IV . III
Ils avaient espéré trouver quelques fruits, des baies d'allure comestible, mais force était de constater que cela ne suffirait pas. Tout ou presque avait déjà été cueilli, mangé par les animaux, ou avait pourri directement sur la branche. Ils prirent le temps d'écumer les environs, prairies sauvages et sous-bois, se fiant aux sons et aux ombres plus qu'à la lumière ; la nuit étoilée ne perçait ici plus les ramures.
— On va devoir s'approcher du village, calcula Leo en reprenant son souffle.
— Pas une bonne idée. Trop risqué, contra Achille, laconique.
Leo secoua la tête, irrité.
— Juste pour cette fois. On ne peut quand même pas le laisser mourir de faim. Si je me souviens bien...
Des yeux, il écuma les environs à la recherche d'un repère, un détail dont il se souviendrait et qui pourraient les guider ; un tronc à l'allure particulière, un rocher, n'importe quoi. L'obscurité ne lui posait plus problème. Ayant passé la majeure partie de son temps éveillé dans les ombres, il avait développé la faculté de s'ajuster rapidement.
— Suis-moi, fit-il en partant vers la droite.
Le colosse grommela indistinctement.
— Bon, eh bien reste ici si tu préfères, répliqua Leo. Tu n'auras qu'à m'attendre au moulin, puisque c'est comme ça.
Il ne savait pas si c'était le fait seul d'avoir retrouvé leur liberté après une éternité passée derrière les barreaux, au fond de cette cellule crasseuse, à patauger dans le sang et leur propre saleté, mais Achille l'énervait. Leo n'arrivait même plus à évaluer sérieusement la situation ; elle lui paraissait moins réelle, en un sens que ce qu'il s'était déroulé dans sa tête au fin fond des geôles, que ses souvenirs, doux et amers, et ses pensées. Maintenant que la réalité concrète se représentait à lui, il avait le sentiment de perdre pied. Prenait-il un risque inconsidéré en retournant vers le village ? Devrait-il écouter Achille, ou repousser ses précautions et partir de son côté ? Il croisa les bras en soupirant et réfléchit.
— Bon, dit Achille, de mauvaise grâce. Je t'accompagne.
— Merci.
— Il faut bien. Sinon tu vas faire n'importe quoi.
Leo eut un sourire.
— Je pense que c'est par là.
Ils se mirent en route.
Au bout de quelques minutes, la sensation qu'ils n'étaient pas seuls prit de nouveau Leo à la gorge. Quelque chose de mauvais était en train de se produire. Il se retourna et faillit trébucher sur une racine. Son regard passait d'arbre en arbre, vainement. L'angoisse le tenaillait. Bientôt des bruits furtifs de pas, qu'il avait sentis derrière le vacarme de leur propre course, humés avant même de déceler, se rapprochèrent. Il attrapa le bras d'Achille et lui indiqua de ne plus faire aucun bruit : chacun retint sa respiration.
Deux ombres humaines se détachèrent des troncs. Leo put brièvement les apercevoir avant qu'elles ne se fondent dans la nuit.
Une femme poussa un juron.
— On est perdus !
— Ne crie pas comme ça, chuchota un homme. Ils vont t'entendre.
Leo eut l'impression de voir une armée d'ennemis monstrueux amassés en cercle autour d'eux, prêts à les déchiqueter. Oui, il imaginait des dizaines, des centaines de têtes, des yeux voilés de furie.
Il ne s'en était pas pris au village, pas encore. Mais alors, qui était à leur recherche ?
Des gens venus de Venise, ou de Murano, qui les avaient suivis. Leo regretta de ne pas avoir fait plus confiance à son instinct.
Mais ce n'était pas tant le fait d'avoir été suivi qui le terrifiait. Au fond de lui-même il s'y était attendu, ou plutôt il avait à tout moment redouté que cette inquiétude devienne réalité. Mais son sens de l'ouïe était aiguisé: si cela n'avait pas été le cas Leo serait mort à présent, car c'était le destin de tout buveur de sang trop pataud et de quelques-uns parmi les plus habiles. Ces gens avaient réussi à tromper ses oreilles. Pas son intuition la plus sourde ; mais tout à la hâte de terminer sa mission, il avait été trop stupide pour l'écouter.
On s'était remis à courir autour d'eux, on cherchait fébrilement et il ne faisait plus aucun doute qu'on était à leur recherche.
