III - Les Anges

Par Jamreo

III . III 

 

Personne n'avait plus vu la Couleuvre depuis de décennies. Peut-être même un siècle. À vrai dire, elle peuplait à présent certaines des comptines natales, quelques chansons milanaises que tous avaient en tête, mais personne ne se souciait plus de savoir si, oui ou non, elle était plus qu'une simple légende.

Ward, Iccara et les deux autres soldats dépêchés par Siva n'avaient rien trouvé le premier jour. Ni le second. Dormir dans les bois, auprès d'un feu de camp sommaire, avait été une expérience nouvelle pour la jeune fille, mais elle ne savait pas si cela avait été agréable ou non ; les brindilles et les branches mortes s'étaient alliées pour lui faire un couchage douloureux tandis que la rumeur des animaux nocturnes, grondement à la fois proche et lointain, multiple et unique, l'avait empêchée de trouver le sommeil avant une heure très avancée.

Ils s'étaient perdus. Pourtant pas si loin de Milan – qu'avait dit Siva ? dans la campagne environnante – ce bois était différent. Anormal. Même aux heures les plus lumineuses du jour on n'arrivait pas à se défaire de cette obscurité vert sombre, de cette fraîcheur inquiétante... tous les chemins n'étaient pas praticables ; il semblait à Iccara que lorsqu'ils s'enfonçaient loin des sentiers, menant prudemment les montures à pied, le danger les guettait de plus près encore et l'étrangeté de la forêt s'impatientait. La nature affichait une volonté propre d'étrangler ceux qui foulaient son sol et violaient sa tranquillité. Proches de la civilisation et pourtant perdus, écartés de tout, dans un désert luxuriant. Iccara comprenait pourquoi cette paysanne qu'ils avaient croisée le jour de leur départ, à qui ils avaient fait part de leur quête pour demander leur direction, leur avait vivement déconseillé de pénétrer le bois. Un endroit maudit, avait-elle dit : personne n'y allait jamais plus car ceux qui s'y aventuraient n'en revenaient pas. Ward avait écarté ces histoires déplaisantes d'un haussement d'épaule, mais dans ses yeux gris le doute avait clairement transparu.

Maudit... Iccara en était venue à le croire. À la fin du cinquième jour, les jambes et le dos perclus de douleurs dues aux secousses constantes des voyages à dos de cheval et à ses quelques chutes, malgré les bras puissants de Ward pour la rattraper, elle n'avait plus espoir. Les provisions et l'eau, surtout, manquaient ; le plus jeune soldat avait rempli les outres à un faible ruisseau teinté de violet qui n'avait inspiré confiance à personne. Était-ce l'eau maléfique qui aspirait leur courage et leur volonté ? Ce ruisseau, ils l'avaient croisé plusieurs fois dans leurs errances, comme une moquerie cruelle que leur envoyait la forêt. L'abattement n'était pas loin. La viande séchée ne leur apportait plus aucune satiété, les racines qu'ils mastiquaient pour tuer la sensation de faim leur laissait un goût de terre pourrie dans la bouche et une amertume au cœur. L'abattement n'était pas loin, et un début de folie s'annonçait : le plus jeune soldat faisait des cauchemars. Il se réveillait en sueur, la respiration sifflante, disant avoir entendu dans ses rêves une meute de loups hurler à la mort.

Iccara aussi les avait entendus.

Malgré tout cela leurs recherches et leur ténacité finirent par les mener sur le bon chemin. À l'après-midi du sixième jour, leurs trois chevaux fendaient l'inimitié d'un coin de ces bois bon gré, mal gré. Étaient-ils déjà passés par ici ? Personne n'aurait pu le dire. C'était comme si les environs n'avaient pas de forme établie et changeaient dans leur dos, se ré-agençaient pour les perdre.

Iccara aurait mille fois prié pour retourner sur ses pas et rentrer au château, si seulement elle en avait eu l'occasion. Mais Ward la serrait entre ses bras forts. Ses armes, accrochées à sa selle, cliquetaient à chaque secousse.

Ils chevauchèrent encore quelques temps mais durent bientôt s'arrêter : un tronc, tombé en travers du vague chemin qu'ils avaient suivi, marquait la limite entre terrain praticable et broussailles indébrouillables. Ils ne pourraient jamais passer à dos de cheval par là.

— Pas possible de continuer, lança Ward. À terre, maintenant.

Très peu avenante, la forêt les attendait de pied ferme.

Le plus jeune se chargea de mener les montures à sa suite. Iccara avait des crampes dans les mollets et la fatigue piquait le coin de ses yeux. Elle résolut de fixer le dos de Ward qui marchait devant elle. Des bruits ou des cris d'oiseaux réveillaient parfois la peur en elle, aux moments cruels où l'émotion s'amenuisait et s'endormait presque. Mais la marche dura longtemps et elle finit par s'habituer, ne prêtait plus qu'une oreille distante aux soldats qui lacéraient la végétation à coup de leurs épées, et laissait ses yeux dériver vers le ciel pourpre.

La jeune fille prit alors conscience que quelque chose se découpait au-dessus de la cime des arbres et les surplombait. Elle crut d'abord qu'il s'agissait d'une montage noire et mystérieuse contre les cieux, avec un étendard planté en son sommet, obscurci et lacéré. Iccara continua d'avancer sans regarder où elle mettait les pieds, accrochant des racines, sentant à peine la morsure de petites branches qui entamaient ses bras. Rien ne pouvait la détourner de cette vision étrange.

Elle comprit peu à peu qu'il s'agissait d'un édifice et s'arrêta. Ses compagnons continuaient d'avancer, sourdement, massacrant buissons et mauvaises herbes sur leur passage. Elle se rendit compte que le dos de Ward n'était plus qu'un petit point et se mit à courir pour le rattraper.

— Vous croyez que nous y sommes ? se hasarda le plus jeune soldat en frottant son nez aquilin.

Ses joues étaient creuses et il paraissait presque aussi exténué qu'Iccara.

