IV. Appartement

On toque à la porte de l’appartement. 


 

Samira. Tu as oublié quelque chose, Anouar ?  

 

Djamila. Samira, c’est Djamila tu peux m’ouvrir la porte s’il te plaît ? 

 

Samira ouvre la porte et la fait entrer. Les deux femmes se saluent chaleureusement. 

 

Djamila. Je suis désolée de te déranger aussi tard ourthy mais j’ai croisé Anouar dans les escaliers il m’a dit qu’il te restait des bougies. 

 

Samira. Je t’en prie Djamila tu ne me dérange pas du tout. Tu connais la maison, fais comme chez toi !

 

Djamila. Merci. Je ne vais pas te déranger plus longtemps. 

 

Samira. Prends donc un verre de thé. Il est encore chaud. 

 

Djamila. Non, non je viens à peine de rentrer du travail. Le métro était plein à craquer, les rues bondées de manifestants. Je suis complètement épuisée. Mon téléphone s’est éteint, tu veux bien me donner une ou deux bougies pour la soirée. 

 

Samira. Bien sûr. Tu es sûre de ne pas vouloir rester pour un petit verre ? J’ai ajouté de la menthe.  

 

Djamila. Un seul alors. Merci oukhty. 

 

Samira revient avec un plateau qu’elle pose devant Djamila. 

 

Samira. Tu devrais demander à Sana de nous rejoindre. 

 

Djamila. Je l'ai envoyée chez son père. Cette gamine va finir par me tuer, je te jure qu’elle finira par me tuer. Aïe mon dos, mon pauvre dos. Je suis tellement fatiguée et je ne peux même plus me reposer dans ma propre maison. 

 

Samira. Mais qu’est-ce qu’elle a bien pu faire ? 

 

Djamila. Elle a décidé de se voiler, voilà ce qu’elle a fait ! Commence ça du jour au lendemain. 

 

Samira. Elle l’avait déjà mentionné. Elle pensait sûrement te rendre fière. 

 

Djamila. On ne se voile pas pour rendre fière sa mère ou son père. On se voile pour soi. Quel avenir pour une jeune femme, d’orgine magrebine et voilée en plus de ça dans un pays comme la France ? Aucun, Aucun ! Ma fille est intelligente et elle a choisi de ruiner son avenir à cause d’un bout de tissu qu’elle a décidé de porter. Je dois être maudite. Ma mère doit encore me maudire d’être partie et de l’avoir laissée. 

 

Samira. Sana est une fille brillante. 

 

Djamila. C’est ce dos en miette qui l’a rendu brillante. Regarde mes ongles, tous arrachés. Mais avec son voile qui va l’accepter ? Même diplômée d’une grande école, on lui fermera les portes au nez. Elle finira femme de ménage comme sa pauvre mère. Aïe mon dos, mon pauvre dos. Moi aussi j’étais brillante. Médecin, avocate, architecte, j’aurais pu, j’aurais pu ! Aujourd’hui, il ne reste plus rien de la femme que j’étais. Regarde moi Samira, j’aurais pu être tellement plus que ça ! J’aurais pu, oh oui, j’aurais pu. 

 

Samira. Nos femmes sont réduites à leur voile, ils ne voient plus le talent, les rêves, les espoirs, ils ne voient qu’un voile qu’ils méprisent et haïssent sans même chercher à le comprendre. Toutes ses jeunes filles, ils les condamnent à la dépendance financière, comme leur mère et leur grand-mère avant elles. Ils les condamnent à l'invincibilité, ils les condamnent à n’être que des éternelles mineures. Mais le voile est devenu un symbole d’insoumission, de résistance et d’acceptation de ce qui est différent. Toutes ces jeunes femmes qui décident de se voiler sont conscientes du danger pourtant elles décident malgré tout de porter ce voile car le voile est devenu un message adressé à un monde masculin et raciste. Fini le temps où des hommes blancs d’âge mûr pouvaient décider de ce que les femmes doivent et peuvent porter. Il y a 50 ans c’était l’avortement, aujourd’hui c’est le voile mais nous ne nous laisserons plus faire, nous n’avons plus peur et Sana est le plus bel exemple. Tu vois, tout a changé car nos mentalités ont changé. Ils nous ont obligé à détester notre voile mais la nouvelle génération a réappris à l’aimer et à l’estimer à sa juste valeur. Fut un temps où dans le pays des droits de l’homme les femmes étaient obligées de se dévoiler pour travailler, pour étudier, pour militer mais crois moi ce temps est révolu. 

 

Djamila. Tu ne peux pas comparer mon monde au tien, Samira. Tu vois Sana comme un symbole, je la vois comme ma fille. J’ai souffert pour que ma fille ait le droit d’exister. Je ne me suis jamais senti à ma place avec mon voile sur la tête, je me suis faite à l’idée que l’étranger restera toute sa vie un étranger mais ma fille est née ici, elle est chez elle dans ce pays. Je ne veux pas qu’elle ressente ce que j’ai ressenti au point de ne plus oser se montrer. 