— Alors qu'est-ce qu'on fait ? On retourne à Venise ? murmura l'homme, dépité, au bout d'un temps.
Leo prit sa décision. Il allait attendre ces intrus de pied ferme. Le nom de Venise avait déclenché des frissons dans sa poitrine. En un éclair, il revit le visage du directeur et le désir de frapper l'envahit.
La femme poussa un cri étouffé et, à en juger par le frottement de ses semelles de corde contre la terre, s'immobilisa dans l'urgence. Elle les avait vus. Achille poussa un grognement pénétrant.
En une fraction de seconde, Leo se détacha du tronc et bondit sur les assaillants. Un nouveau cri, des battements de bras et de jambes, mais il atteignit sa cible et la prit à la gorge. Tous deux roulèrent de concert. Il entendit Achille qui se précipitait par mouvements lourds mais souples sur la deuxième cible. Une main l'atteignit à l'oreille et l'assourdit. Leo se renversa, entraînant la jeune femme avec lui, la moitié du crâne mangée par les fourmillements. Un son semblable au crissement de milliers d'insectes monta contre son tympan. Il ne voyait rien. Ses doigts glissaient sur la peau en sueur de la femme qui donnait des coups répétés qu'il ne pouvait parer. La rage et la faim éclaboussaient ses sens. Il gronda de plus belle. Elle enfonça son talon dans son estomac. Une envie de vomir traversa ses entrailles, une ombre rouge collée à sa rétine ; il la lâcha et s'effondra sur le dos.
Quelqu'un se pencha vers lui et tendit deux mains pour le saisir aux épaules. Il posa ses yeux encore vagues sur le visage obscur, croyant lentement déchiffrer les traits affaissés d'Achille ; mais une torsion de ventre, si violente qu'il faillit régurgiter encore, accueillit la découverte.
Ce n'était pas Achille. La jeune femme s'écarta vivement en le voyant ainsi crispé.
— Giada ? articula-t-il dans un hoquet.
Elle ne répondit pas. Leo n'était déjà plus certain. Cela faisait si longtemps... Il s'assit.
— Comment tu connais mon nom, toi ?
Leo leva la tête. Ils restèrent à se contempler mutuellement, bouche-bée, haletants. L'incertitude se peignait sur les traits de Giada. Sans doute avait-il beaucoup changé depuis l’Établissement. Elle aussi mais il l'avait reconnue, à ses yeux de cette couleur si particulière, qui, à l'époque, avait tant effrayé les autres enfants. Étrangement, cela le peinait au-delà de toute mesure qu'elle ne se souvienne pas de lui. Il tendit les bras vers elle.
— Giada.
Elle recula.
— Non, attends. Tu ne te rappelles pas ?
Fronçant les sourcils, elle secoua la tête. Leo se redressa, perclus de douleurs, couvert de terre et d'herbe. Il lâcha un rire étouffé en se massant le dos.
— Tu es toujours aussi féroce.
Elle aussi portait les traces de la lutte. Des épines et de la mousse s'emmêlaient dans ses cheveux, et des griffures peu profondes s'ouvraient dans sa joue. Il s'en voulait un peu de lui avoir fait du mal. Constatant que le jour ne se faisait pas dans son esprit, il soupira et dit :
— C'est moi, Leo. Je t'accorde que cela fait longtemps, mais...
Giada faillit s'étrangler de stupeur. Leo eut un sourire, faible mais encourageant.
La seconde qui suivit, sans qu'il sache comment, il se retrouva nez à nez avec Giada qui s'était rapprochée d'un bond, lui calant une lame affûtée contre la gorge. Elle le scrutait sans aucune gentillesse. Le jeune homme tenta de reculer, mais le bras de son assaillante plaqué dans son dos l'empêchait de bouger.
Pourquoi Achille n'était-il pas encore venu à son secours ?
— Achille, marmonna-t-il.
— Inutile d'appeler, il est parti à la recherche de mon... compagnon.
Giada pinça ses lèvres en signe d'irritation.
— On ne pouvait pas rêver mieux comme compagnon de mission. Tu vois, il m'a laissée tomber au moindre problème.
Leo ne répondit pas, de peur de voir la pointe de l'arme entamer sa peau s'il bougeait ne serait-ce que d'un pouce.