La troupe se tenait maintenant au pied de ce qui semblait être une église. Mais c'était une église très étrange, songeait Iccara en passant sa main sur la pierre moussue, la tête levée vers les deux colonnes noires qui agrippaient le ciel et disparaissaient dans la pénombre, nanties de roc d'un blanc sali et recouvert de mousse. Elle suivit le mur jusqu'à l'angle et comprit qu'elle ne pourrait pas faire le tour de l'édifice : le mur s'étirait, courait dans les bois jusqu'à perte de vue. Cela ressemblait tout à coup plus à un labyrinthe qu'à une église, parcouru de lianes et de mauvaises herbes qui grimpaient de tous côtés et dessinaient des zébrures couleur d'olive.

— V'nez voir, dit Ward en grattant un peu la porte vermoulue. Une couleuvre.

Iccara revint sur ses pas, une paume toujours contre la pierre.

Il y avait bien une forme tortillée gravé dans le bois. Le temps l'avait recouverte mais les ongles de Ward passés dans la mousse avaient dévoilé ses anneaux et ses yeux cruels, par bribes détachées.

— Pas de doute, on y est, siffla Ward entre ses dents, avec un soulagement évident.

Il recula un peu et détailla la Couleuvre de haut en bas en reprenant son souffle.

Le bâtiment avait un air d'abandon terrifiant.

— Est-ce qu'on va entrer ? demanda la jeune fille.

— Je... je pense bien.

Ward paraissait maintenant incertain. Il se retourna pour scruter la masse verdâtre de la forêt, coupée de rayons faiblissants. Iccara frissonna et posa une main contre la porte. La sensation était humide et doucereuse.

— Je... bégaya le plus jeune soldat. Je sais pas si c'est une bonne idée de...

Iccara se retourna avec un long soupir. Pourquoi étaient-ils ainsi terrorisés ?

— Qu'est-ce que je dois faire, moi, dans toute cette histoire ? laissa-t-elle échapper.

— Siva t'a pas dit, je parie, grogna Ward.

— Non, pas vraiment.

— Ce bougre nous a chargés de convoquer les Anges.

Les Anges... ces êtres blancs qui veillaient sur la ville et tenaient les buveurs de sang à l'écart, soldats de lumière qui déversaient leurs torrents terribles sur la vermine et préservaient Milan du mal.

— J'pensais même pas qu'on arriverait à la trouver, l'église, mais on y est tu vois. Même si ça n'a pas été facile.

Non, en effet. Ils avaient été maintenus à distance par un mélange de désorientation et de fébrilité vaine, comme si une force supérieure avait suivi leur parcours et s'était amusée à les tourmenter. La Couleuvre s'était défendue des visiteurs.

— Mais il y a une chose qui le met bien en rogne, le Siva, dit Ward avec une pointe de sarcasme. Il a aucune idée de comment il faut s'y prendre pour les convoquer, ces Anges. Mais paraît qu'il compte sur toi pour trouver quelque chose. Un indice.

Il fit une moue sceptique.

— L'endroit a vraiment l'air abandonné, murmura Iccara.

— C'est ce que je me suis dit, acquiesça Ward. Même un peu trop...

Il arracha encore de la mousse et l'écrasa entre deux doigts, la portant même à son nez pour en sentir l'odeur.

— On dirait que ça fait des siècles que c'est comme ça... ça colle pas. D'après Siva, la dernière fois que les Anges ont été dérangés, c'était y a même pas tout à fait un siècle.

Il exerça une poussée sur la porte. Dans un fracas terrible il traversa la paroi, projetant de petits copeaux de bois vermoulu et friable tout autour de lui, et chuta de l'autre côté.

— Vous n'avez rien ? s'écria Iccara.

Elle le suivit par le creux qu'il avait brisé dans la porte et qui laissait entrer un peu de fraîcheur dans l'atmosphère de l'intérieur, solide et prenante comme du brouillard. Ward se redressa et débarrassa ses cheveux d'un voile tricoté de toiles d'araignées. Il jura. Il avait peur d'avoir dérangé les Anges dans leur demeure et de les avoir mis en colère, mais les Anges ne semblaient pas être là... tout était vide.

Dans le noir frôlé d'éclats, il s'avancèrent. Leurs pas résonnaient partout. La nef était entièrement nue, encadrée par une série d'arcs en ogive. Au plafond voûté cependant s'étendaient de vieilles peintures rongées par l'humidité et presque entièrement effacées sous la moisissure.

Les deux soldats restants les rejoignirent ; la porte finit de voler en éclats lorsque les chevaux entrèrent à leur tour, dans un concert de hennissements courroucés. Ils renâclaient, se débattaient comme des diables.

— Je pouvais pas les laisser dehors, s'expliqua le jeune soldat. Tu sais, Ward, j'ai bien cru entendre des loups...

— Oh, arrête avec tes histoires. Les loups sont pas assez fous pour s'approcher de nous.

— Et ça, c'est quoi ? Contra l'autre en pointant du doigt un tas d'os, puis un deuxième non loin.

— Ca, s'esclaffa Ward. C'est rien, petit. Ces gens-là sont morts depuis bien longtemps, rien à voir avec les loups.

Milan était connue pour sa cruauté et son implacabilité envers la population de loups ; régulièrement, jusqu'à une date récente, des battues avaient été organisées pour repousser leur territoire, et les animaux restaient à présent très secrets.

Tout au fond, le mur était fendu d'un unique vitrail qui donnait sur la ramure des arbres. Beaucoup de carreaux étaient brisés, éparpillés par terre.

— Tu vois quelque chose, petite ? se hasarda Ward en étendant les mains de chaque côté de lui.

Il continuait sa marche au centre de la nef, pareil à un funambule. Iccara laissa ses yeux s'ajuster à l'obscurité et parcourut les murs, les piliers, les vitraux cassés ou ternis, derrière lesquels couraient les ombres de lianes sauvages. Les fresques l'alarmaient, tracées à traits brutaux et raffinés à la fois, raffinés dans une horreur qui s'était perdue sous l’œuvre du temps mais dont elle sentait encore les échos. Elle crut discerner sur la voûte du plafond un corps de serpent qui se déliait, depuis la porte jusqu'à l'autel - mais partout ailleurs il n'y avait que des taches rouges, un peu de bleu éraflé, du noir, des choses dont elle ne pouvait deviner la forme réelle.

