Quand Arthus descendit pour prendre son petit-déjeuner le lendemain matin, la maison était déjà secouée par le sifflement de la théière et le tintement des casseroles. Une discussion animée (qui visait à décider quel était le moyen le plus rapide de faire doubler de taille les verrues) surnageait au-dessus de ce joyeux vacarme. Une drôle d’odeur, mélange de bacon grillé et d’oignons roussis, lui chatouilla les narines à la cinquième marche et lui arracha carrément une larme à la treizième. C’était un matin on ne peut plus ordinaire.
La voix d’Elisabeth Pumpkin résonna soudain :
— Les filles, je serai dans la serre jusqu’à midi. Pas de bêtises !
Arthus accéléra le pas mais ne parvint pas à rattraper sa mère à temps. La porte d’entrée s’était déjà refermée derrière elle. Alors qu’il atteignait l’avant-dernière marche, le silence se fit. Le genre de silence qui empeste la manigance. Il suspendit alors son pas, les sens en éveils.
Contre toute attente, il décida de prendre son courage à deux mains et d’affronter son destin. Il y vit l’opportunité de s’endurcir avant l’arrivée de Mlle Lang Fourchue. Combattre le mal par le mal, tel fut sa devise matinale.
Dès qu’Arthus parut dans la cuisine, Molly et Gilly se coulèrent jusqu’à lui. Elles passèrent un bras autour de ses épaules et l’accompagnèrent jusqu’à une chaise qui n’attendait que lui. Arthus n’était pas habitué à ce genre d’attentions qui, à bien y réfléchir, étaient trop prévenantes pour être tout à fait honnêtes. Il regarda autour de lui : Georgia pouffait déjà de rire, le nez dans sa tasse de chocolat chaud. Lilly jouait aux billes sous la table, surveillée de près par un Morduc rendu hystérique par les allers-retours de ces sphères transparentes, tandis qu’Emily comptait soigneusement les croquettes qui allaient composer le petit-déjeuner du dragon. De son côté, Catriona était assise en tailleur sur le plan de travail, une étrange couronne surmontée d’un parapluie sur la tête. Mélusine, quant à elle, s’affairait devant le poêle sans prêter attention à ce qui se tramait juste dans son dos, trop occuper à terminer sa mixture.
Gilly tira une chaise et s’assit juste en face d’Arthus. Elle entra dans le vif du sujet sans attendre :
— Arthus, sais-tu combien Tracy Cunning est agaçante ?
Il réfléchit une seconde : quelle pouvait être la meilleure réponse à apporter histoire d’éviter les problèmes ?
— Beaucoup ? hasarda-t-il.
— Tu n’as pas idée ! s’emporta Molly. Cette petite peste a dépassé les bornes !
— Elle a invité Deagan Rodger au bal de l’équinoxe de printemps, lui souffla alors Georgia à l’autre bout de la table.
— C’est inacceptable ! pesta tout à coup Gilly.
— Il a accepté, traduit Georgia en jetant un bras par-dessus le dossier de sa chaise.
Arthus ne savait plus où donner de la tête. Il ne voyait pas non en quoi cela le concernait. Il sourit bêtement et tenta de se lever mais Molly le força à se rasseoir.
— C’est là que tu entres en jeu, Arthus.
— Moi ? balbutia-t-il.
Les jumelles échangèrent un regard entendu qui termina de l’effrayer :
— Ha, non ! Je ne veux pas être mêlé à tout ça !
Gilly continua :
— On a tiré à la courte paille et figure-toi que c’est toi qui avais la plus courte.
Et voilà, les ennuis commençaient.
— À moins d’être somnambule, je suis certain que je n’ai jamais tiré quoi que ce soit ! jura Arthus.
Comme si les filles ne le savaient pas !
— Rha, aller, ça n’a aucune importance. Le fait est que personne ne s’est porté volontaire pour nous laisser faire un coup d’essai, dit Molly.
— Les absents ont toujours tort ! renchérit Gilly.
— Elles veulent tester sur toi la coulée de morve, commenta Georgia qui se balançait maintenant sur sa chaise, amusée.
— La coulée de morve ?
Arthus n’avait jamais entendu parler d’un sort pareil.
— Ouais ! Mais promis, maman ne va pas crier parce qu’en vrai, ce n’est même pas dégoûtant, jura Molly.
Et sa sœur de continuer :
— On va juste manipuler ton esprit pour lui faire CROIRE que ton nez coule sans s’arrêter ! Génial, non ?
—C’est hors de question ! cria Arthus.
Il se leva et, sans réfléchir, mis en joue ses sœurs du bout de son doigt. Les mâchoires des filles se décrochèrent à l’unisson sous l’effet de la surprise :
— Molly, est-ce que tu vois ce que je vois ?
— Il nous menace ! s’offusqua-t-elle d’un air grandiloquent.