 

Samira. Ma mère a décidé de porter son voile à l’âge de 16 ans. Ma grand-mère la battait jour et nuit pour qu’elle l’enlève mais ma mère était jeune et obstinée. À cette époque en Tunisie, on faisait la chasse aux islamistes et le voile était parfois interdit par le régime de Ben Ali. Des hommes et des femmes étaient jetés en prison parce que leur barbe était trop longue ou parce qu’un bout de tissu recouvrait leurs cheveux. Ma mère a été expulsée de son école parce qu’elle portait un voile. Un jour le principal l’avait convoquée dans son bureau et lui avait demandé de choisir : son voile ou son éducation. Elle a choisi son voile. Le pire, a été de voir ses camarades reprendre le chemin de l’école sans elle. Quand elle s’est mariée, elle a dû enlever son voile, pour que l’administration accepte de lui délivrer un visa pour la France. Elle a attendu 6 ans, loin de mon père, à nous élever ma sœur et moi. Son seul crime a été de porter un voile. Puis elle est arrivée en France, elle était si émue, si émerveillée par ce pays, pas parce que ses rues étaient plus belles, plus propres et plus modernes, non. Mais parce que pour la première fois de sa vie, elle voyait des femmes voilées marcher librement dans la rue, faire leur course au supermarché, manger à la terrasse d’un restaurant, se rendre à l’université. Elle était si émerveillée par ce pays qu'elle appela, en arrivant, “le pays de la liberté”, le pays dans lequel elle aurait aimé naître, le pays dans lequel elle aurait pu avoir accès à l’éducation malgré son voile. 

 

Djamila. Et comment a fini ta mère ? 

 

Samira. Femme de ménage. 

 

La porte s’ouvre. Anouar et Salim entrent. 

 

Anouar. Sana n’est pas condamnée, c'est la France qui l’est. Des milliers de jeunes cadres, médecins, ingénieurs Français de confession musulmane ont déjà pris le large. Rien ne nous retient et la génération de ta fille est encore plus libre que la nôtre. Il faut savoir lâcher prise. On s’est saigné pour ce pays et c’est comme ça qu’ils nous remercient, en harcelant nos femmes voilées jusqu’à les contraindre à s’isoler du monde, en traitant nos enfants de voyous et en accusant nos parents de profiteurs. 

 

Salim. Vous avez tort si vous pensez que le racisme commence et s’arrête à nos frontières. 

 

Anouar. Mais il y a des endroits ou il est plus virulent que d’autres et je ne pense pas exagérer en disant que j’ai peur pour nos enfants. 

 

Djamila. Si vous pouvez partir, partez tous les deux et je ne parle pas d’un chaotique retour au pays de vos ancêtres, je parle d’un nouveau départ. Moi, on m’a coupée les ailes mais toutes les plumes qui sont tombées à mes pieds, j’ai eu l’intelligence de les coller sur le dos de ma fille pour qu’elle puisse à son tour s’envoler. Si un jour elle décide de partir, je ne la retiendrai pas. J’ai longtemps jugé et méprisé ces femmes qui laissaient leurs fils mourir en mer mais aujourd’hui j’ai appris à les comprendre. J’ai appris à encaisser l’injustice et pour ma fille j’en encaisserai une de plus. 

 

Le courant est rétabli. Djamila se dirige vers la porte. Samira et Anouar l’accompagnent. 

 

Djamila. Partir ne signifie pas que l’on abandonne mais simplement que l’on souhaite se reconstruire ailleurs. 

 

Samira. C’est justement cette reconstruction qui nous a brisé. C’est parce qu’on a voulu trop longtemps se reconstruire qu’on a perdu les plans de nos fondations. Ce n’est pas la haine qui a poussé nos parents hors de leur terre mais l’espoir d’un avenir meilleur et cet espoir il est incarné par une génération pas par un pays. 

 

Djamila. Partez, partez et Sana finira elle aussi par partir et moi avec mon dos, mon pauvre dos que je n’arrive même plus à redresser je finirai comme ma mère, et comme la sienne avant elle. Aïe mon dos, mon pauvre dos. 

 

Samira se tourne vers Anouar. 

 

Samira. Si Isa pouvait choisir, qu’aurait-il choisi ? 

 

Anouar. Je n’en ai pas la moindre idée. 

 

Samira. Mais c’est notre fils ! Je pensais si bien le connaître, il m’en voudra d’avoir choisi à sa place. 

 

Anouar. Pas si tu fais le bon choix. 

 

Samira. Partir, n’est pas le bon choix. Ce n’est même pas un choix. 

 

Anouar. C’est peut-être la réponse à toutes nos questions 

 

Samira. Alors promets-moi une chose, Anouar. Que ce soir sera le dernier et que nous n’aurons plus jamais à devoir choisir entre partir et rester. Avant que notre fils ne se réveille, promets-moi que ta décision sera prise et je te promettrai que la mienne le sera. Partir ou rester, le bon ou le mauvais choix, peu importe mais il faut qu’un choix soit fait et ce soir, tout sera enfin décidé. 

 

Anouar. Je le promets. 

 

Le discours de victoire se poursuit. 



 

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