Elle releva la tête. Ward s'était agenouillé devant l'autel et semblait avait du mal à respirer. Sa propre gorge se contracta et elle le rejoignit, pour se rassurer de sa présence.

— Là, dit-elle soudain. Regardez.

La jeune fille pointa un doigt vers le mur, juste sous le vitrail. Le jeune soldat resta en retrait près des montures, mais le deuxième compagnon d'armes de Ward s'approcha.

Il n'y avait pas grand-chose, simplement un bout de fresque dans les couleurs noir et or. C'était cette différence de couleur qui avait tout de suite sauté aux yeux d'Iccara. On reconnaissait la forme d'une couleuvre plus petite à la tête effacée. En fait, non, il y en avait deux. Deux serpents. Iccara crut même déceler la forme d'une auréole autour de la tête plate de la deuxième.

— Oui, je vois les serpents, acquiesça Ward.

— Autre chose. Regardez les mains qu'elles encerclent. Comme si elles cherchaient à les étouffer.

Ces mains n'étaient guère plus que deux taches, prises au piège des couleuvres, mais la servante était certaine qu'il s'agissait de mains. Un mot était écrit au-dessus du spectacle, presque effacé. Iccara ne savait pas lire mais elle pensait bien qu'il s'agissait de lettres. Six lettres.

— Vous voyez le mot ? murmura-t-elle.

— Je sais pas lire, confessa à voix basse le soldat dont elle ne connaissait pas le nom.

— Moi, je sais un peu, chuchota Ward.

— Quoi, d'où tu sais ? s'écria l'autre.

— Les Visconti ont pas envie de s'entourer que de crétins, figure-toi, rétorqua son aîné. Je crois que c'est écrit sangue. Le sang.

Il jeta un regard perdu autour de lui. Iccara recula d'un pas ; le mot avait remué ses entrailles.

— Qu'est-ce que tu attends ? lui jeta Ward, avec dureté tout à coup. Cherche, cherche ! On va pas rester toute la nuit ici.

Iccara ne donna pas forme à la phrase qui lui brûlait les lèvres : mais que dois-je chercher au juste ? Elle n'avait pas la moindre idée de ce qu'il leur fallait et ne pourrait pas les aider, pensa-t-elle sombrement en revenant sur ses pas.

La jeune fille mit un certain temps à se rendre compte que, outre les respirations pressées des montures, des bourdonnements lancinants creusaient maintenant le silence.

Ce n'étaient pas des bourdonnements, non, mais des prières. Ward s'était prostré devant l'autel, imité par son compagnon. Ils appelaient les Anges. Espéraient-ils y arriver si facilement ? L'odeur de l'abandon la prit aux narines avec encore plus de force. Son estomac se révulsa ; elle n'avait aucune envie de les entendre. Avisant une minuscule porte sur le bas-côté à gauche, en contrebas du chœur, elle se faufila jusqu'à elle. Les deux hommes très concentrés ne la remarquèrent pas. Le jeune soldat resté derrière, l'appela une ou deux fois, vainement ; elle ne réagit pas à sa voix et s'enfuit vers sa seule échappatoire.

Derrière la porte, le sol était de plancher, abîmé de larges trous. Il y avait un soupirail juste sous le plafond. L'odeur de vieillesse semblait en descendre par vagues voraces et successives. Iccara eut une quinte de toux et fit un pas. Un grand lézard fila sur la pierre à son approche. Elle continua de marcher. Les murs se prolongeaient, se rétrécissaient pour former une sorte de tunnel... elle ne perdait rien à l'explorer, et décida de s'y engager.

D'autres soupiraux perçaient l'ombre compacte. Même si la lumière qui régnait dans la forêt n'était pas bien forte, cela lui était d'un grand secours. Iccara découvrit vite que d'autres bestioles hantaient les lieux : des lézards en quantité, verts, jaunes ou mêmes d'un bleu aux reflets dangereux, dardant une langue bifide ; des mille-pattes visqueux et luisants, de grosses araignées à qui il manquait parfois une ou deux pattes. Elle buta plusieurs fois contre une lame d'épée rouillée et arrachée de son pommeau, un bras d'armure ou les restes noircis, séchés d'une bougie écrasés par terre. Les gens qui s'étaient autrefois réfugiés ici avaient voulu se défendre. Des buveurs de sang ? La Couleuvre était plus une forteresse qu'une simple église.

Iccara tomba sur une porte singulière, bardée de clous et de cuir. Elle céda à la curiosité, et il lui fallut pousser de toutes ses forces pour l'entrouvrir. De l'autre côté, des paquets de poussière dérangés dans leur sommeil éternel s'élevèrent telles des colonnes de sable, brouillant la pénombre. C'était une salle ronde. Elle le savait car un mur s'était effrité et effondré par endroits, et la lueur de la forêt lui permettait de discerner l'intérieur. L'enfant fit quelques pas. Respirer ici était étouffant. Était-ce à cause de l'étrangeté qui se dégageait de cette pièce ? Elle avait pourtant tout vu dans les labyrinthes de l'édifice, bestioles, épées et bougies écrasées, taches de sang centenaire sur les pierres.

Au centre, il y avait une table recouverte d'une lourde parure noire, sans motifs. Des sièges imposants l'encadraient, eux aussi drapés d'un tissu sombre. Sur la table, y avait deux très vieilles épées croisées. Iccara s'approcha pour les examiner. Elle n'osa pas les toucher, mais identifia la forme d'un serpent enroulé sur le côté de chaque manche, sous une couche de rouille. Elle prit une inspiration apeurée. Son instinct lui soufflait de faire demi-tour… quelque chose au contraire la poussait à rester en ce lieu. Il ne lui plaisait pas, elle ne s'y sentait pas bien, mais la table, les épées, le drap noir exerçaient sur elle une fascination étrange. Elle tendit une main vers un siège. Elle n'avait encore rien touché. Ce fut en se mordant les lèvres qu'elle agrippa un coin de l'étoffe.

Iccara fit une pause.

Rien ne se passa.

Elle souleva le coin, dévoilant un accoudoir mi-noir, mi-doré. Iccara mit son autre main devant sa bouche pour ne pas avaler trop de poussière.

