III. Le parc de Doña Ana.

Par BAEZA

La famille d’Audrey arriva en Espagne par l'aéroport international de Séville. La nuit était déjà tombée et ils roulaient depuis environ une heure lorsque leur taxi délaissa la route principale pour entrer dans l’un des quartiers résidentiels qui longeaient le fleuve. Ils passèrent devant une succession de hautes demeures de style ‘’Belle époque’’ faiblement éclairées par les lampadaires blafards de la rue.

 

Après avoir roulé encore sur quelques centaines de mètres, leur taxi s’arrêta finalement devant l'une de ces belles maisons. La vieille bâtisse où la famille d’Audrey allait passer deux semaines de vacances leur sembla immense cette nuit là mais ils ne s'attardèrent pas à la détailler, trop épuisés par le voyage. Après avoir pris rapidement un petit encas dans la cuisine, ils regagnèrent leur chambre située à l’étage, où ils ne tardèrent pas à s'endormir d’un sommeil profond.

 

Le matin suivant, Audrey fut la première à s’éveiller. La fatigue de la veille n’était plus qu’un souvenir lointain et elle était maintenant en pleine forme. Audrey venait juste d’avoir treize ans et adorait les projets de vacances que lui proposait son père. Elle gardait encore en tête leur dernier séjour passé en Camargue à observer des chevaux et des flamants roses et depuis ce voyage, elle affectionnait particulièrement les régions situées aux embouchures des fleuves.

 

Elle enfila rapidement son bermuda court de coton bleu et son tee-shirt orangé, sur lequel ses cheveux châtains retombèrent en cascade. Elle descendit l’escalier quatre à quatre jusqu’au rez-de-chaussée et s’engouffra dans la cuisine pour y préparer deux sandwichs au fromage et prendre une bouteille d’eau.  Elle plaça ensuite le tout dans son petit sac à dos.  Elle griffonna rapidement un mot sur un papier pour ne pas que son père s’inquiète après leur départ, puis elle sortit de la maison. Elle se dirigea d’un pas pressé vers le garage situé près du fleuve.

 

C’était un petit bâtiment de parpaings gris dont les portes en tôles ondulées peintes en vert étaient verrouillées. Suivant les instructions de son père, elle trouva la clé dans la gouttière et réussit facilement à ouvrir ses portes.

 

Le voilier se trouvait bien à l’intérieur, installé sur son chariot de transport. Audrey essaya de le déplacer mais il ne bougea pas d’un pouce. Elle comprit que pour extraire le bateau du bâtiment, l’aide de son frère Lucas lui serait indispensable. Elle ressortit du garage et parcourut rapidement la cinquantaine de mètres qui la séparait de la maison, puis depuis le rez-de-chaussée, elle appela son jeune frère qui dormait encore certainement derrière les grands volets bleus de sa chambre, située au premier étage.

 

— Lucas !  Cria-t-elle plusieurs fois en détachant les syllabes.

 

Ses appels répétés finirent par réveiller Lucas qui sortit péniblement de son lit et alla ouvrir sa fenêtre. Voir ainsi son frère à peine réveillé, les cheveux en désordre, dans son pyjama à fleurs, déclencha chez Audrey une franche crise de fou rire.

 

Lucas, vivement ébloui par la lumière naissante du jour, plaça sa main en visière pour apercevoir sa sœur restée cachée par l’ombre du grand arbre. Lorsqu’Audrey reprit son sérieux, elle demanda à son frère de venir l’aider à sortir le voilier du garage.

 

  • Tu es tombée du lit ce matin, Audy ? Lui lança Lucas, encore agacé par ce réveil matinal.

 

  • Si nous voulons avoir une chance d'observer les oiseaux, nous devons parvenir aux étangs avant le lever du jour. Lui répondit Audrey.

 

— Çà ne pouvait pas attendre demain, cette première visite aux étangs ?

 

Puis, comprenant enfin l’importance de cette sortie, il ajouta d’un ton fataliste :

 

— Ok, je descends !

 

Lucas referma alors la fenêtre et commença à s'habiller. Durant les vacances, pour se différencier de sa sœur, Lucas ne portait que des chemises à fleurs, assorties à un vieux jean noir troué qui s’écrasait sur ses baskets blanches défraîchies. Il se souvint que deux semaines avant leur départ pour Séville, leur père leur avait décrit cet endroit.

 

— J'ai loué pour les vacances de février, une maison située en Andalousie, au bord du Guadalquivir. Vous trouverez un voilier dans le garage, près de ce fleuve. Il nous permettra de rejoindre le parc national de Doña Ana, situé en aval ; les étangs de Doñana forment un important site d'hivernage pour de nombreuses espèces d'oiseaux migrateurs.

