III. Te comprendre — 16 Juin 2010

Par Callie

« Les vieilles amitiés s'improvisent. »

Georges COURTELINE

Tu sais, j'ai jamais su si je devais croire que le destin était quelque chose qui existait. Que notre vie était un long chemin tracé, semé d'embûches, sur lequel on rôde jusqu'à sa mort. Tu m'as dit que c'était des conneries, ces histoires de sentiers, d'une déjà écrite. Tout ça, c'était une idée insinuée depuis des générations dans nos têtes à cause du christianisme. Que, soit disant, Dieu avait déjà tracé notre destinée. Tu n'avais pas envie d'y croire, à tout ça. Tu ne m'as jamais dit pourquoi, mais j'avais espoir que c'était parce que tu souhaitais faire ton bonhomme de chemin tout seul. Parce que tu avais d'autres convictions. 

Et que, si nos chemins se sont croisés, c'était pas provoqué, c'était pas le destin. C'était pas banal. Chaque pas, chaque avancée n'a été qu'une suite d'improvisations, de péripéties, d'événements inattendus. Rien n'était calculé. Rien n'était prévu. Tout n'était que le bousculement de la vie, le hasard des choses.

Est-ce que tu te souviens quand je suis entrée dans cette chambre d'hôpital, ce jour-là, Abel ? Tu tenais la main d'un homme endormi que j'avais déjà vu sur l'une de tes photos. Je ne savais pas encore ce qu'il représentait pour toi, simplement que tu étais à son chevet.

Ce jour-là, j'ai réalisé beaucoup de choses. J'ai réalisé que peu importe nos actes, ils avaient toujours une signification, une raison. L'humain semble fait ainsi. J'avais envie de croire en quelque chose, quand toi tu ne croyais plus en rien. 

Tu étais là, bouleversé. Tu cachais ta souffrance, enterrait tes blessures, forgeant une forteresse autour de ton coeur. Tu n'avais su faire que ça tout au long de ta vie? Mais, cet homme était différent. Il était installé dans ton château avant que les défenses ne soient érigées.

Si j'avais su ton histoire, je n'aurai jamais osé entrer. Encore moins te traiter comme un chien. « Mon sac, salop ! Rends-moi mon putain de sac ! » Tu avais eu l'audace de te lever, de poser tes deux pieds à terre, tenant à peine debout, tremblants, les poches sous les yeux, le regard pourpre. « T'es qui toi ? Dégage ! » Nous ne le savions pas encore, mais nous étions deux âmes enragées, esseulées, qui se gueulaient dessus parce qu'on était complètement perdus, toi et moi. « Je veux mon sac ! » « Mais barre-toi, putain ! J'ai rien qui t'appartient, sale garce ! » Puis tu as compris.

« Pourquoi ? Pourquoi est-ce que tu m'as volé mon sac ? Et puis, c'était qui ce gars, dans le lit d'hôpital ? T'as l'air de pas avoir dormi depuis un mois, mon vieux, tu penses à ferme les yeux parfois ? Eh, je te parle ! » Aucune réaction. Mes mots filaient dans le vent. On était devant la porte de ton appartement. Puis d'un seul coup, tu t'es mis à parler. Pour la première fois depuis une bonne heure désormais. « Sól. Mon frère s'appelle Sól et il est dans le coma depuis plusieurs semaines après une overdose. » Ça m'a fermé le clapet. Pas parce que je n'avais plus de questions, au contraire. Non, parce que c'était brutal.

Tu avais fait l'effort de t'ouvrir à moi, très légèrement. Ultime appel de détresse que peu auraient vu, que je n'ai pas su voir. Et pourtant, c'est peut-être à partir d'un événement tel que celui-ci que notre monde a commencé à se construire, que l'amitié naissait doucement dans un coin de notre tête, au fond de notre crâne, mûrissant tranquillement, attendant que le temps improvise son chemin. Notre chemin. Celui qui menait à l'amitié, à la manière d'une chasse au trésor.

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