IV . IV
L'attente au moulin se prolongea. Leo et Achille n'eurent plus aucune nouvelle de Giada, ni de Galladun, et il leur fallut bientôt faire face à un nouveau problème : Luca. Le souffleur se montrait de plus en plus soupçonneux quant aux absences nocturnes répétées de ses ravisseurs. Il ne posait aucune question directe mais ses interrogation se lisaient clairement dans les regards lourds qu'il lançait alternativement à Leo, puis Achille, à Leo de nouveau. Cela en devenait pénible de devoir partager la journée en sa compagnie, à l'étroit dans le moulin, désœuvrés.
Au crépuscule du quatrième jour, Luca refusa de s'endormir. Son obstination effrontée, ses résolutions de comprendre qui ne faiblissaient pas, étaient admirables ; Leo aurait pu les apprécier dans d'autres circonstances. De plus, la faim le suppliciait ; cela faisait quatre jours qu'il se nourrissait de sang de lapin, d'autres petits rongeurs qu'il parvenait à attraper, mais les souvenirs brumeux des festins à répétition connus dans les geôles de Galladun ne le laissaient pas en paix. Il ne tiendrait plus longtemps. Déjà les tremblements le prenaient, les rêves écarlates revenaient où il entendait crier, où il était confronté au cadavre de sa sœur pendu là, vidé de sa vie...
Ce soir-là, Luca s'était replié dans un coin et serrait dans une main le bâton de bois qu'il avait récupéré sur le sentier, comptant apparemment s'en servir comme d'une arme. Il ne parlait pas et mettait un point d'honneur à regarder Leo, qui s'était posté près de la lucarne. Achille était sorti et faisait les cent pas, donnant parfois un coup de pied dans une pierre qu'il envoyait rouler dans le lit de la rivière. La nuit venait de tomber ; sans doute qu'il leur restait quelques heures à patienter avant que Luca ne s'endorme.
Depuis leur arrivée, l'impression d'avoir déjà vu Luca quelque part lui était souvent revenue. Il n'aurait pu le dire avec certitude mais de temps à autres, dans ces yeux gris qui le jugeaient, ou bien le fuyaient, il croyait apercevoir une lueur de reconnaissance. Même si, plusieurs fois, il eut envie de rompre le silence à ce sujet, il ne s'y était jamais risqué.
Leo attendit patiemment, comme chaque soir, que le souffleur sombre dans le sommeil. La nuit avait envahi la gorge, assourdissant la vie de la forêt, mais toujours la présence de Luca demeurait alerte, aiguë, dans son coin. Achille, qui perdit patience, apparut dans l'encadrement de la porte. Il jeta un regard pesant dans la direction de Luca, poussa un grognement et vint s'asseoir près de Leo. Lorsqu'il s'assit le chant léger d'une lame accroché à sa taille retentit, amoindri par le tissu rugueux. Leo imagina cette belle lame affûtée se planter profondément dans la chair... le déchirement des tissus et des muscles... l'odeur qui s'échapperait par nuages du sang chaud.
Il lui faudrait chasser cette nuit même. Et cette fois, ce n'était pas sur de maigres rongeurs qu'il espérait mettre la main. Au préalable, il en avait parlé à Achille, qui n'avait pas semblé désapprouver. Peut-être n'avait-il pas osé, comprenant que c'était inévitable. Cela signifiait qu'Achille ne se mettrait pas en travers de son chemin.
Au bout d'un long moment Achille voulut parler, mais Leo lui agrippa le poignet, le corps tendu. Il lui semblait bien que...
La nuit avait déversé le reste de sa noirceur dans la pièce et seuls de discrets balayages de lumière demeuraient dans les cheveux de Luca, là-bas ; le jeune homme était invisible mais on percevait, en tendant l'oreille, sa respiration régulière. Il s'était enfin endormi.
Leo et Achille sortirent du moulin et la fraîcheur leur mordit la peau. Leo pressa ses paupières contre ses yeux, au point de faire naître sur sa rétine des étoiles et des tourbillons de couleur, et serra les poings en gonflant ses poumons de cet air vivifiant.
Achille effleura son épaule.
— Cette fois, c'est le village ? demanda-t-il simplement.
Son ami hocha la tête.
— D'accord... reste près de moi, ajouta Achille.
Nouveau hochement de tête. Il n'avait jamais eu l'intention d'échapper à la surveillance d'Achille, mais ce dernier semblait pris d'angoisse comme si le fossé qui les séparait, cette anomalie qu'ils ne partageaient pas, lui rappelait à quel point sa propre expérience de ce qu'avait été l’Établissement était insuffisante. Croyait-il que, pour cette raison, Leo se lasserait de sa présence ?