Sur l'accoudoir, un serpent dont les écailles sombres reflétaient la lumière de telle manière qu'elle crut le voir bouger. Elle fut parcourue d'un frisson et laissa retomber l'étoffe. En reculant, comme affolée par l'apparition d'une force maléfique, elle heurta quelque chose. Elle se retourna dans un cri.

Ce n'était qu'un coffre.

Eolle n'avait quasiment rien vu, mais c'était assez. Jamais elle ne saurait expliquer précisément ce qui, dans cette pièce, l'avait mise dans un tel état d'alarme.

Iccara revint au tunnel, sans oublier de refermer la porte.

Ce tunnel, qui n'en finissait pas. Parfois, l'enfant croisait d'autres galeries plus étroites et tortueuses encore, qui semblaient s'étirer de tous côtés. Elle se demanda quelle taille avait réellement la Couleuvre et arriva à un endroit où le mur s'était tout à fait écroulé sous la masse d'un gros tronc, tombé en travers de l'édifice. Un vent tiède s'engouffrait par l'ouverture béante. Elle commençait justement d'enjamber les gravas et les éboulis lorsqu'un bruit féroce sonna dans ses oreilles.

C'était un hurlement de loup, beaucoup trop proche. Elle fit volte-face.

— Messire ! cria-t-elle en trébuchant sur les lames rouillées.

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1406

Était-ce ici ?

S'il avait bien suivi les indications glanées parmi plusieurs villages sur sa route, il ne devait pas s'être trompé.

Ronan triturait machinalement un pli de son pantalon de voyage, nerveux et trempé de pluie. Il jetait de fréquents regards derrière lui tandis qu'il s'acheminait vers la masure. Le chemin était de boue, décoré de flaques frémissantes, après les averses répétées de cette journée venteuse de mars. Le ciel s'emplissait maintenant d'étoiles duveteuses.

Plus il s'approchait, mal-à-l'aise dans ses chausses qui enserraient ses pieds cloqués, plus il avait la conviction de toucher au but. Une aura mauvaise, une lueur de mort... toutes les affabulations qu'il avait entendues de la bouche de la très particulière faune locale n'étaient finalement pas si fantasques. Ou bien était-ce la fatigue du voyage ? Quoiqu'il en soit, Ronan devait admettre que la maison n'avait rien de rassurant. Le porche s'avançait, malfaisant. Une lanterne orangée y éclairait par courants maladroits un mur de bois fendillé. Le toit de chaume bruni par les âges ployait vers l'intérieur. Il comprenait comment l'endroit avait acquis sa réputation maudite ; lui non plus n'aimerait pas résider dans les environs d'une telle laideur.

S'arrêtant au niveau de la porte, il y colla deux phalanges. L'hésitation fit trembler sa main lorsqu'un bruit sinistre gonfla depuis l'intérieur. C'était un soupir, à fendre l'âme.

Il ferma un instant les yeux : et il vit dans son esprit des flammes s'élevant dans un ciel rougeâtre, où transparaissait une teinte dorée faussement amicale, à laquelle il se serait abandonné pour y puiser un peu de repos et de sérénité… s'il n'avait pas su qu'elle était née des flammes, et que son naturel trop généreux avait gommé de ce souvenir la fumée étouffant Murano. Murano, dont un quartier avait succombé au feu après que l'on avait tenté de se débarrasser des cadavres toujours plus nombreux en installant bûchers et brasiers. Le feu, cet ennemi naturel de l'île trop peuplée, trop étroite, bancale, dont les bâtiments en bois atteignaient des hauteurs folles. Le problème était devenu tel que la communauté des souffleurs, source de revenus importants pour Venise, avait été mise en danger par cette pratique. Certes, leurs ateliers étaient à l'origine de quelques incidents liés au feu – raison pour laquelle la République avait délocalisé l'activité sur l'île – mais rien de comparable à ce que l'incinération complète de corps, jusqu'à l'état d'os et de cendres, provoquait.

Une sombre et curieuse rafle avait ensuite été mise à exécution dans Venise, une nuit de juin dont Ronan garderait souvenir sans même y avoir été présent. Il circulait à ce propos des rumeurs si étranges, dans des voix basses comme on doit en entendre dans les conversations de fantômes, que l'histoire avait gardé une aura de légende sans fondement. Et pourtant, il s'agissait bien d'une chasse aux chiens, errants ou non ; en l'espace d'une nuit la majorité d la population canine avait été subtilisée pour être transférée sur Murano. Manger les cadavres, voilà la solution. Faire ingérer de la chair humaine à des chiens gardés prisonniers et volontairement affamés.

Si elle glaçait les sangs, l'idée n'en avait pas moins porté ses fruits… pendant un temps.

Ronan se disait que l'on répondait au problème par une variété de solutions aux apparences, non pas attrayantes mais satisfaisantes, et que chacune échouait à faire ses preuves et s'épuisait en son temps, non sans produire des catastrophes elles-mêmes complexes à endiguer.

Les bêtes avaient été maltraitées à un point qu'elles en étaient devenues intenables. Le geôlier était un homme en qui les autorités avaient placé une confiance qu'il ne méritait pas. Ronan n'avait pas été là pour voir les animaux rendus délirants, les yeux fous, une écume noire-verdâtre aux babines, déferler telle une armée de démons de nuit dans les venelles, dispensant leurs morsures devenues empoisonnées. Leurs hurlements lancés à la lune, leurs grognements, leurs geignements comportaient un avertissement et une douleur terribles ; car la maladie des cadavres s'était transmise à leur chair fébrile.

À son premier coup, personne ne répondit. Il persévéra et une voix étouffée l'invita à entrer.

Il ne vit d'abord personne. L'intérieur était constitué d'une seule pièce et une bougie solitaire se consumait près du carreau sale.

— Euh... dit-il.

Quelqu'un se trouvait dans le coin le plus reculé, assis à même le sol ; deux yeux obscurs s'étaient ouverts pour se poser sur lui.

— Je n'ai pas l'habitude de recevoir de la visite, retentit la même voix étouffée. À qui ai-je l'honneur ?

