III. Appartement

On entend un homme et une femme se disputer. Une porte claque violemment. Des bruits de pas dans l'escalier. Puis le silence de nouveau. Anouar se dirige vers la fenêtre et l’ouvre. Il se penche en avant. 

 

Anouar. Salim ! Salim ! 

 

Le jeune homme lève la tête vers Anouar

 

Anouar. Salim, ne reste pas là c’est trop dangereux la police fait la chasse aux manifestants et vu ta dégaine tu as de grande chance de finir ta soirée au poste alors dépêche-toi de remonter ! 

 

Des bruits de pas et des cris proviennent de l’autre côté de la rue.  

 

Salim. J’ai pas l’intention de remonter m’sieur Anouar. Je dois rejoindre Yacine et les autres. 

 

Anouar. Salim ! C’est trop dangereux ! Remonte ! Tu pourras les rejoindre demain si tu veux mais maintenant c’est trop dangereux. 

 

Salim. J’ai passé ma vie à attendre m’sieur Anouar, à éviter le danger et j’ai l’impression d’avoir tout raté. 

 

Anouar. Salim, tu penses vraiment que là, maintenant, tout de suite avec une dizaine de CRS cachés au coin de la rue, c’est le moment idéal pour remettre ta vie en question et trouver un sens à ton existence ? 

 

Salim. Ils sont vraiment cachés au coin de la rue ?

 

Les matraques sont sorties. Les fumées de gaz s'élèvent. 

 

Anouar. Salim, court ! 

 

Salim s’enfuit, dévale les escaliers et vient toquer à la porte de Samira et Anouar. Anouar lui ouvre. 

 

Salim. Ah ! Mes yeux ! Ah ! 

 

Samira. Anouar ! Du lait, vite ! Quels sauvages ! Comment te-sens tu Salim ? Pas trop secoué ? 

 

Salim. J’vois plus rien. J’crois que je vais finir aveugle. 

 

Anouar. Tu veux toujours retourner manifester, Salim ? 

 

Samira. Bien sûr qu’il retourna manifester ! Ce n’est pas quelques gouttes de gaz lacrymogène dans les yeux qui l’empecheront de manifester, n’est-ce pas Salim ? C’est toujours un peu traumatisant la première fois. Ça nous marque à vie mais vois plutôt ça comme une sorte de baptême. 

 

Salim. Non bien sûr que non. J’ai bien l’intention de rejoindre les autres.

 

Anouar. Eh bien ! vas-y, on ne te retient pas. 

 

Salim. Je vais quand même attendre que ça se calme.

 

Anouar. Pauvre garçon, il est complètement traumatisé ! Tu vois ça Samira, si on vivait en Angleterre ou au Canada ça ne serait pas arrivé et le pauvre Salim aurait pu aller manifester sans avoir peur de perdre un œil ou une dent ou que sais-je d’autres. 

 

Samira. Oui mais nous ne vivons ni en Angleterre ni au Canada, nous vivons en France, un pays dans lequel la brutalité policière n’a jamais empêché le peuple d’aller manifester pour ses droits.  

 

Salim. Aux armes citoyens ! 

 

Anouar. Tais-toi. 

 

Salim se rassoit en silence puis se relève. 

 

Salim. Vous n’allez pas manifester ? Je pensais que vous seriez le premier à aller manifester m’sieur Anouar. A la fac vous parliez toujours de ça : “révolution, révolution, révolution” et c’est grâce à vous que j’ai commencé à m'intéresser à tout ça. D’ailleurs ma mère vous déteste pour ça. Elle dit que vous n’êtes qu’un islamo gauchiste, que vous profitez de votre titre à la fac pour influencer des étudiants désabusés et fragilisés, que vous leur emplissez la tête de conneries anglo-saxonnes. Bref, elle ne vous aime pas. Elle trouve que vous avez une mauvaise influence. La dernière fois elle vous a même trouvé un nouveau surnom “l’ayatollah wokiste”. 