Ils descendirent dans la crevasse. Les insectes qui y fourmillaient se soulevèrent d'un frisson multiple. Les êtres terrifiés rampèrent pour se mettre à l'abri sous les feuilles, dans un renfoncement d'écorces. En un instant, il n'y eut plus trace de cette vie pléthorique. Le sol s'était vidé de sa rumeur, de ses éclats visqueux, parce que les insectes l'avaient toujours mortellement craint, comme s'ils pouvaient humer l'odeur du sang sur lui.
Leo avança calmement. La seconde nature qui se déployait sous sa peau le dotait de sens exacerbés. Le peu d'obscurité habillant arbres et reliefs lui suffisait amplement à recréer ce qui l'entourait et à tracer son chemin. Il savait qu'Achille, pour sa part, aurait plus de mal à s'orienter sous ce ciel bloqué de branches et de nuages, mais ses années d'habitude lui permettaient de suivre son comparse au bruit de ses pas et à ses mouvements.
Leo se laissa guider par ses souvenirs.
Lorsqu'ils eurent descendu jusqu'à la lisière du bois et que les premiers toits de chaume apparurent, à peine discernables, les deux chasseurs firent halte un instant. Le front de Leo était en sueur. S'il n'obtenait pas exactement ce qu'il désirait...
— Tu trembles.
Achille posa une main sur son épaule, et ce fut à ce moment que Leo prit conscience de son état déplorable : il tremblait en effet, et son énergie se perdait, se consumait en agitation inutile.
Le colosse hocha sèchement la tête.
— Allons-y, chuchota-t-il. Surtout fais attention.
Le village était en tous points semblable aux souvenirs qu'il en gardait. Le flanc nord n'était gardé par aucun obstacle. Éparpillées sur le sol de terre battue, les maisons sommeillaient tranquillement. Une lanterne pendue au porche d'une d'entre elles luisait tristement. Personne en vue.
Leo avança à pas de loup.
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Terrorisé, il redoubla de vitesse.
Rien ne s'était passé comme prévu. Il revoyait encore avec une netteté désarmante le bras de sa supposée proie se refermer sur sa gorge et serrer. Tout s'était brouillé autour de lui, alors que ses poumons se battaient pour recueillir le plus petit filet d'air, entre ses muscles comprimés à travers lesquels les battements furieux de sa circulations passaient sans réserve, prêts à lui faire exploser les veines. Sans qu'il n'ait vraiment le temps de comprendre sa vision s'était ouverte de trous béants, et les sons, déjà si lointains, si ténus, avaient disparu derrière un sifflement sourd. Le monde entier avait disparu. Il avait tout de même pu saisir, maintenu à la limite de l'évanouissement, une voix grave articuler quelque chose, répéter, répéter ses paroles, mais il n'avait rien compris et cela, aussi, s'était évaporé. Il s'était senti sombrer.
Si Achille n'avait pas été tout près, montant la garde devant la cabane en bordure, Leo comprenait bien qu'il serait mort. Achille l'avait traîné au dehors et le raclement de son corps contre le sol lui avait fait suffisamment mal pour lui rendre ses esprits. Et soudain Achille l'avait lâché, le laissant là, misérable. Leo s'était relevé en crachotant de la terre ; juste à temps pour voir, dans un tourbillon, Achille aux prises avec un homme dont il n'avait distingué que la massive silhouette. Sans comprendre il était resté là, pantelant, attendant qu'Achille triomphe de son adversaire.
La lutte s'était éternisée. Achille n'avait fait que pousser des grognements. Il ne s'en sortait pas. La peur et la colère enflaient alentours, les villageois éveillées en sursaut se rapprochaient... ils ne devaient pas être bien nombreux mais la peur faisait voir à Leo des centaines d'assaillants féroces et hurlants.
Rassemblant le peu de bon sens qui lui restait, il s'était éloigné. Caché derrière une rangée de fourrés, roulé en boule au sol, il avait retenu sa respiration, avec encore l'espoir qu'Achille s'extirpe de ce piège. Leo avait frémi à chaque coup donné, car il ne pouvait voir qui précisément l'avait donné.
Leo s'arrêta un moment pour reprendre son souffle. Dans sa tête il y avait des images, des sons, des sensations qui bien au contraire de faiblir semblaient gagner en réalité. Le bruit d'un corps que l'on traînait, sans doute celui d'Achille et, plus rapidement qu'il n'aurait cru possible, le craquement de la paille et du bois que l'on frottait, amenant avec eux une odeur fumeuse, et les effluves capiteuses des tissus imbibés d'huile que l'on enflammait au feu naissant. Le tout avait jeté dans ses fourrés des lueurs dansantes, susceptibles de le trahir.
