Un son osseux retentit dans la cellule et, malgré toute sa détermination, la femme échappa un petit cri de douleur. S’il l’avait entendu, le médecin elfe demeura de marbre, concentré sur son bras blessé.
Après avoir remboité son épaule, le médecin elfe palpa le biceps de la femme, sentant clairement la felure de son os. Il appliqua quelques mixtures pâles sur sa peau, enveloppa grossièrement le bras de bandages, se leva puis sortit précipitamment.
Toute l’opération n’avait duré que quelques minutes. Le médecin n’avait dit aucun mot et avait gardé un masque d’indifférence totale. La femme se demanda même, à nouveau, s’il était bien un médecin.
Elle soupira, puis parvient à se redresser, évitant de faire le plus de mouvement possible avec son bras encore endolori. Si la mixture faisait effet, elle ne le sentait pas.
Il n'avait fallut que quelques heures pour que le médecin ne daignât la consulter. Pendant ce temps la femme avait souffert, couchée en grognant sur le dos, dans un coin miteux de sa cellule. Elle n’avait pas osé appeler à l’aide : elle ne voulait pas leur donner ce plaisir.
Tout ce qu’elle pouvait faire était de se rappeler : comment elle avait sauté sur ce maudit Inquisteur. Comment celui-ci s’était retourné dans un mouvement vif et gracieux comme s’il l’attendait. Comment il avait aisément évité sa folle charge puis avait agrippé son avant-bras et effectué un mouvement de torsion violent et impitoyable.
Elle s’était alors retrouvée par terre, si vite qu’elle ne comprit pas tout de suite comment. Si confuse qu’elle mit quelque temps avait de ressentir la douleur terrible provenant de son épaule que l’Inquisiteur avait déboité et de son bras qu’il avait brisé.
Et même si la douleur était encore plus perçante que les claquements de milles fouets, même si le cachot semblait encore plus misérable et insalubre, rien ne faisait plus souffrir la femme que ce que la réaction de l’Inquisiteur avait eu en apprenant son identité.
« Vous êtes un imposteur. »
Et malgré tout, elle se rappela. Tout ceux avec qui elle avait lutté. Les opérations de guerilla, de sabotage, d’espionnage contre les Elfes. Les nombreuses victoires, et les défaites plus nombreuses encore. Les liens qui se sont formés. Les soldats qui la suivaient depuis des années. Ses frères et ses sœurs qui donnaient leur vie et bien plus.
Et Miland. Son regard déterminé, son sourire toujours triomphant, son ton réconfortant même quand il lui avait parlé pour la dernière fois : « Puisque je ne peux t’arrêter, je te souhaite toute la fortune du monde. Courage, et reviens-nous. »
Adélaïde ferma les yeux, espérant que la douleur dans son bras et dans son cœur l’empêcheraient de continuer à penser.
Puis elle entendit des bruis de pas familiers qui se rapprochaient de son cachot...
Ce fut quelques jours plus tards (ou bien plus, étant donné qu’Adélaïde ne pouvait compter les jours qui passent dans sa cellule souterraine) qu’Elarwin entra dans son cachot. Sans dire un mot, il s’assit sur la chaise, dans la même position que la dernière fois.
Son visage impassible ne sembla pas remarquer les grands yeux surpris d’Adélaïde. Il semblait absolument inchangé depuis la dernière fois, émanant toujours la même aura de calme froid, le même regard perçant. Il dit simplement :
— J’ai quelques questions à vous poser. Asseyez-vous.
Adélaïde s’assit donc, à la même place que la dernière fois. Mais cette fois-ci, Adélaïde était complètement confuse, et peinait à paraitre aussi calme et composée que l’Inquisiteur.
Après un silence encore plus pesant que le trouble intérieur d’Adélaïde, Elarwin prit une nouvelle fois la parole. Sa voix mélodieuse semblait plus rapide.
— Veuillez déclinez votre nom et identité.
Adélaïde se présenta une nouvelle fois. Elarwin demeura impassible, prenant quelques notes dans une de ses feuilles. Une fois qu’elle eut fini, il demanda d'une voix encore plus rapide :
— Que pouvez-vous me dire sur les dirigeants terroristes mélcèniens, leurs locations, leurs principales sources d’approvisionnement ainsi que les lieux précis des prochains attentats ?
— Je peux tout vous dire, répondit Adélaïde d’une voix plus grave. Mais pour cela, je veux des garanties.
Elarwin demeura impassible. Il avait remarqué qu’Adélaïde prenait une grande inspiration le regardait droit dans les yeux. C’était maintenant que tout devait se jouer. Adélaïde devait profiter du fait que l’Inquisiteur était de retour : elle n’aurait peut-être pas d’autres chances.