— Tout comme toi, en ton temps, termina Giada en lui lançant un autre regard, dur comme l'acier. Bon. Qu'est-ce que tu fais ici ? Pour qui tu travailles ? Comment tu as réussi à t'échapper de l’Établissement ?
À la troisième question elle le secoua. Leo ferma les yeux, sentant la danse de la lame contre sa peau, fraîche et légère.
— Tu m'écoutes, oui ?
Giada le malmena de plus belle. Leo serra fort les paupières, attendant que la tempête ne passe.
Et la tempête passa. Giada le lâcha. Alors seulement, Leo écarta les paupières. Giada raccrocha le couteau à sa taille.
— Comment tu as réussi à t'échapper de l’Établissement ? répéta-t-elle.
Ce fut à ce moment-là que Leo prit conscience des marques sur son visage. Il n'y avait pas que les griffures qu'il lui avait infligées lui-même, mais également des cicatrices plus anciennes et une irrégularité au niveau du nez qui laissait penser que les os avaient été cassés, peut-être plusieurs fois, et s'étaient aléatoirement ressoudés. On l'avait lourdement maltraitée. Leo n'était pas surpris. Lui-même, sans parler des tortures sanglantes et secrètes que Ladro et Viviane lui avaient infligées, avait reçu son lot de coups et de blessures dans le processus d'apprentissage habituel.
— Je... c'est une longue histoire.
Giada fit un nouveau pas vers lui. Elle n'allait tout de même pas lui faire de mal... ouvrant ses bras, la jeune femme l'étreignit. Soulagé, il noua ses bras dans le dos de Giada. Ses cheveux qui cascadaient dans son cou, ondoyaient comme de longues vagues, dégageaient une odeur entêtante. Ils sentaient la terre, le voyage, la sueur. Ils sentaient la fatigue, le feu et la chair ; la crasse, et l'air ensoleillé de Murano. Les fragrances se muèrent en brûlure contre la muqueuse de son nez, et descendirent jusqu'à sa langue. Il s'écarta et serra les dents.
— Je pense qu'on a des choses à se dire, tu ne crois pas ? dit-il.
Achille était revenu en grommelant, les mains vides. Dans sa course, ses vêtements s'étaient déchirés ; visiblement le compagnon de mission de Giada, en plus d'être lâche, était très rapide et élusif.
— Ça ne m'étonne pas de lui, avait-elle dit.
Voyant à quel point elle était déconfite, Leo aurait voulu la réconforter, avant de se souvenir qu'elle s'était trouvée sur ses traces depuis Venise et que ses intentions n'étaient sans doute pas bonnes.
Giada avait consenti à répondre à quelques unes de ses interrogations. Elle travaillait pour Danila Deontan, comme tous ceux qui ressortaient de l’Établissement en vie. Deontan, ce nom n'était pas étranger à Leo qui était certain de l'avoir déjà entendu. La révélation qu'il s'agissait d'une des familles les plus puissantes de Murano, ennemie jurée des Galladun, ne le surprit pas. Giada lui raconta l'histoire de ces mangeurs de cadavres, ces êtres qu'ils devenaient après les traitements de Viviane. Elle lui détailla les nuits qu'ils passaient à Murano dans l'atelier principal des souffleurs de Vito Galladun afin de profiter de leurs fours chauds, à découper les morts. Il n'y avait pas que les corps humains qui leur provenaient, amenés par de créatures nommées fossoyeurs dont elle ne put lui donner de description précise ; on leur confiait aussi des dépouilles d'oiseaux et d'autres animaux morts. À ces mots, Leo se remémora ce jour, à l’Établissement, où Augustus l'avait surpris à épier les allées et venues de Ronan, qui tirait sa charrette dans la campagne et partait ramasser des cadavres. Leo avait osé, pour la première fois, lui demander pourquoi on leur faisait subir tout cela. C'était donc vrai : Murano, ne sachant que faire de ses morts qui pullulaient et infectaient l'air de leurs miasmes, empoisonnaient l'eau dans laquelle on les jetait allègrement, n'avait eu d'autre choix que de s'allier avec cette sorcière de Viviane. Leo frissonna à l'idée de ce qui l'avait attendu, s'il n'était pas tombé entre les griffes de Ladro.
