— Allons dans un endroit plus calme pour parler de ça, Inquisiteur.
Elarwin ne put qu’aquiescer. Dans la cour intérieur du bastion de garde, de nombreux soldats allaient et venaient, chacun regardant d’un œil suspicieux l’uniforme gris argenté et redouté de l’Inquisiteur.
Son interlocuteur se mit à marcher d’un pas rapide mais assuré, d’un pas de commandant expérimenté. Elarwin le suivit docilement, ignorant les formules de politesse que son interlocuteur violait en lui montrant si peu de respect.
Il s’appelait Elden, et il était probablement un des officiers les plus agés qu’Elarwin n’avait jamais rencontré. Ses cheveux d’un blanc fantômatique flottait sur son crâne ridée, trahissant un millénaire d’existence fait de guerres et de sang.
Elarwin savait qu’il ne fallait pas sous-estimer le vieux commandant : il n’était pas resté en vie par simple chance.
Les deux Elfes quittèrent la cour intérieure et empruntèrent un couloir étroit et de pierre, toujours emprunté par plusieurs soldats. Ils descendirent plus profondement, s’échappèrent par plusieurs détours, escaliers descendants, tours de garde, jusqu’à atteindre une petite porte de bois pourri, au fond d’un escalier poussiéreux.
Elarwin n’avait cessé de mémoriser tous les virages et d’examiner les environs. Le bastion était en piteux état, témoin de plusieurs années de batailles inutiles et de mauvais entretiens. Et les nombreux soldats elfes qu’il avait pu rencontrer étaient dans un état encore pire. Partout régnait l’expression sombre et silencieuse d’un séjour où la survie était difficile.
Les temps ont changés, pensa Elarwin, jetant un coup d’œil au Commandant Elden qui ouvrait toujours la marche.
Elarwin se demandait à quoi pouvait bien penser cet homme, cet ancien général qui a aligné plus d’exploits et de batailles en une vie plus qu’aucun autre Efle n’aurait jamais espéré. À quoi pouvait bien penser une telle légende, dans un tel lieu ?
Les deux Elfes étaient maintenant dans une petite clairière. Un petit espace de mauvaises herbes qui était encerclé par la forêt silencieuse d’un côté, et bordé par la muraille du bastion elfe de l’autre. Elarwin ne pouvait que vaguement entendre le bruit du va-et-vient des soldats elfes du Bastion.
Enfin isolés, Elarwin s’apprêtait à faire son rapport, puis s’arrêta quand il vit Elden sortir de son uniforme une petite pipe en chêne. Sans se gêner outre-mesure, il l’alluma en prenant son temps et se mit a aspirer des longues bouchées de fumée.
Jamais de sa vie Elarwin n’avait été confronté à une telle impolitesse. Un sourire stria son visage et il essaya de prendre la voix la plus doucereuse qui soit :
— Mon général, si je puis me permettre…
— J’aime bien cet endroit, l’interrompa Elden. C’est le seul où on peut être au calme. Loin de tout, on entend personne, et personne ne peut nous entendre.
Elden tira une autre bouffée de sa pipe, puis expira une large fumée, la soufflant sur le visage d’Elarwin.
— Et puis, je ne suis plus général, ne l’oubliez pas, ajouta Elden avec un léger sourire mais un regard éteint.
Elarwin demeurait impassible mais ne souriait plus. Elden s’asseya à même le sol, le dos contre un tronc d’arbre.
Il leva la tête, cherchant le regard d’Elarwin.
— Comment se déroule votre interrogatoire ? demanda-t-il d’une voix professionnelle.
Elarwin prit une grande inspiration. Au moins, j’espère que cet entretien servira à quelque chose.
— Absolument lamentable, déclara-t-il Je n’ai appris que des informations floues et inutilisables sur les armées terroristes et la famille royale. Cette humaine nous fait perdre notre temps.
— Pensez-vous toujours qu’il s’agisse d’un imposteur ?
— D’une espionne rebelle plutôt. Une diversion destinée à nous perdre. Je ne comprends pas pourquoi vous avez insisté que je continue à l'interroger. Tout indique que…
— Voulez-vous en prendre un peu ?
Le Commandant avait posé sa question en tendant la pipe vers l’Inquisiteur. Elarwin demeura silencieux. Jamais personne n’avait osé interrompre un Inquisiteur de cette façon.
Mais ce n’était pas ce qui le troublait le plus : le Commandant Elden le regardait simplement, de bas, avec un regard sans aucune malice, sans aucune moquerie. Il paraissait ridiculement petit, assis par terre ainsi, face au sévère Inquisiteur debout.
Elarwin fit un léger non de la tête. Elden fronça légèrement les sourcils : il semblait réfléchir à un mystérieux problème insoluble.
—Vous vous demandez surement si je vous méprise, ou alors si je prends un plaisir sadique à vous importuner de la sorte, finit par dire Elden. Vous n’y êtes pas du tout, Inquisiteur. À vrai dire, j’ai même de la sympathie pour vous.
— Alors, mon commandant, puis-je demander pourquoi un tel manque de bienséance ? interrogea Elarwin, non content de la tournure étrange de la conversation.
— C’est bien simple, j’ai pris pour habitude de me détendre quand je viens dans cet endroit. Et aussi de fumer un peu. C’est la force de l’habitude.
Un silence passa. Elarwin s’attendait à qu’Elden continue son excuse, mais ce fut tout. En le voyant prendre une autre bouffée de sa pipe Elarwin sentit quelque chose exploser en lui.