— Je ne vous donnerai ce genre d’information uniquement si vous m’assurez que la nouvelle de ma capture parviendra à votre Conseil. Ainsi qu'un contrat écrit stipulant qu'aucunes représailles ne seront entreprises envers mon peuple. Aussi je veux que le territoire de la Melcénie demeure inchangé. Enfin, je veux que mon exécution prévienne celles des autres membres de ma famille.
Adélaïde reprit son souffle. Elle savait pertinemment que ces demandes étaient excessives. Mais une princesse digne de ce nom aurait agi ainsi, et elle esperait que l’Inquisiteur accède à au moins une de ces demandes.
La cellule lui semblait encore plus exigüe, les parois encore plus rocailleuses, et Elarwin encore plus froid. Il avait écouté calmement, sans bouger, sans prendre de notes. Adélaïde s’était attendue à être interrompue sèchement, à ce qu’il s’énerve, à ce qu’il quitte la pièce ou qu’il lui brise l’autre bras.
Elarwin, avec une intonation chantante, lui repondit simplement :
— Je comprends. Il n’y aurait eu aucun problème à répondre à vos demandes si vous étiez réellement la Princesse Adélaïde Arris.
— Je vous ai dit que…
— J’ai réfléchi à notre dernier entretien, la coupa-t-il. Je ne pense pas que vous soyez démente, vous paraissez bien trop réfléchie pour cela.
Il se pencha, et Adélaïde perçut de nouveau la même lueur dangereuse dans le regard de l’Elfe.
— Cela signifie que vous êtes ici pour nous tromper, continua-t-il froidement. Je ne doute pas que toutes les informations, bien que vraisemblables au premier abord, ne serviront qu’à protéger les véritables agissements de ces terroristes. C’est uniquement pour cela que vous vous êtes rendue.
Adélaïde ne saurait pas l’expliquer mais elle eut l’impression de découvrir plus en détail le visage harmonieux d’Elarwin. Sa beauté glaciale était indubitable. Alors qu’il s’était légèrement penché, Adélaïde put plonger dans son regard, ses courbes inhumaines, sa peau plus douce que la soie.
Adélaïde comprit qu'en cet instant elle haïssait cet homme comme elle n’avait jamais haï quelqu’un auparavant.
— Si je ne suis pas folle dans ce cas, rétorqua Adélaïde, et que je ne suis pas digne de votre confiance, pourquoi venir m’interroger ?
— Je n’ai pas à vous répondre.
— Alors pourquoi ne pas utiliser vos sortilèges elfes ? Je croyais que l’un d’eux permet d’empêcher le mensonge, ajouta Adélaïde d’un ton provocateur, sachant bien qu’il ne s’agissait là que de rumeurs.
— Je n’ai pas à vous répondre, répondit-il légèrement agacé. Retenez bien une chose : ma présence ici n’est que temporaire et sans aucune sûreté. Je peux partir à tout moment si je juge l’entretien inutile. Une fois que je partirai, personne d’autre ne communiquera avec vous, si ce n’est pour vous conduire au lieu de votre exécution pour obstruction à la justice, tentative d’agression sur un représentant de l’ordre et complicité terroriste. Me suis-je bien fait comprendre ?
Adélaïde ne répliqua pas. Il n’y avait nul besoin.
Alors que l’Inquisiteur relisait ses documents une dernière fois, Adélaïde se concentra, se préparant à ce qui allait être l’entretien le plus important de sa vie. Pour elle, tout comme pour son royaume. Elle eut espéré que l’Elfe avait eu une épiphanie et avait fini par la croire, mais celui-ci demeurait imperméable.
« Au moins, pensa-t-elle, il est revenu. Pourquoi ? A-t-il des doutes ? Atypique pour un Inquisiteur Elfe. Cherche-t-il des informations valables sur la Résistance ? Mais il parait sérieux quand il m’accuse d’être un imposteur. Que pense-t-il obtenir de moi ? »
Malgré sa douleur au bras, Adélaïde réfléchit à toute vitesse, comprenant la situation paradoxalle dans laquelle elle se tenait. Elle devait prouver à l’Elfe son identité, ce qui voulait dire donner des informations sensibles sur toute la Résistance. Il allait sans nul doute l’interroger surtout sur sa famille, et la moindre phrase trop révélatrice pouvait les condamner.
D’un autre côté, si Adélaïde évitait trop les questions et demeurait trop évasive alors l’Inquisiteur en déduirait qu’elle n’a aucune valeur. Ou alors la laisserait croupir ici, par pur sadisme. Après son bras, Adélaïde ne doutait pas qu’il connaissait d’autres moyens pour la faire souffrir.