 

Salim et Samira éclatent de rire.  

 

Samira. Que ta mère se rassure. Anouar en a fini avec son passé révolutionnaire. 

 

Anouar. C’est faux. j’en ai tout simplement fini avec la France. C’est différent. 

 

Salim. Je vous suis pas. 

 

Anouar. Tu devrais rentrer chez toi, Salim. 

 

Salim. Rentrer chez moi. Me coucher en sachant pertinemment que je ne vais pas réussir à m'endormir et pas parce que la soirée m’aura secoué, oh non mais plutôt parce que ce système à fait de moi un insomiac incapable de me reposer même la nuit, surtout la nuit. Puis le lendemain, je me réveillerai, mon téléphone à la main j’irai sur Twitter, je posterai deux, trois tweets pour montrer à quel point je suis engagé et indigné, mais est-ce que je le suis réellement ? Puis, ce sera le métro et enfin la fac. Là, un prof commencera son cours par parler de l’éléction de Gargamel et à quel point ça risque d’être la merde, comme si ça ne l’était pas déjà, pour nous puis il continuera à lire son cours, le même qu’il ressort chaque année mais que l’on continue à écouter parce que son titre de professeur transforme les conneries qu’il débite en parole sacrée. Pendant ce temps, le pays est aux mains des fascistes et tout ce qui nous importe à nous étudiants est de savoir si le chapitre cinq de ce putain de cours tombera au partiel parce que oui le but ça reste quand même de décrocher le diplôme, de s’insérer sur le marché du travail et de voter une fois tous les cinq ans, pas vrai ? Le pays est au bord de la guerre civile, des étudiants font la queue pour se nourrir aux restos du cœur, le fascime est de nouveau au pouvoir en Europe et vous savez quelle est la priorité de la fac actuellement ? Savoir si j’ai trouvé mon stage pour le second semestre. Parce que c’est ça être un citoyen aujourd’hui. Fermer sa bouche et si on est blanc tout ira bien pour nous. Mais je ne suis pas blanc. Si je ne les rejoins pas ce soir, tout le reste sera insignifiant. Si je ne les rejoins pas ce soir, alors je ne me réveillerai pas demain, je n’irai pas à la fac j’arrêterai tout.    

 

Anouar. J’étais jeune et plein d’ambition à ton âge. Va donc manifester tu finiras par comprendre. 

 

Salim. Comprendre quoi ? 

 

Anouar. Qu’on ne peut pas continuer à se battre pour un pays qui nous rejette. On a beau encaisser, s’endurcir, la haine finit toujours par nous rattraper. J’ai pu vivre dans un pays qui me détesteste mais je peux plus continuer à vivre dans un pays que je déteste. 

 

Salim. Vous détestez vraiment ce pays ? Je me trompe peut-être et au fond ça ne me regarde pas mais j’ai toujours eu l’impression que vous aimiez ce que vous faisiez, en tant que professeur je veux dire, vous aimez transmettre. Vous ne pouvez pas détester un pays, si vous aimez tant sa jeunesse, c’est impossible. Vous faites fausse route. Ce n’est pas le pays que vous détestez, c’est autre chose.  

 

Samira prend Salim par les épaules

 

Samira. Tu vois qu’il y a encore de l’espoir. Ta génération est en train de finir ce que la nôtre a commencé. Notre engagement était encore timide, nous manquions de repères, nous n’avions personne vers qui nous tourner mais vous, même si vous avez perdu la bataille des élections vous êtes sur le point de remporter la guerre des consciences. 

 

Anouar. En 2002, la France est sous le choc, Jean Marie le Pen est arrivé au second tour de l'élection présidentielle. Le pays est ébranlé, on parlait même du naufrage d’une civilisation. Aujourd’hui vingt ans plus tard, un président d'extrême droite est confortablement élu et ⅓ des français ont voté pour un candidat d'extrême droite. Nous n’avons rien gagné, au contraire nous avons tout perdu. Je suis désolé, Salim. 