Il n'était pas difficile de comprendre que Giada lui en voulait : elle ignorait probablement quel avait été son véritable sort, et l'estimait chanceux d'avoir échappé à Ronan et Viviane. Quoiqu'il en soit, elle ne s'était pas attendue à tomber sur Leo et Achille lors de sa mission de filature, confiée par Danila Deontan elle-même. Elle était chargée de lui communiquer tout ce qu'elle pouvait apprendre sur le complot, du moins l'affaire qu'avait préparée Galladun en faisant sortir son souffleur de Murano. Une lutte larvée et sans merci animait les deux familles depuis plus d'un siècle et la dame avait dû voir là une occasion dorée de faire plonger son concurrent.
— Qu'est-ce que tu vas faire, maintenant ? demanda finalement Leo tandis qu'ils marchaient côte à côte.
Il portait fréquemment une main à son ventre, et Giada l'épiait.
Achille était derrière eux et ne semblait ne pas vouloir prendre part à la conversation. Pourtant, Leo ne doutait pas qu'il écoutait chaque mot.
— Je ne sais pas, pondéra Giada. Je dois faire ce qu'on ma demandé, vous comprenez ? Si Deontan n'a pas de résultats, elle sera furieuse.
Elle fit une grimace évocatrice. Leo la regarda jouer pensivement avec son couteau, qui virevoltait à une vitesse fulgurante entre ses doigts. Giada n'avait même pas besoin de baisser les yeux sur son ouvrage ; le mécanisme semblait profondément ancré dans ses habitudes. Elle devait souvent se prendre à jongler ainsi, sans raison, lorsqu'elle n'y pensait pas, lorsqu'elle réfléchissait à autre chose.
Il ne l'oubliait pas : Giada était quelqu'un de dangereux qui, tout comme lui, avait appris à survivre par ses propres moyens. Elle était toujours cette petite fille hardie et bagarreuse qu'il avait connue ; mais ces traits de caractère s'étaient transformés en une redoutable perspicacité, une efficacité qui ne laissait aucune chance à son adversaire. Il avait pu en faire l'expérience.
— Mais maintenant, tu sais qu'il s'agit de nous... ce serait nous trahir, dit-il.
— Je ne pouvais pas savoir, répondit-elle brusquement.
Du coin de l’œil, il vit que la valse du couteau s'était sèchement arrêté.
— Excuse-moi, murmura-t-il.
Giada hocha la tête et sembla se détendre.
— Il va falloir que j'invente une histoire, conclut-elle.
Il se sentit si reconnaissant qu'il voulut la remercier, mais elle le coupa d'un geste.
— Et toi, dit-elle lentement. Tu ne m'as rien dit de toi. Toi non plus ajouta-t-elle en se tournant vers Achille.
Achille haussa les épaules.
— Qu'est-ce que tu veux savoir ?
— On pourrait commencer par discuter de ce souffleur que vous avez avec vous. Qu'est-ce que vous espérez en faire ?
Il grommela et croisa les bras sur sa poitrine, avec une expression butée.
— Nous aussi, on a des ordres.
— Mais qu'est-ce qui vous pousse à les appliquer ? Après tout, vous êtes libres, non ?
Leo réfléchit à cette dernière remarque. C'était vrai, après tout... pourquoi tenaient-ils tant à rendre ce service à Galladun ? Pour l'argent qu'il leur avait grassement dispensé ? Au fond de lui, Leo avait espéré que cette source de richesse inespérée pourrait leur servir encore longtemps. S'ils donnaient satisfaction à Galladun... peut-être consentirait-il à leur verser plus d'argent, à leur confier d'autres missions. L'homme avait des contacts sur le continent, inutile donc de s'embourber dans les pièges de Venise. Il serait si aisé de revenir vers le directeur... oui, si Leo et Achille jouaient finement, ils pourraient peut-être s'assurer la loyauté du directeur.
— La peur des représailles, mentit Leo. Je ne veux pas qu'il soit déçu de nous, pour cette raison.
Giada poussa une exclamation incrédule.
— Vous savez à quand remonte sa dernière sortie de Murano, à ce petit rat ? Il n'en est jamais sorti. Jamais. Il est prisonnier. Et vous, vous êtes dehors. Comment voulez-vous qu'il vous retrouve ?
— N'est-ce pas la même chose pour toi ? Deontan est prisonnière, elle aussi. C'est bien elle qui a réussi à te faire sortir.
Giada s'assombrit.
— Elle est plus dangereuse que vous ne le pensez.