Prudent, il retourna vers la porte, bloquant ainsi la sortie.

— Vous êtes Viviane ?

La femme éclata de rire.

— Moi qui pensais que vous aviez fait erreur. D'ordinaire, ce n'est pas en me cherchant qu'on arrive jusqu'à moi. Personne ne me cherche. Mais puisque vous êtes ici, oui, c'est bien moi.

Silence.

— Vous n'avez pas peur ? demanda-t-elle dans un murmure.

— Je ne suis pas là pour avoir peur.

Il n'allait pas avouer qu'un sentiment proche avait resserré son emprise sur lui au moment où elle lui avait répondu. Les histoires farfelues qu'il avait entendues sur sa route y étaient sans doute pour quelque chose.

— Je suis envoyé par Milan, déclara-t-il.

— Oh, la haute société... mais vous, mon brave, vous ne venez pas de Milan ? Je l'entends à votre accent.

— Je suis français, dit-il après un temps. Mais cela n'a pas d'importance. Je travaille pour Milan depuis des années.

Elle se leva. Le visage de la femme se révéla dans la lueur tamisée du soir. Il fut choqué, car elle était agréable à regarder – à des lieues de ce qu'il avait imaginé. Vieillissante, les traits creusés par quelques fines rides qui se disputaient le coin de ses yeux et ses joues, elle n'en avait pas l'air moins avenant. C'était même le contraire. Ses cheveux grisonnants reposaient sur ses épaules couvertes de haillons. L'éclat de ses yeux était fin et intelligent ; son regard était celui d'une créature subtile et raffinée, engoncée dans la saleté et la pauvreté par la force des choses. Il eut presque pitié d'elle et de cet environnement sordide dans lequel les ragots et autres racontars l'avaient retranchée.

— Alors, que me voulez-vous ? dit-elle en se détournant.

Elle se dirigea vers la table et souleva, parmi une collection rangée contre le mur de bocaux et de fioles au contenu coloré, une bouteille en verre recouverte de poussière qui renfermait un liquide jaunâtre, épais ; celui-ci glissa telle de l'huile lorsqu'elle pencha le récipient en arrière pour observer quelque chose dans la texture, peut-être, ou dans la teinte de la mixture. Ronan se demanda si elle était satisfaite de son examen. Rien ne permettait de l'affirmer.

— Je voudrais vous faire part d'un problème, annonça-t-il. Le duc connaît les histoires que l'on raconte sur vous aux coins de son duché. Sachez qu'il n'est pas hostile à vos manières de vie... à vos...

Ronan ne savait qu'ajouter. Il connaissait les penchants du duc Giovanni Maria Visconti pour la mystification et les horreurs du surnaturel, passion apparemment familiale que lui-même ne partageait pas le moins du monde. Cette femme était-elle vraiment douée de talents particuliers ? Le duc et les paysans ne se fourvoyaient-il pas ?

— Il n'est pas hostile, et sait aussi que les bonnes gens ne sont pas généreuses avec... les pratiquants de votre art. C'est pourquoi il vous propose de travailler pour lui.

— Travailler au château de Milan ? Me voulez-vous comme guérisseuse ou comme bête de foire ?

— Le château possède déjà son guérisseur, maître Ollin, qui ne pratique en rien la magie et exécute très bien son travail, répondit fermement Ronan. Et nous n'aurions pas grand usage d'une bête de foire, je vous prie de le croire. Le duc aurait besoin de vous autrement. Il est inquiet au sujet de Venise... plus précisément de Murano.

Viviane lui renvoya un regard trouble où se logeait peu à peu une indifférence certaine, teintée d'un détachement étrange.

— Murano ? reprit-elle en écho vague.

Ronan s'éclaircit la gorge. Il ne savait même pas si elle le comprenait encore.

— L'affaire est secrète, continua-t-il, incertain. Milan et Murano sont liées par un accord économique, mais je ne peux vous en dire...

— Si vous voulez mon aide en quelque façon que ce soit, il va falloir parler, mon cher.

Le ton de la femme avait été coupant, bien différent de son regard flou et empâté. Ronan se résigna.

— Le verre soufflé de Murano attise l'intérêt du monde entier, vous le savez sans doute. Les produits de cet artisanat sont terriblement coûteux, et les ducs milanais ont toujours porté un grand intérêt à ce verre particulier. Milan et Venise étant en guerre pour la conquête de plusieurs terres, le duché a fait en sorte de s'accorder un accord très avantageux avec Murano, à l'insu des gouverneurs de la République.

Ronan, en vérité, songeait que Milan était la grande gagnante de cet accord qui n'en était pas vraiment un. Bien sûr, Venise prélevait sur les revenus du verre une taxe importante, sinon écrasante, et les artisans œuvrant dans l'ombre ne touchaient qu'une maigre partie de cet argent. Venise allouait aux directeurs, en particulier à Galladun qui avait la mainmise sur la majeure partie des ateliers, une part plus vaste des bénéfices mais cela ne devait pas être suffisant pour eux : rien n'était jamais suffisant aux yeux des ambitieux et des meneurs d'entreprise. Les offres insistantes de Milan avaient donc emporté l'approbation de Murano, travailleurs et directeurs confondus, au nez et à la barbe d'une Venise déclinante qui ne voulait pas s'avouer sa faiblesse. Milan s'en tirait à peu de frais.

Dans le même temps, il ne fallait pas oublier que l'entente faisait miroiter à l'île prisonnière la possibilité d'une plus grande indépendance vis-à-vis de la République. Si, par Milan, elle pouvait s'extirper d'une autorité politique envahissante, lourde à porter... seulement l'équilibre était si précaire que l'édifice était susceptible sans prévenir, de tourner très mal et laisser ce petit monde désemparé, au centre d'un champ de ruines et d'espoirs déçus.

— Mais il y a un problème, reprit-t-il d'une voix sèche. Murano est menacée. Milan est très préoccupée.

Milan était préoccupée d'un point de vue financier. Les ducs successifs, dont l'admiration s'était amollie car ils étaient sans doute trop habitués à l'amas de verre soufflé et gravé qui leur arrivait de Murano, avaient entrepris un trafic de ces pièces rares et les revendaient à des prix exorbitants. Cela durait depuis des décennies. À présent, oui, Milan s'inquiétait de voir Murano en si mauvaise posture.