 

Salim. Ne le soyez pas m’sieur Anouar. Moi, je ne le suis pas, en tout cas. Le choix nous fait toujours peur. Je choisis de ne plus avoir peur. 

 

Samira. C’est lorsque le combat nous paraît perdu d’avance que seuls les plus courageux continueront de lutter et là se tient la véritable victoire. C’est dans la résistance que naît le salut. 

 

Salim. La résistance. Salim le résistant. Je trouve que ça sonne bien 

 

Anouar. Tu te rêves en Jean Moulin, maintenant ? 

 

Salim. Pourquoi pas. Un Jean Moulin sans le chapeau chaussé de ses plus belles air force one. Je mènerai la résistance de Paris à Marseille. Tous les jeunes sont engagés, d’une façon ou d’une autre. Je ressens le besoin de désobéir, de choquer, de provoquer, d’indigner. J’ai besoin de vivre et j’ai besoin que l’on me reconnaisse ce droit. Je suis né français pourtant je m’appelle Salim et ça il est grand temps qu’ils l’acceptent. Je suis né français et musulman et j’en ai plus qu’assez de devoir choisir et de me justifier ! Et si vous décidez de partir m’sieur Anouar, ne partez pas parce que vous vous sentez obligés de le faire. Partez mais ne fuyez pas. Ne fuyez jamais parce que celui qui fuit ne pourra jamais construire de foyer. Vous connaissez la fable du vieux berger et de l’étranger ? La terre du vieux berger était infesté de loups, dans les montagnes, dans les plaines, ils étaient partout mais le vieux berger n’a jamais fuit sa terre. Puis l’étranger se ramène et essaye de convaincre le vieux berger de partir avec lui. Il lui explique qu’en partant il pourra trouver mieux et protéger son troupeau. Le berger lui répond simplement qu’il ne peut pas priver ses agneaux de ses prairies qui les ont vu naître. Et que des loups, il y en a aussi ailleurs. L’étranger s’en va et sur sa route il croise un nouveau berger. Cette fois-ci ce ne sont pas des loups qui le menacent mais des lions. L’étranger décide, une nouvelle fois, de s’en aller et ainsi de suite jusqu’à atteindre le bout du monde sans jamais trouver une terre qui lui convienne. Fatigué, l’étranger fait demi-tour pour rentrer chez lui. Sur le chemin du retour, il apprend que les bergers sont morts, leurs fils les ont remplacés, il n’y avait plus personne pour se souvenir de l’étranger qui n’était même plus capable de se souvenir lui-même d’où il venait. Il finit par mourir sur une terre inconnue sans personne pour le pleurer. 

 

Samira. Le refus pousse vers l’inacceptable et lorsque que l’inacceptable devient une banalité, le silence prend le relais et sous ces silencieux sous-entendus, les crimes fleurissent et la haine prolifère.

 

Anouar. Salim, il se fait tard. Ta mère doit s’inquiéter, tu devrais rentrer chez toi. 

 

Salim. Oui. Bonne soirée. Merci pour l’accueil. Si jamais vous décidez de partir, vous pensez qu’ils annuleront votre cours ou bien ils comptent vous faire remplacer ? Non parce que si ça pouvait m’enlever 4h de cours par semaine, ça serait vraiment pas mal, surtout ceux du matin, je dois vous avouer que les réveils à 8h du matin … 

 

Anouar. Salim ! Merci. Au revoir ! 

 

Salim. Bonne soirée. 

 

Une panne de courant s’abat sur l’immeuble. La pièce est plongée dans le noir. Anouar sort sur le palier de l’escalier.  

 

Anouar. Il manquait plus que ça ! Même pas deux heures qu’il a été élu président est c’est déjà l’apocalypse ! Salim, tu es encore là ? 

 

Salim. À votre droite m’sieur Anouar. 

 

Anouar. Tu vas m’aider à rétablir le courant. Samira ? 

 

Samira. Je m’occupe de récupérer des bougies. 

 

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