Elle n’avait plus l’impression d’être en face d’un Inquisiteur Elfe : elle était confrontée à un prédateur intelligent et impitoyable.
Elarwin releva la tête de ses documents. « Ça commence » pensa Adélaïde.
— Parlons de feu votre père. Pouvez-vous me raconter les circonstances exactes de sa mort ?
Prise par surprise, Adélaïde hésita pitoyablement quelques secondes. Que pouvaient lui apprendre des infromations sur son père, mort il y a des années ? Puis Adélaïde remarqua un léger sourire suffisant aux lèvres de l’Elfe. « Cherche-t-il à me déstabiliser ? Ou… » Elle reprit son souffle.
— Cela s’est déroulé il y a quatre années. Feu mon père Arenold défia un Elfe du Conseil qui avait atteint à son honneur. L’Elfe gagna le duel : mon père perdit la vie deux jours plus tard, des suites de sa blessure.
— Quelles étaient les causes exactes de ce duel ? lui susurra l’Elfe.
— L’Elfe avait fait des remarques désobligeantes quant à la compétence de feu mon père à gouverner. Feu mon père a aussi rapporté que l’Elfe avait fait des remarques désobligeantes concernant la… pudeur de ma mère la Reine Morwenn.
— Un bien triste individu que cet Elfe, ponctua Elarwin. Jamais n’ai-je croisé durant ma très longue vie un personnage si peu… elfique.
L’Elfe avait prononcé ce dernier mot d’une voix plus sifflante, comme s’il faisait une très mauvaise plaisanterie ou une menace à peine dissimulée. Pourtant Adélaïde sourit :
— Je suis bien d’accord avec vous. Moi-même, et malgré mes nombreux griefs contre votre race, n’ai-je connu un Elfe s’abaissant à des insultes si grossières.
— Nous sommes bien d’accord sur ce point, dit l’Elfe en hochant la tête. Est-ce que…
— N’y voyez aucun ombrage, mais j’ai l’honneur de connaitre l’éloquence verbale et l’esprit vif qui caractérisent tant votre Race et votre langage. Une telle attaque grossière, adressée avec si peu de considération, m’a beaucoup surprise. Non seulement cet Elfe avait à ce point ignoré tous les codes de courtoisie elfe qui font votre fierté, mais en plus cet Elfe faisait parti du Conseil ! L’ordre le plus respectable de tout le territoire elfique et au-delà !
— Où voulez-vous en venir, ma Dame ?
L’Inquisiteur avait perdu son sourire, et ses yeux légèrement plissés trahissaient sa méfiance. Adélaïde faillit se mordre la langue : elle avait perdu l’effet de surprise qu’elle recherchait, l’Elfe s’attendait à quelque chose.
Tant pis :
— Je ne vous fais part ici que de mes hypothèses. Je pense que toute cette histoire d’honneur royal bafoué n’est qu’une machination tordue destinée uniquement à justifier pour mon père de se battre en duel avec cet Elfe. Je connais mon père : paix à son âme, c’était un couard. Jamais il n’aurait pensé avoir une chance contre un Elfe en combat singulier. Tout son règne est l’histoire de sa soumission indéfectible aux Elfes. Pour moi, il a inventé cet affront, a défié l’Elfe qui, bien évidemment, a répondu. Sa mort a été l’argument principal pour de nombreux melcéniens à prendre les armes contre les Elfes. Que cela soit purement de l’initiative de feu mon père, ou alors qu'il complotait avec d’autres membres de la famille royale, ou alors il a été manipulé, je ne sais pas.
Adélaïde reprit sa respiration. L’Elfe la regardait sans rien dire, n’ayant pris aucune note ni n’ayant jeté aucun coup d’œil à ses documents. Il la regardait plus tôt avec un étrange éclat dans les yeux qu’Adélaïde n’avait encore jamais vu.
Mais l’Elfe demeurait pensif : Adélaïde considérait cela comme un bon signe. Elle avait voulu le déstabiliser, mais aussi donner une opinion incisive de l’intérieur de la situation royale de l’époque.
Seul une princesse pouvait autant connaitre le Royaume de Melcénie de l’intérieur. Pour Adélaïde, c'était le meilleur moyen pour prouver son identité tout en ne divulguant aucune information sur les membres de la résistance.
— Je ne suis pas spécialement d’accord avec votre analyse, ma Dame.
Elarwin croisa alors les doigts de ses mains puis posa son menton sur celles-ci, regardant de haut une Adélaïde méfiante.