C'est ainsi que Lucas se retrouva, à peine habillé, ce matin du premier jour de ces vacances, à essayer d’aider sa sœur à sortir un bateau du garage de leur résidence en Andalousie. Lucas avait des cheveux fins et noirs qui rappelaient l’origine méditerranéenne de son père et lui valaient son surnom d’Hidalgo. Il avait deux ans de moins qu’Audrey et même s’il n’appréciait pas toujours qu’elle dirige ses affaires, il aurait néanmoins été prêt à la suivre en tout lieu et en toutes circonstances.

 

  • J’ai emprunté en passant la carte de la région de papa. Annonça-t-il fièrement en désignant le plan plié en quatre qui sortait de sa poche.

 

  • Moi, j'ai pensé à préparer quelques sandwichs. Répondit Audrey en montrant le sac qu’elle portait sur l’épaule. S'il te plait, veux-tu m'aider à sortir le voilier ?

 

Lucas poussait le bateau sur le côté droit tandis que sa sœur tirait à l’avant du chariot et après quelques efforts conjugués le bateau se mit en mouvement et commença à s’extraire lentement du garage. Sur le chemin irrégulier de ciment parsemé d’herbes, le bateau semblait avancer sans effort vers le fleuve.

 

Parvenu au bord de la rivière, Lucas accrocha le filin du bateau à l’anneau du ponton, puis il commença à pousser le voilier dans l’eau limoneuse en trempant ses baskets blanches et le bas de son pantalon ; il constata alors rapidement que l’eau d’Andalousie était plutôt froide en février.

 

Tandis que Lucas procédait à la mise à l’eau du bateau, Audrey retourna au garage pour récupérer le mât et le gouvernail. Son frère les fixa alors rapidement sur le voilier, puis il aida Audrey à grimper et enfin décrocha le filin du ponton.

 

Lentement, le bateau se mit à glisser sur le fleuve. Le jour n’était pas encore levé et l’humidité de la rivière avait rafraîchi l’air ambiant. Audrey frissonnait et regretta sincèrement de ne pas avoir pensé à prendre un pull avec elle.

 

Après quelques minutes de navigation, ils croisèrent l’extrémité nord du premier étang. Des oiseaux blancs immobiles en couvraient la surface. Les enfants restèrent longtemps silencieux, s’émerveillant de cette nature indomptée qui leur offrait le spectacle splendide de sa faune et de sa flore.

 

Leur petit bateau progressait lentement dans le parc, passant d’un étang à l’autre. Peu à peu, le fleuve s’élargissait et ils découvrirent alors le paysage majestueux de son embouchure ; cet endroit fascinant où le fleuve disparait dans l’océan.

 

Lucas ramena alors la voilure et laissa dériver librement le bateau. Le vent qui soufflait d’est en ouest poussait sans effort l’esquif le long du rivage, laissant du temps aux enfants pour rêver.

 

— As-tu remarqué cette étoile très blanche, encore visible du côté du soleil levant ? Lança Lucas.

 

  • Oui, bien sûr, répondit Audrey, c'est la planète Vénus. L’astre le plus brillant du ciel, après le Soleil et la Lune. Elle apparaît avant le lever du soleil ou après son coucher. Dans l'antiquité, lorsque Vénus précédait le lever du soleil, les Romains la surnommait « Lucifère » ; c’est à dire « Celle qui apporte la lumière » du Soleil.

 

  • Tu en sais des choses ! Conclut Lucas, pas vraiment disposé à entendre les explications rébarbatives de sa sœur.

 

Ils longèrent la côte, ainsi, assez longtemps. Lorsque le soleil se leva, Audrey remarqua au loin vers l’Ouest, la forme imprécise d’une grande roche sombre qui dominait le rivage.

 

— Ouah ! Tu as vu ce rocher géant ? On pourrait essayer de s’en approcher.

 

Lucas déplia totalement la voile, ce qui accéléra immédiatement l’allure de leur embarcation. Vu de plus près, le rocher était une sorte de promontoire percé à la base du sable d’une étroite entaille qu’une marée haute récente aurait pu faire apparaitre.

 

Arrivés à proximité, Lucas manœuvra le gouvernail pour que le voilier vienne s'échouer sur la plage, au pied de la masse rocheuse. Les enfants sautèrent du bateau, puis Lucas attacha le filin à une très grosse pierre trouvée sur la plage.

 

— Immobilisé par cette pierre, le voilier ne pourra pas dériver si la mer monte. Dit-il. J'ai une lampe de poche dans mon sac, çà te dirait de visiter cette grotte ? Annonça-t-il en sautant sur le sable.

 

— Tu veux vraiment entrer là-dedans ?  S'inquiéta Audrey en le rejoignant.

 

— Ce serait dommage de ne pas profiter du site. Lui répondit Lucas.

