarter Livia. Aucun mot ne me touchait. Je le regardais, impassible, se complaire dans sa propre incompétence, qu’il ne cessait de nier. Un cochon en toge se roulant dans la fange.
Je me demande comment un piètre esprit à la pensée si basse a pu monter si haut. Une naissance hasardeuse bien placée, une volonté démesurée suffisent, semble-t-il.
Au terme de sa vilaine diatribe, je l’ai menacé de partir. Il m’a rétorqué qu’agir ainsi trahirait les serments passés avec Pathie. Sans un mot de plus, je l’ai abandonné à sa solitude. Je m’en suis retourné vers les miens qui m’attendaient aux lueurs d’un feu. Non loin de mon ancienne geôle, je les ai retrouvés, Quintus et Livia, accompagnés de Talia. Ma sœur échangeait avec la prêtresse dans une langue ignit hésitante. Toutefois, les gestes et les regards comblaient leurs incompréhensions mutuelles.
Nous avons conversé toute la nuit. Je leur ai narré l’ensemble de mon séjour chez les Astrusques, dans son moindre détail, de ma rencontre avec l’Arpenteur aux manigances de la reine Ramthas.
J’ai évoqué les troubles d’Arpa que tu m’avais appris. Livia n’en a pas été surprise. Des témoignages venus par courrier l’en avaient déjà informée. La rumeur de l’implication de Faustus comptait parmi les points mentionnés. Je ne sais pas quoi en penser.
Je suis trop las pour cela.
Je leur ai aussi rapporté ma conversation avec l’imperator. Livia s’est inquiétée si je parlais sérieusement à propos de mon départ. J’ai répondu que je l’ignorais, que la question restait encore en suspend dans mon esprit ; les prochains jours en décideraient certainement. Puis, à sa mine attristée, je me suis confondu en excuses. Elle les a balayés d’un revers de main. Pour elle, il n’y avait rien à pardonner. Bien qu’elle le regrette, elle le comprenait.
L’air se gorge toujours autant d’humidité sous les nuages.
Nous repartons sous peu à la poursuite des Astrusques.
Prends soin de ta santé.
XV jours après le Solstice Rouge.
Il s’en passe des choses dans cette lettre ^^ Pour commencer, c’est en effet inquiétant que Scaevius n’obtienne pas de réponse de Vala… Cela laisse présager des évènements bien sombres de son côté…
Cette libération miraculeuse est surprenante, comme Scavius, je me demande bien pourquoi avoir abandonné ainsi deux prisonniers aussi importants… Encore une fois, je n’ai pas d’hypothèse à apporter, je me laisse agréablement porter par le fil de ton histoire :) Quant à son retour parmi les siens, il était intense ^^ Son énervement est parfaitement compréhensible, même si je ne m’attendais pas à ce qu’il craque ainsi ! Il était impressionnant ^^
En revanche, j’étais un peu perplexe quant au personnage de Titus. J’avoue que jusque-là, je ne me l’imaginais pas du tout ainsi (ou alors je suis vraiment passée à côté d’un élément important, ce qui est possible), et ce côté presque « pitoyable » m’a presque paru venir de nulle part :/ Comme s’il s’agissait d’un personnage complètement différent de ce que je vois depuis des mois…
Mes petites notes :
« Pour eux, le combat n’a jamais été une option dans cet ersatz de campement. »
J’ai été un peu perturbée par l’utilisation d’un mot aussi moderne que « ersatz » :)
« Tout héro meurt un jour. »
« Héros » n’est pas un mot invariable ?
« Livia s’est inquiétée si je parlais sérieusement à propos de mon départ. »
Alors c’est vraiment très subjectif, mais j’ai l’impression qu’il manque quelque chose dans cette phrase avant le « si » ^^’
« Elle les a balayés d’un revers de main. »
*balayéEs je dirais :)
À bientôt :)
Merci beaucoup pour ton retour bien fourni ! :)
Pour le personnage de Titus, il y a deux choses qui conduisent à ton sentiment je pense. La première, c'est qu'en cours de route, le personnage a beaucoup changé dans ma tête. Il est passé de quelque chose proche d'un César à un Pompé en fin de carrière, ce qui fait que je ne suis plus raccord avec toute la dimension que le personnage pouvait avoir notamment dans le livre I. La seconde, que je voudrais travailler davantage par la suite à la réécriture, c'est que le regard de Scaevius a changé. Dans le premier livre, il a quelque chose de naïf, impressionné par cet homme, et ici, après toutes les mésaventures, il n'a que peu de considération pour lui, presque du mépris. Il va falloir que je travaille la transition en amont à la réécriture maintenant que j'ai cette idée bien claire sur le personnage, car comme tu le dis, ça semble presque sortir de nul part en l'état. :)
Un changement de direction un peu tardif pour Titus Livius, mais je me disais que cela pouvait être beaucoup plus intéressant s'il s'avérait que son père adoptif n'était si ouf que ça ^^. Il ne me reste plus qu'à bien l'amener :).
Bon a priori, je n'ai aucun autre personnage qui va faire volte face. Enfin bon on sait jamais. Après plus d'un an, les perspectives évoluent hu hu hu ^^
Encore merci pour ton commentaire et tes petites notes :).
A bientôt !