— J’ai entendu beaucoup de choses sur vous, mon commandant. Je ne connais point les détails qui ont conduit un homme tel que vous dans un lieu tel que celui-ci. Vous ne devez probablement vous sentir frustré, énervé même. Alors lorsqu’un Inquisiteur descend ici, vous cherchez à reporter votre pathétique frustration sur…
— Surveille ton language, jeune Elfe.
Sa posture était toujours désinvolte. Son regard était toujours aussi éteint. Sa pipe pendait insolemment au coin de sa bouche.
Mais la voix du Commandant avait pris une intonation plus lourde. C’est à cet instant qu’Elarwin eut l’impression de parler à un véritable guerrier. Il ne put s’empêcher de sourire : enfin il pouvait discuter avec un Elfe digne de son rang.
— Que pensez-vous de la situation actuelle du bastion ? demanda Elden.
— Lamentable. Les soldats sont démoralisés. La forteresse en piteux état. La population humaine de cette région n’éprouvent pour vous que du mépris et le Conseil est complétement indifférent quant à votre sort.
— Votre franchise est admirable, ponctua Elden en souriant. Que penseriez-vous alors si je vous disais qu’on m’a rapporté la présence de terroristes dans la région ?
— Quels sont leurs effectifs ?
— Nous avons repéré un groupe d’une dizaine de soldats. Lourdement armés. C’était il y a deux semaines, à peu près au même moment de la reddition de notre princesse.
Elarwin perdit son sourire. Il commençait à comprendre où le Commandant voulait en venir.
— Êtes-vous toujours persuadé que notre invitée n’est pas ce qu’elle prétend être ? poursuivit le commandant.
— Une véritable princesse ne se serait jamais rendu seule, si vulnérable, à son ennemi de toujours. Je ne l’imagine pas manipulée par son entourage, elle est plutôt maline. Et vous la verrez dans son cachot…
Elarwin secoua la tête de dégoût.
— Elle n’a rien d’une Princesse digne de nom, si ce n’est son ton insolent et…
— Je crains devoir vous corriger sur un point, l’interrompa à nouveau Elden. Si notre invitée est en si piteux état c'est que la responsabilité en incombe à quelques uns de mes soldats.
— Excusez-moi ?
Elarwin s’était légèrement rapproché d’Elden. Il n’avait lui-même plus aucun respect des règles de bienséance et de hiérarchie : il fixait Elden avec un regard meurtier.
S’il le remarquât le Commandant ne réagit pas outre mesure et se contenta de tirer sur sa pipe. Il continua d’un ton léger :
— Cela vous étonne ? Vous l’avez dit vous-même : mes soldats sont démoralisés. Avoir une prisonnière, et une qui se prétend être une princesse de surcroît… Enfin, quelle importance, j’ai entendu que vous avez eu nulle considération quand vous lui avez brisé le bras.
— Ne me comparez à ça ! éructa l’Inquisiteur. Je l’ai fait pour me défendre et j’ai moi-même été au regret d’un tel emportement ! Que des Elfes se mettent en groupe pour de si vils agissements…
— Qu’allez-vous faire, dans ce cas ? Faire un rapport à vos supérieurs ? Vous avez dit vous-même qu’ils n’ont cure de ce qu’il se passe ici. Alors si en plus cela concerne une humaine insolente…
— Mais s’il s’agit réellement d’une humaine de sang royal venu ici pour négocier, vous…
D’un coup, Elden se releva, se mettant à une vitesse surhumaine debout, bien en face d’Elarwin. Les deux se jaugèrent du regard.
Bien qu’Elarwin était plus grand que le Commandant, celui-ci imprégnait le lieu de sa présence.
— Vous vous contredisez, Inquisiteur, articula lentement le Commandant. Vous n’avez cessé d’affirmer que cette prisonnière était un imposteur, et maintenant vous revenez sur votre opinion ?
— Qu’importe son rang. Je n’approuve pas la torture inutile des prisonniers.
— Vous ne semblez pas comprendre notre situation. Les terroristes sont là, Inquisiteurs. Cette région est la leur. Nous sommes des Elfes oubliés par le Conseil en plein territoire hostile. Votre présence ici n’est qu’une simple exception et je doute que vous soyez d’une quelconque utilité. Alors si j’ai une prisonnière humaine insolente qui ne désire que notre fin à tous, je n’aurai aucune pitié pour elle.
— Vos soldats…
— Mes soldats sont perdus dans un conflit absurde pour un Conseil qui n’a cure de leur sort. Vous me demandez d’avoir plus de considération pour un imposteur humain ou mes propres soldats ?
— La prisonnière…
— Si la prisonnière est, comme vous l’affirmez, bien une personne de sang royal qui a eu un rôle dans le commandement ennemi, alors j’estime qu’il est de mon droit de l’utiliser contre les terroristes.
— Si vous mettez au supplice votre futur otage je crains qu’elle ne remplira pas au mieux son rôle d’échange.
— Ayez confiance en nous. Vous-même, Inquisiteur expérimenté, n’avait pas tout de suite remarqué son traitement. Il existe bien des façons de faire souffrir sans laisser nul trace. Notre prisonnière est probablement en train de l’expérimenter.
Un autre silence, plus lourd que le précédent, fila. Elarwin ne cachait plus son mépris tandis qu’Elden tirait une autre bouffée de fumée.
Elarwin trembla légèrement, puis se retourna et partit en courant.
Il ne restait plus que le Commandant, les yeux éteints, au calme dans sa petite clairière, entouré par la forêt silencieuse.