Arthus se dit alors que réviser ses runes jusque tard dans la nuit lui donnait vraiment des idées stupides. D’un autre côté, s’il parvenait à n’en matérialiser rien qu’une, il pourrait peut-être lancer un sort de reculons et forcer les jumelles à garder leurs distances.
Les filles se levèrent d’un bond. Arthus sursauta et oublia immédiatement dans quel sens il devait tracer le dessin magique. Il se mit alors à reculer maladroitement avant d’étudier ses options. Et, comme d’habitude, elles se résumaient à :
Courir.
Mais tout à coup, alors que l’espoir d’échapper à ses sœurs s’était presque volatilisé, il fut sauvé par un ronflement de troll (Élisabeth et Anatole Pumpkin avaient des goûts très personnels en matière de sonnette de porte).
Il avait suffi à Mlle Lang Fourchue d’appuyer sur le champignon de porte pour faire disparaître toute forme de vie dans un rayon de dix mètres autour de la maison des Pumpkin. Émily, Lilly et Morduc s’étaient volatilisés, emportant avec eux Georgia et Catriona. Mélusine avait elle aussi décampé : il ne restait rien de sa séance de cuisine, si ce n’est un léger fumet d’oignons. Les jumelles avaient finalement battu en retraite : Arthus était sauvé ! Sûr que les citrouilles s’étaient elles aussi faites toutes petites pour ne pas s’attirer d’ennuis ! Il n’y avait pas à dire : Mlle Lang Fourchue possédait le pouvoir le plus fascinant de tous !
Le cœur encore battant, Arthus arrangea ses cheveux, souffla un bon coup et entrouvrit timidement la porte d’entrée. Sa préceptrice s’engouffra dans la maison comme une violente bourrasque de neige.
— Où est-il donc encore passé ? questionna la vieille dame tout haut en déliant sa cape.
— Je suis là, Mlle Lang Fourchue, crachota Arthus en poussant le battant de la porte derrière lequel elle l’avait coincé.
La préceptrice arqua une paire de sourcils circonspects et se mit à le toiser par-dessus les verres de ses lunettes.
— Que fais-tu donc là derrière ? lui lança-t-elle. Crois-tu vraiment que nous avons le temps de jouer à cache-cache ?
Avant même qu’Arthus n’ait pu formuler la moindre réponse, la mage s’approcha de lui, tel un chien de chasse qui furète, la truffe soudain excitée par une piste. Arthus recula d’un pas et se retrouva dos au mur. La tête de Mlle Lang Fourchue était vissée sur le plus long cou qu’Arthus n’avait jamais vu. Il se terminait par un menton renfoncé, surmonté par une petite bouche pincée. Néanmoins, maintenant qu’il les voyait de près, Arthus pensa qu’il n’avait jamais remarqué la taille disproportionnée de ses narines.
— C’est curieux… On dirait que tu…
Mlle Lang Fourchue se redressa enfin, donnant un peu de large au garçon.
— Bien, ne perdons pas de temps, nous avons du pain sur la planche ! assura-t-elle en défroissant sa robe comme si de rien n’était.
— J’ai enfin réussi à mettre la main sur le document que je cherchais depuis si longtemps. Ça n’a pas été facile d’obtenir les autorisations pour le faire livrer jusqu’ici. La chose aurait été tout bonnement impossible pour n’importe quel autre mage mais j’y suis parvenue, argua-t-elle sans aucune modestie.
Il est vrai que rien ne résistait à Mlle Lang Fourchue. Du moins, c’était le cas jusqu’à ce qu’on lui confie le soin de débloquer le don d’Arthus. Chaque semaine, l’acariâtre mage se présentait au domicile des Pumpkin avec l’espoir de libérer son potentiel et chaque semaine, elle rentrait chez elle rouge de colère et le chignon ébouriffé. Rien n’y faisait, ni les séances de poirier qu’elle infligeait à Arthus pas plus que les potions qu’elle le forçait à avaler.
La seule chose qu’espérait Arthus ce matin-là, c’était que la dernière trouvaille de Mlle Lang Fourchue soit moins désagréable que l’expérience de la semaine passée. Boire une décoction d’écailles de sirènes n’avait pas eu l’effet escompté. Il avait arboré d’affreuses branchies pendant deux jours entiers. Ses sœurs, loin de le prendre en pitié, s’étaient moquées de lui plus encore que d’habitude.
Arthus s’empressa de suivre sa préceptrice dans les escaliers qui menaient au premier étage. Elle connaissait la maison comme sa poche et ne s'embarrassait plus des bonnes manières qui auraient voulu qu’Arthus ouvre la marche. Cela faisait trois ans qu’elle tentait de libérer son don. Une éternité.