— Je suis parfaitement d’accord avec votre opinion sur le comportement de ce Haut Elfe, Vénérable du Conseil. Cependant, je peine à agréer à votre… analyse du comportement de votre père. S’il était si couard, pourquoi risquer sa vie dans un combat qu’il savait perdu d’avance ? S’il a toujours été si loyal, pourquoi se lançait dans une telle machination morbide portant atteinte à un ordre qu’il a respecté toute sa vie durant ?
— Son respect était surtout une peur lâche, répliqua Adélaïde avec véhémence. Une crainte de couard : il ne les respectait car il craignait plus que tout de perdre la vie, sa vie de roi, faite de privilèges et d’avantages. Une fois qu’il se savait vieillissant, faible et mourant, cette loyauté n’a plus lieu d’être.
— Étant donné qu’il perçoit sa mort comme une certitude imminente, voulez-vous dire ?
— Exactement. Toute une vie d’humiliation soumise a alors laissé place à un sentiment amer de revanche. Ils ont dicté toute sa vie, alors il décidera lui-même de sa mort. Et comme un grand nombre d’Hommes, même parmi la famille royale, cherchaient depuis longtemps un prétexte pour déclarer la guerre à votre peuple…
— Vous me dessinez un bien sombre portrait de feu votre père dites-moi. Vous faîtes une princesse bien critique de votre Royaume.
Adélaïde serra les dents. Le sous-entendu était clair : une véritable princesse ne serait pas si froide et cynique envers les agissements de sa famille. Elle ne savait pas si Elarwin était sérieux ou s’il jouait avec elle. Elle n’eut pas le temps d’y réfléchir :
— Et le premier héritier du Royaume, feu votre frère ainé ?
— Anatold est mort un mois plus tard, répondit Adélaïde en sachant bien qu’Elarwind connaissait déjà la réponse. Il a mené une embuscade, mais c’était un piège et il est mort au combat. Toute la Résistance a fait de lui un martyr, sa mort encourageant encore plus d’Hommes à se rallier à nous.
— Un héros peut-on dire, poursuivit l’Elfe. Votre armée grandissante et votre détermination solidifiée, qui a pris les rênes de ce glorieux mouvement ?
— Par la non moins glorieuse Aranild, feu ma sœur ainée, prochaine héritière dans la succession. À la surprise de tous elle fut une cheffe militaire redoutable, et c’est sous son commandement que la Resistance obtint ses plus éclatantes victoires. Toute la situation actuelle aurait pu être radicalement différente si elle n’avait pas également trouvé la mort dans une embuscade ayant mal tournée, comme feu mon frère Anatold.
Elarwin ne put s’empêcher de pencher légèrement légèrement la tête sur le côté. Une interrogation fugace passa sur son visage : Adélaïde sut qu’elle devait en profiter.
— Je ne vous parle pas d’une de mes hypothèses personnelles et impopulaires, mais de la réalité réelle de la Résistance. Les dirigeants sont les membres de la famille royale, se proclamant comme les légitimes vengeurs de l’affront porté au Roi Arenold. Suite à la mort d’Anatold et d’Aranild, il ne reste plus que moi, mon frère cadet Alan et ma sœur Alwenn. Nous nous sommes jurés une coopération indéfectible et impitoyable pour détruire notre ennemi commun. Et toute la Resistance nous suit sur ce postulat qui n’est qu’un mensonge. Ma fratrie ne cherche qu’à gagner en popularité, en prestige devant les Melcéniens. La mort du Roi a servi d’exemple : il suffit de bien jouer le jeu pour obtenir le soutien indéfectible de la population. Mais à une différence notable du Roi : il faut s’assurer que la mort frappe plutôt le frère ou la sœur ainée…
— Très intéressant.
Adélaïde sentit son sang se glacer. Elarwin avait prononcé ses paroles d’un ton las qu’il ne prit pas la peine de dissimuler. Adélaïde avait remarqué qu’il avait cessé de prendre des notes. Il avait maintenu son regard vissé sur la lecture de ses notes et non Adélaïde.
— Vous avez mentionné votre frère Alan ainsi que votre sœur Alwenn, poursuivit-il. Que pouvez-vous me dire sur leur location ou leurs plans actuels, à moins qu’il ne leur est également arrivé quelque chose de fâcheux ?
— Les derniers rapports crédibles que j'eus sur mon frère Alan indiquaient qu'il menait des sabotages à grandes échelles au Sud de la Melcénie. J’ai aussi entendu qu’il avait essuyé de cuisants échecs et qu'il s’était retranché dans les Monts Brumeux à l’Est. J’ai également entendu des rumeurs prétendant que ma sœur Alwenn se trouvait également dans ses Monts, hésita-t-elle.