— L'île de Murano est en proie à une épidémie et le nombre de décès devient ennuyeux. D'après les derniers détails, personne n'est plus admis sur le sol de Murano, pas même les dirigeants de la République. La quarantaine instaurée s'est muée en confinement sans fin. Les veilleurs et la garde ne peuvent effectuer leurs rondes de surveillance correctement.

— Et que voulez-vous que je fasse à cette histoire ?

— Eh bien... dans un premier temps, les cadavres que les fosses communes de Venise ne pouvaient plus accueillir furent jetés à l'eau.

Viviane émit un ricanement désabusé.

— Et Murano se retrouve encerclée par une eau contaminée...

— Exactement. Les autorités ont interdit cette pratique… sous peine de torture et de mort, afin de faire plier le peuple difficile de l'île. L'on a tenté de remédier au problème de diverses manières, d'abord en brûlant les corps. Seulement, le feu est un terrible prédateur et apportait plus de malheurs que de bienfaits.

— Prenez garde au feu, prenez garde au feu… chantonna Viviane, comme à une personne imaginaire, comme si elle ne l'écoutait que d'une oreille.

— Des animaux furent ensuite employés, des chiens majoritairement, mais, comment dire… cela n'a pas fonctionné non plus. Leurs morsures, plus souvent qu'à leur tour, transmettait des symptômes du mal mortel.

— Que de mauvaises solutions, n'est-ce pas ? conclut-elle.

— Oui… en effet. Et Milan cherche à éviter la catastrophe. Si les artisans du verre venaient à tous mourir dans ce nid infesté, le duc perdrait énormément d'argent. La situation est grave mais l'espoir est encore permis... pourriez-vous... pourriez-vous remédier à ce mal ?

— Une épidémie se déplace au gré des courants, du hasard et aussi de ses caprices. Elle ne connaît pas de maître.

Ronan était étonné de cette réponse. Viviane était connue et détestée pour chercher à dépasser les limites entre vie et mort, pour avoir pratiqué de nombreuses expériences, indicibles de l'avis de la plupart. Tout du moins Ronan n'avait-il pas pu collecter de renseignements assez précis pour se faire une idée.

C'était absurde. Il ne croyait pas à tout ceci... mais le duc, lui, y croyait fermement, et c'était le seul élément de l'équation qui importait.

— Mais, insista-t-il, avec vos...

— Vous ne croyez pas en moi.

— Comment ?

— Vous ne croyez pas en moi, je le sens.

Un lourd murmure remonté du sol, semblable à celui qu'il avait entendu au seuil de la porte, le déstabilisa.

— Que se passe-t-il ?

Le murmure ne faiblissait pas, au contraire. Il se parait d'accents plus profonds et se mua bientôt en bruit affreux, un grondement dont la portée de douleur avoisinait le sens de la vue. Ronan croyait en effet voir des nuages fuligineux se dessiner dans les coins de la pièce et se refermer sur lui. C'était comme si une tempête s'était levée à l'horizon de ce mur de bois et devenait tornade. Une odeur de cendres lui enserra la gorge. Il avança de quelques pas comme un aveugle, porta une main à sa pomme d'Adam, tomba à genoux, la paume serrée au coin de la table. Tombait en morceaux, lambeaux et débris soufflés à son visage tandis qu'il s'étouffait. Une main se posa sur son épaule.

— Ne vous inquiétez pas, murmura la sorcière à son oreille, penchée vers lui. Voyez, elles sont là.

Ronan se contenta de s'étrangler en se dressant sur ses genoux.

— Elles sont là, répétait-elle doucement.

Elle articula eux mots brefs dans une langue que Ronan n'avait jamais de sa vie entendue. Me calme revint. L'idée le traversa qu'elle venait d'énoncer un ordre, dans son obscur dialecte.

Le messager de Milan n'osa d'abord pas bouger. Lorsque la brume qui s'était profilée dans son esprit fut dissipée, il se remit debout. La vieille femme affichait une mine entendue. Elle le saisit par le bras et le mena vers la fenêtre crasseuse. Encore perdu et ne sachant pas que chercher, Ronan tenta de percer les agrégats sales qui recouvraient le verre grossier et d'observer l'extérieur, mais la sorcière le tira en arrière.

— Ce n'est pas ça, mon cher. Ne voyez-vous pas sur quoi vous vous tenez ?

Surpris, il baissa les yeux sur un morceau de bois brut où était fichée une poignée en métal, polie par des années de mains venus se loger à son creux. Une trappe.

— Oui. En-dessous. Je les garde prisonnières en-dessous. Vous vous demandez sans doute ce que c'était... ces choses, termina-t-elle.

Ronan était dégoûté. Non pas terrifié mais repoussé, à un point qu'il n'aurait su exprimer. Les manières contenues de cette vieille aux allures plus qu'avenantes, aux méthodes douces mais malignes, finiraient par le pousser à renier son devoir envers Milan et à regagner la sûreté de l'extérieur. Mais il ne pouvait pas...

— Oui, soupira-t-il en tirant sur les pans de sa veste de voyage. Je me le demande.

Viviane ne répondit pas. Ses yeux demeuraient fixés sur la trappe.

— Savez-vous ce que sont les Anges ? dit-elle brusquement.

— Les Anges ? Oui, ce sont... il s'agit d'une légende à propos de...

— Les Anges sont des créatures de lumière, coupa-t-elle en lui lâchant le bras et revenant sur ses pas pour s'appuyer à la table. Vous qui travaillez pour le duc, vous devez les connaître. Giovanni Visconti possède un esprit jeune, vif et ouvert d'après ce que l'on raconte. Il aura entendu ces histoires confiées par ses aînés et y aura prêté l'attention qu'elles méritent. Il n'y a pas si longtemps, Milan fut la cible d'un ennemi particulier.

— Milan a tant d'ennemis... commença Ronan.

— Il s'agissait d'un peuple différent. Voyez-vous, ils n'étaient pas tout à fait humains... ou bien ils l'étaient, mais d'une nature plus forte et tenace.