Il avait maudit mille fois ces humains pour l'avoir privé de nourriture. Plus que tout, il avait maudit le directeur ; le temps passé dans ses prisons, à ne rien faire d'autre que croupir dans l'obscurité, recevoir de la nourriture comme tombée du ciel chaque jour ou presque, l'avaient rendu inapte et indolent. Il n'aurait jamais dû prendre tant de risques, et ces erreurs grossières qu'il avait faites l'emplissaient de rage. Le sort d'Achille lui-même avait paru dénué d'importance, à côté de la colère qu'il se vouait à lui-même.
Leo entendit un aboiement et se plaqua derrière un large tronc. On le cherchait encore. Leo avait pourtant cru mettre suffisamment de distance entre lui et les poursuivants. Il attendit qu'ils s'éloignent, puis reprit sa course. Des points de côté s'étaient ancrés à son aine et le faisaient vaciller. Son estomac vide lui donnaient le tournis. Il serait bientôt forcé de s'arrêter. Le sommeil le gagnait, il était perclus de douleurs et son esprit n'était plus clair. Heureusement la nuit n'était pas froide. Il pourrait s'endormir sans craindre de mourir gelé. Déchiqueté par un chien, en revanche... il imagina sa propre mort. Les possibilités se déclinaient à foison. Et Achille... Leo se prit la tête entre les mains et hurla.
Au loin, des appels et de nouveaux aboiements. Leo se remit en route. Il déchirait de ses mains tendues les feuilles devant lui. Il brisait les branches les plus fines et se blessait sur leur bois, sans s'en rendre compte, laissant derrière lui des traces de son passage qui dégoulinaient sur les troncs. Il ne sentait pas la douleur. Courbé, il rampait plus qu'il ne courait et des grondements agitaient sa poitrine, plus qu'il ne pouvait faire taire.
Il courut jusqu'à l'épuisement. Toute forme de vie se cachait ou fuyait sur son passage, laissant seule l'abomination perdue, couverte de sang et de bave, qui hurlait sa frustration et sa faim sans même plus avoir les capacités de chasser. Ses membres tremblaient tant qu'il peinait à tenir sur ses membres inférieurs. Par deux fois il s'écroula, face contre terre, respirant le parfum, presque poivré, de mousse et de moisissure. Il serait resté à s'entêter de cette odeur, jusqu'à perdre conscience, si un mouvement furtif devant lui ne l'avait pas alerté. Il rassembla sa maigre volonté et, les ongles enfoncés dans la terre, jeta un œil à travers les mèches de cheveux collées sur son front par la sueur.
Il ne vit d'abord rien. D'instinct pourtant, il savait que quelqu'un ou quelque chose rôdait, et le mettait potentiellement en danger. Réprimant un gargouillis, il roula sur le côté et voulut se relever pour se remettre en route.
— Leo ?
Il s'immobilisa. Au-dessus de lui apparaissait le ciel, voilé par les feuillages. Une vibration sourde se propageait dans son crâne et troublait ses yeux. Il voyait des formes dans ces agencements de feuille, et certaines ressemblaient à des corps ; des silhouettes humaines qui pendaient des branches... il fut soudain incapable de bouger.
— Leo ? répéta-t-on.
Il lui semblait connaître ce nom. Où l'avait-il déjà entendu ? La bête toussa et cracha. Si elle ne mangeait pas et ne récupérait pas ses forces, c'était la fin.
On accourait. Maladroitement elle rampa. Son instinct lui soufflait de s'éloigner. Elle grogna de dépit. Rien ne pouvait la soulager. Rouge, rouge feu. Elle était exténuée et ne pouvait pas se relever. La créature étrangère s'accroupit près d'elle et l'effleura. La bête tressaillit. La chaleur de l'autre, parfumé de sang, la poussait à mordre.
— Leo... mais qu'est-ce qui t'arrive ?
La bête se retint. Il ne fallait pas faire de mal à cette humaine. Il ne fallait pas. De manière diffuse, elle sut que lui faire du mal serait désastreux.
— C'est moi, Giada. Tu te souviens ?
Des mains l'avaient agrippée par les épaules pour brusquement la retourner. Le visage qui lui apparut lui évoquait quelque chose...
Effrayé, parce que la faim le troublait, le monstre voulut s'arracher de l'étreinte de l'autre et commença de griffer sauvagement ses poignets. L'humaine émit un cri de surprise et le lâcha.
— Leo, qu'est-ce qui se passe ? Où est Achille ?
La créature grinça des dents. Après un instant de silence, rythmé par la course des chiens qu'on entendait encore, mais qui s'éloignaient, les mains, tremblantes, se posèrent une nouvelle fois sur son épaule.
— Viens. Je vais te reconduire au moulin.
Elle fit son possible pour soulever le monstre, tira si fort sur ses habits que ceux-ci se déchirèrent. Il refusait de bouger. Ses paroles murmurées sur un ton réconfortant n'eurent aucun effet ; les tractions, les poussées non plus. La bête tressaillait à son contact, de la salive glissait sur ses joues et son regard fou, brûlant, restait fixé sur le ciel comme s'il y avait vu des fantômes.