 

Il pénétra le premier dans l’étroite cavité naturelle en tenant sa lampe à la main. Audrey le suivait à quelques pas de distance. Peu à peu, leurs yeux s'habituèrent à l'obscurité et ils commencèrent à distinguer la forme de la paroi humide. Ils progressaient lentement dans les profondeurs de la caverne, puis au détour d’un étroit couloir, ils arrivèrent devant une sorte de large étendue de sable gris. Le sable semblait parsemé de nombreux petits objets à demi enterrés.

 

Sur la droite, un amoncellement de pierres ternes attira l’attention de Lucas qui s’en approcha et ramassa l’une d’elles.

 

— Cela ressemble à un minerai métallique. Annonça-t-il en continuant d’examiner la pierre, avant de la reposer. Puis, il se dirigea vers un petit rocher situé au fond de la salle et contre lequel semblaient posées des formes allongées. On dirait de vieilles épées usées, lança t-il, en se tournant vers sa sœur ; elles semblent très anciennes.

 

Il prit l'une de ces armes en main, bien qu’elle lui parût très lourde.

 

— Nous devons nous trouver dans un ancien poste militaire, dit Audrey et l’endroit servait peut-être à protéger une cité côtière contre des envahisseurs venant de la mer.

 

Lucas commençait à imaginer une scène d’invasion et pour impressionner sa sœur, il l’évoqua à haute voix :

 

  • Oh, oui ! Imagine que des navires ennemis, arrivés en grand nombre, attaquent la cité ; qu’ils projettent des bombes incendiaires contre ses remparts. Imagine des guerriers féroces agglutinés au pied de sa muraille qui entrechoquent leurs glaives, tandis que les habitants de la cité, apeurés, tentent de s'enfuir pour échapper au massacre.

 

Il décrivait cette scène de bataille de façon si réaliste qu’Audrey en fut effrayée.

 

— Arrête Lucas, tu me fais peur ! On a l’impression que tu vois vraiment cette scène horrible.

 

Lucas interrompit son récit pour ne pas effrayer davantage sa sœur. Il continua à éclairer le fond de la grotte, lorsque soudain le rayon de la lampe se refléta sur un objet doré de forme arrondie.

 

— Tu as du éclairer un objet métallique ! Cria Audrey, surprise par son éclat.

 

Lucas s'approcha de l’objet éloigné et reconnut la forme d’un casque. Audrey le rejoignit prudemment. Il déterra alors le couvre-chef doré du sable et voulut machinalement s’en coiffer. Mais à cet instant, Audrey bondit sur son frère et repoussa violemment le casque.

 

Interloqué, Lucas voulut rattraper l’objet qu’il venait de déterrer mais le casque roula loin sur le sol, avant de terminer sa course au fond de la grotte. Stupéfait par la réaction de sa sœur, Lucas se retourna vers Audrey et l’admonesta :

 

—  Pourquoi as-tu fait cela ? Lui demanda t-il très en colère.

 

Audrey lui répondit désolée :

 

— Pardonne-moi mais l’idée de te voir porter ce casque m’a terrifiée. Je ne peux pas t’expliquer pourquoi.  Quittons cet endroit, s'il te plait, il me fait peur.

 

Son frère, la voyant si émue, lui accorda cette faveur sans hésiter :

 

— C’est d’accord, nous partons tout de suite.

 

Avec regret, il jeta un dernier regard à l’endroit où se trouvait le casque métallique dont il n’avait pas pu vraiment profiter. Les enfants revinrent sur leurs pas et sortirent rapidement de la grotte. Éblouis par un soleil déjà haut, ils comprirent qu’il était temps de rentrer.

 

Après avoir remis l'embarcation à l'eau, Ils levèrent la voile et constatèrent que le vent avait tourné, cette fois en direction du Nord-Est, ce qui les aiderait pour le voyage de retour. Le petit voilier s'éloigna rapidement du rivage, puis s'orienta seul dans la bonne direction.

 

Les deux enfants restèrent silencieux un bon moment, puis Lucas déclara :

 

— Nous pourrions peut-être revenir visiter cette caverne avec du matériel d’exploration et …

 

Audrey le coupa, immédiatement :

 

— Je suis désolée Lucas mais je ne suis pas volontaire pour retourner dans cette grotte.

 

Son frère lui répondit avec un léger sourire amer ; il garderait longtemps le souvenir de ce très beau casque perdu au pied de ce rocher. Mais après tout, sa sœur avait raison, ils avaient déjà vécu suffisamment d'émotions comme cela.

 

Quand le petit voilier dépassa la tour de Malandar, les premières maisons de San Lucar qui jouxtaient l’embouchure du fleuve apparurent au loin. Les enfants n’étaient déjà plus très éloignés de leur maison de vacances.

 

 

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