— À quand remonte votre dernier contact avec elle ?
— Cela va faire plus d’un an. Nous sommes vu, elle, mon frère et ma sœur ainée Aranild avant sa mort, afin d’attaquer un des bastions elfes. Puis Aranild, qui était essentielle au plan, est morte, et alors nous avons tous pris la fuite dans des chemins différents, divisant l’armée en trois branches. Nous avons très peu conversé depuis, et je pense connaitre la raison.
— Et votre frère…
— Nos relations sont toutes aussi refroidies, mais je faisais des efforts pour reprendre contact. La Résistance ne pouvait se permettre d’un commandement aussi fracturé. Il y a maintenant quelques mois je lui proposais plusieurs fois de converger nos efforts. Mais il m’a toujours évité, ou alors directement suggéré que je voulais le piéger. Je pense qu’il est tombé dans la même paranoïa que ma sœur : les deux pensent que j’ai moi-même orchestrée la mort de notre frère et sœur ainés. Et c’est faux, ponctua-t-elle et remarquant le regard acéré que l’Elfe lui lançait.
Elarwin soupira. Adélaïde le vit prendre une langoureuse inspiration, puis souffler lentement par les narines, émettant un soufflement insolent qui résonna dans toute la pièce.
Il y avait quelque chose d’étrange dans le spectacle d’un Elfe qui s’ennuie. On dit qu’ils sont les êtres les plus beaux qui n’ont jamais foulé cette terre. Une harmonie des formes et d’esprit. Pourtant, quand Adélaïde vit cet Inquisiteur peiner à cacher son profond mécontentement, quand elle discerna la moue naissante qui tiraillait ses traits, elle ne put s’empêcher de le trouver très laid.
— Une dernière question, ma Dame. Où pensez-vous que la Résistance va frapper prochainement ?
Adélaïde frissonna, puis espéra tout de suite que l’Inquisteur ne l’avait pas remarqué. « Une dernière question » avait-il dit.
Elle avait la curieuse impression qu’elle devait à tout prix satisfaire l’Inquisiteur sur cette question.
— Je ne peux que me prononcer sur mon armée. Nos derniers plans portaient sur les Jaunes-Plaines, à une trentaine de kilomètres au Sud. Il s’agissait de porter une attaque sur une garnison elfe.
— Quand ce plan a-t-il été formé ?
— Il y a à peine deux semaines. J’étais contre : je voulais déplacer mon armée vers les montagnes, là où se cache ma sœur, en espérant pouvoir…
— Aucune attaque n’a été porté dans la région durant les derniers mois.
Elarwin tapa du doigt sur la table. Le son résonna dans toute la pièce, forçant le silence. Adélaïde ne dit rien. Elle demeura aussi impassible qu’il était humainement possible, employant tous ses moyens à ne pas laisser transparaître la douleur qui vrillait son bras, son cœur qui battait à la chamade et la haine qui brulait en elle.
— Vous êtes quelqu’un d’intéressant, princesse Adélaïde.
L'Inquisiteur avait prononcé la fin de sa phrase avec un ton allègre, léger. Comme s’il venait de faire une plaisanterie.
— Je vous questionne sur les tenants et aboutissants de l’armée de votre frère et sœur, et vous partez sur un bien épuisant rapport de vos relations personnelles avec eux. Je vous demande simplement comment est mort votre père, et vous divaguez une théorie du complot fort longuette qui nous éloigne considérablement du sujet. Je vous interroge sur votre armée, et vous ne me répondez qu’une vague information sur un plan fantôme qui n’a jamais eu lieu.
— Je…, tenta de répondre Adélaïde.
Le doigt d’Elarwin martella une fois de plus la table. Un son de craquement sinistre se fit entendre et Adélaïde se tut à nouveau, remarquant la légère fissure qui s’était formée sur la table, à l’endroit même où le bel index de l’Inquisiteur avait frappé.
Adélaïde dirigea alors lentement son regard sur le visage de l’inquisiteur. Elle craignait de le voir ennuyé, déçu, enragé.
Ce fut pire. Il souriait toujours autant, ses fines lèvres cisaillant son visage de la même façon que la fissure qu’il avait faite cisaillait le bois de la table.
Adélaïde comprit alors qu’elle était incapable de savoir à quoi pensait l’Inquisiteur.
Et elle en était effrayée.
Sans rien dire d’autre, Elarwin rassembla ses documents, se leva, salua Adélaïde en se penchant légèrement, se retourna, puis quitta la salle, la laissant seule, complètement seule.