Mlle Lang Fourchue exerçait habituellement en tant que redresseuse de dons. On lui confiait un petit mage au pouvoir déviant afin qu’elle ordonne l’expression de son talent. On racontait qu’elle avait réussi à ordonner le pouvoir d’une jeune mage du village voisin qui ne parvenait pas à viser droit. La préceptrice l’aurait laissée poireauter sous une pluie battante un soir d’orage, un parapluie en main, jusqu’à ce qu’elle soit traversée par la foudre. Rien de tel pour vous remettre le don en place !, s’exclamait Mlle Lang Fourchue à chaque fois qu’elle racontait cette anecdote.
Arthus était un cas légèrement plus complexe puisqu’il n’avait rien à redresser. À Wintertown, cela faisait des décennies que l’on n’avait pas vu un garçon aussi en retard.
En longeant le couloir, Arthus et son enseignante passèrent devant la chambre de Lilly dont la porte était entrouverte. Il y glissa un œil furtif et constata que sa petite sœur avait été inspirée par l’histoire qu’il avait inventée la veille : elle tentait de permuter avec une grenouille, sûrement pêchée dans la mare voisine.
Le garçon devança juste à temps Mlle Lang Fourchue afin de lui ouvrir la porte du bureau de sa mère. Il s’empressa de lui avancer le fauteuil près de la cheminée avant que, sous l’effet de l'habitude, elle ne s’assoie dans le vide.
— Je suis contente de pouvoir enfin m’asseoir ! Tu n’as pas idée des kilomètres que je parcours tous les jours pour venir en aide aux petits mages tordus dans ton genre.
Arthus n’aimait pas la manière dont sa préceptrice parlait des garçons comme lui. Ne pas encore posséder de don était assez humiliant en soi pour ne pas avoir à subir de remarques désobligeantes à ce sujet.
Tandis que Mlle Lang Fourchue relevait ses jambes sur le repose-pieds, Arthus observa avec perplexité le cuir brillant du bout de ses bottines impeccablement lustrées. Léviter ne devait pas être si fatigant que cela ! S’il en avait été capable lui aussi, il se serait bien gardé de se plaindre.
— M’enfin, c’est la rançon du succès ! dit-elle avec en soupirant. Si je ne me dévouais pas, qui le ferait ? Sans mes interventions, les mages comme tes parents seraient anéantis...
Mlle Lang Fourchue lui resservit alors le même couplet qu’à chacune de ses visites, celui qui lui rappelait combien il devait s’estimer chanceux de l’avoir comme enseignante. Avec un discret haussement de sourcils, Arthus se tourna vers le foyer et se laissa distraire par les flammes dansantes dans l’insert de la cheminée. S’il détestait la compagnie de sa préceptrice, elle lui offrait au moins la seule occasion hebdomadaire d’entrer dans le bureau de sa mère.
Par la fenêtre en forme d’œil de bœuf, il remarqua que le soleil se hissait dans le ciel d’hiver. Les ombres du lustre commençaient déjà à se disperser en une large rosace orangée au plafond. Elles courraient maintenant jusqu’aux étagères qui recouvraient les murs et révélaient les élégantes enluminures des ouvrages qui y somnolaient. Ces livres-là étaient bien plus sages que ceux de son père. Aucun ne lui avait encore sauté au visage ! C’était parmi eux qu’Élisabeth choisissait le conte du vendredi soir, celui qui regroupait toute la famille au coin du feu. En fonction du talent de conteur du lecteur à l’autre bout du bigornographe, il était parfois possible d’obtenir un silence quasiment religieux l’espace d’un moment.
Un claquement de doigts sortit Arthus de ses rêveries.
— Ces sottises ne font que te détourner de ton objectif. Si seulement tu te montrais plus concerné par nos séances que par ces historiettes sans intérêts. Je me demande bien ce que le magistère penserait de la quantité de livres d’histoires qui se trouvent ici. Tes parents devraient plutôt placer leur énergie à servir la Cause, maugréa Mlle Lang Fourchue.
C’est alors qu’elle fit apparaître ce qui ferait probablement l’objet de leur cours du jour : un vieux parchemin fermé par un ruban rouge.
— Bien, allons-y.
Elle ferma les yeux, plaça ses lèvres en forme de O et se mit à moduler un atroce sifflement.
Rien ne se passa.
— Sacrebleu. Quelle est la mélodie, déjà ? Les encodeurs sont des êtres tellement perfides ! Je ne dois pas m’être placée sur la bonne fréquence. Essayons autre chose !
Cette deuxième tentative fut la bonne. Le ruban se délaça et le parchemin se déroula sans retenue, telle la langue d’un chien qui rêve de vous dévoiler l’endroit où il a caché son os.
Non sans fierté, l’enseignante annonça alors :
— Voici la citrouille généalogique des Pumpkin !
P.S : Dire aux soeurs Pumpkin de ne jamais tester le sort de la coulée de morve dans notre monde post-confinement rongé par le coronavirus est une bonne idée, j'pense.