Elle lui adressa un sourire.

— Pour se nourrir, ils buvaient du sang. Certains les considéraient comme des monstres sans aucun éclat d'intelligence. Ils étaient doués pour tuer, et survivre, cela oui...

Le messager entrevit définitivement qu'elle était folle. Son regard, comme éteint, venait de se tourner vers une ombre personnelle. Il imaginait l'esprit de cette pauvre vieille sec et raide comme un corps dépouillé de sa chair et de son sang, un cadavre de peau semblable à du cuir sur des os friables.

— Ils étaient plus résistants. Plus forts et subtils. À une époque, ils déferlaient sur les plaines de Milan par centaines. Pour se protéger, les Milanais avaient auprès d'eux une armée de défenseurs connus sous le nom des Anges. Personne, à l'exception de la lignée des seigneurs Visconti, ne connaît leur véritable histoire. Leur repère était une église, cependant conçue comme une forteresse. Afin de la marquer de leur sceau, les Milanais la baptisèrent la Couleuvre noire. La dure tâche des Anges était de repousser les « monstres » et de protéger la population du duché, ainsi que sa famille noble. Savez-vous maintenant ce qui se trouve sous cette trappe ?

Ronan fronça les sourcils en portant une main à son estomac, toujours retourné de son émotion passée.

— Qu'avez-vous vu ? murmura-t-elle.

Il avait vu un nuage d'ombre, au goût de cendres et aux effluves de folie.

— Vous n'avez pas vu de lumière, n'est-ce pas ? Et pourtant les choses que vous avez aperçues et qui vous ont tant embrumé l'esprit, ce sont les Anges eux-mêmes. Prisonniers de ma maison.

À ce moment elle éclata d'un rire désagréable.

— Les Anges, s'exclama Ronan. Que me chantez-vous ?

— Je les ai anéantis. J'étais installée près de Milan à l'époque. J'étais finalement parvenue à rassembler les connaissances nécessaires pour convoquer les Anges une nouvelle fois. On apprend beaucoup, vous savez, au contact de la modeste paysannerie. Je me suis mise en quête de la Couleuvre et je les ai appelés. J'ai pu sentir qu'il y avait en eux une formidable force mais celle-ci était comme... en sommeil. Milan était dans une période calme, les Anges n'avaient plus de féroce ennemi à tenir à l'écart. Cependant ils étaient bien là. Il m'a été simple de les tromper. Je n'ai pas usé de force, moi. Non. Il m'a suffi d'un peu de ce que vous appelez mon art.

Elle passa rapidement une langue pointue sur ses lèvres.

— Je ne les ai pas tués. Ces êtres n'obéissent pas aux mêmes lois terrestres que vous et toute créature née de ce monde. Mais je les ai privés de leurs pouvoirs, et ils ne sont plus que l'ombre d'eux-mêmes. Ils sont irréversiblement corrompus.

— Vous voulez dire...

La trappe de bois grinça de manière menaçante et un hurlement qui semblait si lointain lézarda sous le sol dans le cellier. Ronan toussa sous une nouvelle vague cendreuse et se protégea le visage d'un bras levé.

— Assez... se rendit-il. Assez.

Viviane énonça des syllabes cassantes et de nouveau, le malaise s'éteignit.

— Ils m'obéissent en tout, compléta-telle d'un ton neutre. Et leur lumière...

Elle se recula de quelques pas et écarta les bras.

Ronan assista à la naissance d'une lumière profonde et juste, blanche, qui sourdait directement du corps de Viviane, rehaussant le réseau de ses veines et artères qui sillonnait le dessous de sa peau rendue translucide. Le cours du sang bleuâtre et rouge vivifié donna une couleur brouillée sous le déferlement éclatant, avant de se noyer en son creux pour disparaître. En vérité le corps de la sorcière lui-même avait disparu dans cette vague. Le messager dut rabattre ses paupières sur ses yeux brûlés.

Il resta ainsi sans savoir combien de temps. Toujours est-il que la lueur démentielle finit par faiblir et s'éteindre contre ses paupières, et la nuit apaisante le soulagea de la blessure contre sa rétine. Il ouvrit les yeux. Viviane était là, légèrement bossue, en vêtements sales et déchirés, ses cheveux gris emmêlés et plaqués contre ses joues par une fine transpiration. Une respiration saccadée la soulevait mais hormis ce détail, il ne restait de son déversement de lumière aucune trace visible.

— Me croyez-vous maintenant ?

— Oui.

Il n'avait pas le choix s'il voulait la convaincre.

— Dans ce cas, je suis prête à vous aider pour cette histoire d'épidémie. Je ne peux combattre la maladie elle-même. Elle continuera de pulluler, et de tuer sur Murano. Je n'ai pas le pouvoir de l'endiguer directement. En revanche... je peux immuniser les corps contre les assauts d'une telle maladie. Cela permettrait à vos artisans, s'ils se soumettent à moi, de ne pas mourir.

— Que faudrait-il faire ?

— Le processus demanderait du temps, de la patience, de l'acharnement. On ne devient pas insensible à la mort provoquée par épidémie du jour au lendemain.

— Et le reste de l'île ?

— Le reste de l'île s'enfoncerait dans le chaos et la destruction.

Ronan secoua la tête.

— Impossible, lâcha-t-il du bout des lèvres. Cela ne fonctionnera pas. Si Murano s'effondre, les souffleurs ne se relèveront pas. N'avez vous vraiment aucun autre moyen de contrer la mort... ?

— Et qu'aurais-je en retour ? grogna-t-elle.

Elle ne se montrait pas menaçante à proprement parler mais sa récente démonstration de force avait été suffisamment impressionnante pour qu'il choisisse la méfiance. Prenant le temps de peser ses mots, il repoussa le bordereau de sa cape par dessus son épaule. Le geste avait dévoilé un pommeau gris, de pierre polie. Il n'espérait pas l'effrayer, mais préférait étaler lui aussi ses maigres atouts pour ne pas se retrouver nu de défense.

— Le duc Visconti sera généreux avec vous. Vous recevrez de ses réserves personnelles une somme mensuelle confortable... et il vous protégera.