Leo hocha la tête.
— Si tu avais rencontré Galladun, tu comprendrais que lui aussi.
— Peu importe. Moi... je ne peux pas échapper à Murano. Si jamais je ne reviens pas, Deontan s'empressera de contacter l’Établissement et...
Énervée, elle lacéra l'air de trois coups violents ; la lame dessina des arceaux brillants dans la nuit avant de s'évanouir, lorsqu'elle laissa retomber sa main, tel un bras de marionnette dont le fil aurait été coupé.
— Je me demande comment on en est arrivés là, à travailler pour ces deux imbéciles, conclut-elle avec un soupir.
— La mauvaise fortune, dit Leo en souriant. Quand elle nous choisit, difficile de lui échapper.
— Je sais. Je n'ai pas envie qu'on vous fasse du mal, mais je vous ai dit tout ce que je savais : maintenant, c'est à votre tour.
— D'accord, soupira Leo.
— Quoi ? s'écria Achille. Mais tu as perdu la tête ?
Peut-être bien qu'il l'avait perdue. Mais s'il voulait se laisser une infime chance de compter sur l'aide de Giada et de gagner sa confiance, mieux valait tout lui dire, ou elle ne baisserait pas la garde. Il lui fit donc part de tout ce qu'on lui avait dit, conscient qu'il devait se cacher là des secrets dont il ne saurait jamais rien. Sa connaissance de la situation se résumait à ce que lui avait confié Galladun : à savoir que lui et Achille étaient chargés de livrer en personne le souffleur à Milan. À ses autres interrogations, il ne put apporter de réponse.
— C'est tout ce que nous savons, avoua-t-il.
Ils plongèrent dans un long silence, seulement brisé par le bruit de brindilles qui craquaient, d'herbes qui bruissaient sous leurs pas.
— Alors, comment vous avez fait ? dit brusquement Giada, et sa voix était si tendue que tous deux comprirent de quoi elle parlait.
— C'était il y a si longtemps, plaida Leo.
— Je veux savoir.
— Augustus nous a aidés, répondit Achille. Je n'étais pas là quand ça s'est passé mais il avait promis d'aider Leo à sortir...
— … et Achille s'est trouvé sur notre chemin, compléta ce dernier.
— Mais... pourquoi vous ?
Leo s'arrêta net.
— Ça, je ne peux pas te le dire. Crois-moi.
Son estomac le faisait toujours souffrir ; il avait faim, autant qu'il était dégoûté. Il pourrait se contenir encore, mais si la colère, la haine de se souvenir venait le tourmenter... raviver ces moments affreux ne servait à rien, et l'image d'Ambrosia qui flottait tel un spectre grotesque dans son esprit était sans doute ce qui faisait le plus mal. Giada dut saisir que quelque chose n'allait pas, car ce fut dans un souffle qu'elle reprit :
— J'ai entendu dire qu'Ambrosia était morte.
— Je ne veux pas en parler, j'ai dit. S'il-te-plaît.
— Alors c'est vrai.
Leo ne répondit pas. La mention de sa sœur lui avait fait perdre le goût de ces retrouvailles. Il ne sentait même plus l'amertume d'avoir été berné par Giada, qui les avait suivis depuis Venise sans qu'ils puissent l'arrêter. Il ne sentait plus le soulagement d'avoir découvert un visage connu, l'admiration qui l'avait saisi devant ces petits détails qui faisaient d'elle une personne bien différente de la petite fille qu'il avait connue. Tout ce qu'il y avait, c'était un grand vide, et rien n'aurait pu le soulager que la solitude.
Si seulement Giada savait... si ces images la hantaient, elle aussi, à chaque fois qu'elle fermait les yeux pour s'endormir, à chaque réveil, après une nuit de rêves sombres et poisseux... ils pouvaient faire semblant de comprendre, elle, Achille, mais ils ne comprendraient jamais.
— Pour Deontan, que vas-tu faire ? murmura-t-il.
— Il faut forcément que je lui dise quelque chose.
— Alors dis-lui que tu nous suis toujours. Mais je t'en prie, n'en révèle pas plus.
La mâchoire crispée, Giada hocha pourtant la tête en signe d'assentiment.
— Bien, j'y vais. Une dernière chose, fit-elle en se détournant. N'essayez pas de me suivre. Si je vous surprends, notre arrangement ne tient plus.