– Est-ce que vous avez un nouveau texte à mettre en correction chez nous ?
Sa voix reste calme, posée, alors que Francis bout à l’intérieur. Il lui faut un nouveau manuscrit, et de qualité ! sinon il ne pourra jamais finir son œuvre. Quarante deux ans qu’il s’y attelle et tout pourrait s’arrêter là. Non non non, c’est impossible. Il a une semaine pour trouver, une semaine avant sa retraite.
Il grommelle en pensant à sa collègue qui le pousse à bout pour qu’il lui laisse tout le boulot depuis des mois. Et puis quoi encore ? Il est correcteur depuis plus longtemps qu’elle. Tant qu’il sera levé et rasé dès huit heures tous les matins, tant qu’il verra encore assez clair derrière ses lunettes, il sera là jusqu’au dernier jour pour corriger ses textes.
L’auteur dont il a oublié le nom – un Etienne Trucmuche – soupire, « non il n’a pas de nouveau projet en cours » et puis s’il était honnête, il dirait surtout qu’il se fiche des problèmes des autres, ça Francis en est certain. Décidément, il n’a que ses livres pour le rendre à peu près sympathique celui-là.
Qu’est-ce que ça peut bien lui faire de toute façon que lui-même soit en train d’accomplir un prodige ? Rien du tout, voilà la réponse.
– Vous voulez que je paie en liquide ou par chèque ?
Francis hoche la tête sans l’écouter, il se moque de son moyen de paiement comme de sa première chaussette tant que l’auteur règle ses quelques centaines d’euros.
Il aura suffit d’un soupir pour que ses projets s’évanouissent. Pourtant Francis n’est pas inquiet, il a toujours eu de la ressource alors il se débrouillera autrement.
Un coup d’œil au planning du bureau d’accueil, une fois l’auteur parti en grommelant, et Francis voit que Rose, une de ses autrices préférées, est prévue pour le lundi suivant. Il maugrée dans sa barbe, ce sera trop tard. Alors il fouille partout sur le calendrier, dans les contrats en cours. Rien. Pas une seule rencontre avec un auteur avant sa mise au rebut.
Pas le choix, il devra emprunter une page à Betty, juste une. Ce n’est pas le bout du monde. Elle comprendra. Il secoue la tête, non bien sûr qu’elle ne comprendra pas, elle n’a jamais compris. Elle va plutôt se marrer en lui disant qu’il est « perché », « un vieux fou », « bon pour l’asile ». C’est plutôt comique quand on sait qu’ils ont à peine cinq ans d’écart.
Debout devant la porte d’entrée, ses doigts s’activent, ils tapotent sur sa cuisse raide.
Défait mais pas résigné, il se précipite à son bureau et sort son carnet. Ça l’apaise. Ça lui rappelle qu’il a une mission dans cette entreprise, un but noble et incroyable. Il n’en a jamais parlé à qui que ce soit, surtout pas à la vieille pie qui travaille avec lui. Pas non plus à Huguette, sa femme décédée trois ans plus tôt, avec qui il partageait tout du matin au soir et du soir au matin.
Ce carnet, c’est son jardin secret, il le garde dans un tiroir fermé à clef, dans son bureau qu’il verrouille tous les soirs. Question de confiance. Quand on adore fouiller dans les affaires des autres, on a toujours peur qu’ils en fassent de même.
Le cuir marron du carnet a vieilli, malgré les soins que Francis lui a prodigués au fil des ans. Il craquèle, il se tord. Et quand ses mains expertes l’ouvrent, il grince de mécontentement.
À l’intérieur, des milliers de phrases, notées avec une précision d’horloger. Son rythme était plus soutenu bien sûr quand il était plus jeune, maintenant il doit en ajouter une nouvelle tous les mois peut-être. Avant, il en inscrivait au moins une toutes les semaines. Et pour ça, il acceptait toutes les missions qu’on lui proposait. Toujours ciblées. De la romance quand ses personnages s’animaient, de la littérature érotique même, des romans historiques pour tous les cauchemars de guerre, et puis de la littérature blanche pour une bonne partie des passages. Il avait toujours fait attention.
Quarante deux ans que Francis emprunte une phrase dans chaque roman qu’on lui confie. Il la bichonne, n’en change jamais rien, même pas la ponctuation. Il lui insuffle une nouvelle vie, un peu comme un médecin avec un nourrisson qui vient de pousser son premier cri.
Il suffit parfois d’un mot, d’un unique mot. Quand il le voit dans le manuscrit qu’il corrige, il en perd tout sens commun. Son corps entier se fige, son esprit entre en fusion. Il vérifie qu’on ne le surveille pas, il sort son carnet et note sa nouvelle phrase, celle qui complète à merveille l’histoire de Ferguson, ce soldat qui retourne à la vie civile après la guerre.
Francis sourit en caressant le cuir rêche. Ferguson pourra bientôt conclure son histoire. Il ne lui manque qu’une seule phrase.
Un style toujours très agréable et enlevé, avec un petit mystère qui nous tient jusqu'au bout du chapitre, bravo !
Juste une coquillette
- "un peu comme un médecin avec un nourrisson qui vient de pousser sin premier cri." => son
Je corrige la coquille au plus vite !
Superbe premier chapitre qui donne le ton, c'est fluide et dynamique, le contexte est bien posé.
Je suis très intriguée par le but de Francis, et j'aime l'idée de son carnet de notes, c'est original !
Je vais lire la suite sans attendre 😉