Il désigna l'intérieur miteux. À la lueur qui s'inscrivit dans ses yeux, il comprit que ce dernier argument avait plus qu'atteint son but. Ne plus se retrouver à la portée de ceux que vous haïssiez, ne plus craindre la furie de l'humanité en quête de mal à détruire, par le feu ou un quelconque autre moyen. Ronan était en lui-même atterré de penser ainsi. Il n'avait jamais voulu apporter crédit à la magie et à ces choses qui avaient trop remué ses croyances, mais il s'était passé ici des choses inexplicables. Et puis, il ne faisait qu'obéir en présentant à Viviane les souhaits et demandes de Visconti.

— Viendrez-vous ? demanda-t-il.

— Je viendrai, répondit-elle. Comme je vous l'ai dit, ajouta-t-elle avant qu'il ait pur dire quoi que ce soit, je ne peux combattre la maladie de front. Mais Il y aurait bien un autre moyen... un moyen détourné. Il faudrait que vous me fassiez pleinement confiance...

Ronan passa une main sous le ciel, abrité par le porche. Il ne pleuvait plus. Les taches humides ponctuaient toujours le chemin. Un dernier soupir grondant le poussa à sortir de sous le porche. Il avait par dessus tout peur d'inspirer encore la brume que les créatures prisonnières du cellier pourraient lui insuffler. Épuisé, mais heureux d'avoir mené à bien sa mission, le messager n'avait plus qu'une envie, celle de regagner l'auberge où il s'était au préalable payé une chambre pour la nuit. Le sommeil... il était seul à pouvoir soigner certains maux et plaies de l'âme qui ne se voyaient pas.

En descendant vers le village, boitillant comme un vieillard car la douleur à ses pieds s'était réveillée, Ronan songea à ce que lui avait dit Viviane. Il n'avait pas eu le temps de tout noter mais avait l'intention de dénicher le rouleau de parchemin qu'il avait pensé à prendre au château de Milan, avant son départ ; les mots ne devaient pas se perdre, le message qu'il fallait rendre au duc ne devait pas subir de trop fortes altérations.

Viviane était prête à aider Milan, et tenterait de sauver Murano contre un salaire d'ambrosini, monnaie milanaise, et une garantie de sécurité pour elle et son fils. Ronan ignorait qu'elle avait un fils. Ce jeune homme était-il comme sa mère... ?

Viviane avait pensé un projet pour le moins surprenant. Le seul moyen de sauver les affaires économiques de Milan et de Murano était donc de protéger l'île dans son entier. Le but ne pourrait être atteint qu'après quelques années d'expériences mais l'on pouvait avoir bon espoir que Murano tiendrait le temps nécessaire. Puisqu'on ne savait que faire des cadavres et que ceux-ci étaient à l'origine du problème, la solution était de les faire disparaître. Pas de les jeter à l'eau car cela aurait des répercussions désastreuses ; pas de les brûler, puisque la majeure partie des habitations de Murano étaient faites de bois. On ne pouvait pas non plus les conduire sur Venise qui les refusait catégoriquement. Non, il fallait les faire disparaître, former des êtres humains, très jeunes de préférence, à engloutir la maladie sans en souffrir les effets. Engloutir la maladie... Ronan n'avait pas demandé de précisions. Il n'en avait pas eu envie. Comment pouvait-on faire une chose pareille ? Viviane avait sans doute pensé à tout. Elle avait même prévu de à céder une place à ses créatures immondes, dont elle parlait comme d'enfants difficiles mais adorés. Quel serait les rôles des soi-disant Anges déchus à Murano ? Cela, Ronan l'avait demandé.

C'était bien simple : ils seraient chargés de collecter les cadavres dès la nuit tombée.

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Slyth
Posté le 15/11/2014
J'ai beaucoup apprécié ce chapitre ! C'était vraiment sympa de découvrir une demeure aussi intriguante que semble l'être la Couleuvre et tout le passage dans la forêt était vraiment magnifique ! Finalement, pas sûr que cet endroit soit véritablement à l'abandon... Peut-être les Anges (désormais déchus) capturés par Viviane ?
En tout cas, le flash-back (car cet événement se situait bien dans le passé n'est-ce pas ?) était vraiment hyper intéressant ! Ca nous donne un nouvel éclairage sur la situation si.. "spéciale" de Murano. Ainsi donc, l'invasion des "buveurs de sang" est due au duc Visconti ? Bah il aura pas fait les choses à moitié celui-là au moins ! 
Enfin.. l'instigatrice principale reste malgré tout cette étrange (et apparemment, très puissante) Viviane. Je me demande ce qu'il est advenu d'elle depuis et si nous serons amenés à la revoir par la suite. 
Quoi qu'il en soit, j'ai hâte de pouvoir venir découvrir la suite !
Jamreo
Posté le 15/11/2014
Eh mais salut :)
Ben je suis contente si tu as apprécié la découverte du bâtiment et le passage dans la forêt (que j'ai bien aimé écrire ^^ en fait, les deux ou trois premiers parachraphes doivent avoir... au moins deux ans et demi d'âge. O.o mais le reste est venu après). Ce chapitre en particulier a marqué le début de doutes récurrents et assez profonds sur l'histoire. Parce qu'il se passe de plus en plus de choses "pas rationnellement explicables" et qu'il était grand temps d'assumer complètement son côté fantastique. J'avais beau m'arracher les cheveux et y passer des journées entières, j'avais du mal à accepter cette chose pourtant toute simple, ET aussi à me persuader que j'étais capable de le faire sans que ça paraisse absurde. 
Tout ça pour dire que merci de ton retour donc xD 
Oui, l'épisode avec Viviane et Ronan est bien un flash-back. Bon, l'invasion n'est pas due tout à fait au duc Visconti : Milan en était la victime "impuissante", et à l'époque du flash-back (1406) il n'y en avait déjà presque plus. Ce que voulait le duc à ce moment précis c'était sauver Murano d'uné épidémie qui la décimait :)(j'espère sincèrement que c'est clair tout ça xD)
Et Viviane va effectivement réapparaître. Bien sûr.
Merci infiniment pour ta lecture ! 
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