Alors elle se mit à le frapper de ses poings, et de ses pieds.
— Leo ! vociférait-elle. Reprends-toi ! Tu ne peux pas rester comme ça !
On discernait des sanglots dans sa voix. Elle continuait de donner ses coups, inlassablement. Criblé de peines, torturé par l'envie de manger et l'inexplicable force qui le retenait d'égorger l'autre, il poussa un hurlement de désespoir.
— Arrête ! J'essaie de te ramener au moulin ! Tu te rappelles, Leo ? Le moulin ! Il est juste là !
Le moulin... oui, il se rappelait. Des formes, vagues... des odeurs... des sensations. Une silhouette mystérieuse, plongée dans le noir, qui passait dans ses souvenirs décousus. Et l'odeur de la chair, qui régnait entre ces quatre murs de bois... une chair fraîche qui n'attendait que lui, à laquelle il pourrait s'attaquer sans retenue. Il se mit debout sur ses pattes arrière. Là, devant, un toit. Il était retourné près du moulin sans s'en apercevoir, et s'était échoué près de la crevasse. Il fit quelques pas d'une démarche chaloupée. Rouge, brûlant, son cœur battant lui faisait mal. Le désir de tuer coulait dans ses veines. Collant et insupportable. Ses pattes dérapèrent et faillirent le faire basculer dans la crevasse. L'humaine le retenait à chaque fois qu'il manquait de tomber. De la détresse émanait d'elle. De la dureté aussi. La détresse n'était pas la seule. L'humaine voulait garder le contrôle. Il accéléra l'allure. Ses yeux étaient rivés sur le moulin. Ses yeux étaient en feu, ils aurait voulu les arracher de leurs orbites. Des convulsions le serraient. Son cœur lui faisait si mal. Il grognait de plus en plus fort mais rien n'y faisait. Plus il approchait plus l'urgence de mordre et de déchirer l'être qui se trouvait dans le moulin forcissait. Derrière, l'humaine poussait ses plaintes ennuyeuses.
— S'il-te-plaît, disait-elle, calme-toi...
À chacune de ses paroles il répondait par un cri.
— Non, arrête ! se mit-elle à supplier, soudain effrayée.
Elle avait compris ce qu'il s'apprêtait à faire. Il s'était arrêté devant le moulin la bave aux lèvres, les poings serrés, la respiration sifflante. À l'intérieur il y avait cet homme, cet homme... dans un bond formidable, il fut contre le mur et le raclait furieusement de ses ongles, en marmonnant comme un fou au fond de sa gorge. Il ne comprenait pas pourquoi la pierre lui opposait tant de résistance. Il sentait déjà, derrière, un parfum de peur reconnaissable entre mille.
— Calme-toi, s'il-te-plaît... continuait-elle derrière lui.
Il l'ignora. Avec un dernier hurlement qui sembla remuer les tréfonds de la forêt, en un frisson de dégoût et de reniement, il se précipita avec une force décuplée sur le panneau de bois, qui vola en éclats. Là, dans la pénombre, se tenait un être humain de taille et de corpulence moyennes. La peur sourdait par tous les pores de sa peau, accrochée à lui telle une ombre, plus sombre que le noir dans lequel il était réfugié. Le monstre emplit ses poumons de ces effluves de terreur, terreur présente dans ces deux taches humides qui lançaient des éclairs, pressés et paniqués, ses yeux ouverts en grand.
Il avait envie de faire du mal à cette créature pitoyable.
L'humain poussa un cri, avant de se retourner et de se précipiter vers une seconde porte. Tout se passa très vite. Furieux que sa proie tente de lui échapper, il traversa la pièce en un éclair. La seconde porte vola en éclats et il se jeta dans... il tomba, dérapa sur les marches, atterrit à l'étage inférieur en désordre. L'odeur de frayeur pulsait dans le noir et dessinait les contours d'une silhouette. Il s'élança. Plaquant ses mains griffues sur les épaules de sa proie pour la repousser contre le mur, galvanisé par ses convulsions et les battements irréguliers de son cœur, il mordit à pleines dents dans la chair tendue de son cou. Le nectar écarlate commença de couler sur sa langue. Il le laissa descendre dans son gosier.
L'humaine avait suivi, derrière lui, à mugir des choses qu'il ne saisissait plus. Cela ressemblait à des sons itérés sans suite, sans queue ni tête. Ses accents étaient lourds d'animosité mais il ne se méfia pas.
Puis le premier coup l'atteignit en plein visage. Il tituba, surpris. Un deuxième coup violent dans le bras. Sa peau s'ouvrit. Il se replia pour se protéger du fouettement qui revenait sans cesse et tomba au sol, roulé en boule.