Une mission à haut risque

Par Audrey

Betty est partie chez elle retrouver son mari et son bon à rien de fils, mais il a fallu qu’elle lui sorte une dernière remarque acerbe :

« Je te rappelle que tu es censé te reposer, papy. »

Non mais, a-t-on déjà vu un tel manque de respect ?

Francis jure comme un charretier en fouillant le bureau de sa collègue. Des photos nulles de ses chats avec des petits cœurs partout, son fils qui patauge dans sa grenouillère – dernier instant où il a eu l’air sympathique – à sa remise de diplôme aussi, parce qu’on copie les Etats-Unis à tour de bras maintenant, et son mari le jour de leur mariage. Il se souvient avec horreur y avoir été invité et être tombé malade le lendemain. Cette morue aurait essayé de se débarrasser de lui que ça ne l’aurait pas surpris.

Sans prendre la moindre précaution, il fouille partout. Les tiroirs, l’ordinateur dont elle change le mot de passe tous les trois mois (c’est « chipolata » en ce moment) et même l’armoire maudite avec toute la paperasse qu’il lui refile. Il n’a pas le temps pour ça, il est en mission, lui.

« Bon Dieu de bonne femme, elle est partie avec son manuscrit. »

Le voilà qui peste.

Francis vocifère si fort qu’on toque à la porte de leur bureau. Bien entendu, Betty l’a laissé ouverte alors on entre. Il referme derechef les tiroirs de sa collègue et a à peine le temps de se retourner qu’on arrive déjà pour lui tailler une bavette.

–  Tout va bien, monsieur Rochefort ?

Il lève les yeux au ciel. Manquait plus que le voisin.

–  Oui, monsieur Tartenpion. Je vais très bien. C’est juste un coin de table. Vous savez ce que c’est. Avec l’âge, on voit moins bien et ces petites bêtes en profitent pour se frayer un chemin vers nos doigts de pied.

Rufus Tartenpion l’observe sans rien dire. Il a toujours été bizarre celui-là.

–  Je peux vous aider ?

Il secoue la tête, mais ne s’en va pas pour autant.

–  Eh bien je vais vous inviter à partir alors. J’ai du travail.

–  Betty m’a demandé de faire attention à vous quand vous restez plus tard le soir. Elle s’inquiète.

« Bordel. De quoi elle se mêle, celle-là ? »

–  C’est fort gentil à vous, mais je m’en sors très bien tout seul. Vous avez mieux à faire que de regarder un vieillard ranger des papiers.

Rufus cligne des yeux et va s’asseoir au bureau. Quel toupet ! Francis écarquille les yeux quand il voit son carnet, ouvert, en plein milieu du poste de travail. Misère. Quarante deux ans de discrétion pour que tout soit détruit par la faute de Betty et du maudit voisin.

Il prend un air détaché et rassemble quelques dossiers éparpillés çà et là. Le voisin guette le moindre de ses mouvements, mais il n’a toujours pas posé un œil sur son trésor. Francis se rapproche et finit par jeter le tas de documents par-dessus son précieux carnet. Le cuir craque sous le poids du papier comme des années. Sa souffrance est à deux doigts de lui arracher une larme, pourtant il n’a jamais pleuré, pas même quand sa femme a accouché d’un enfant mort né, pas même quand on leur a dit qu’ils n’en auraient pas d’autre, pas même quand Huguette lui a tenu la main pour la dernière fois en lui disant qu’elle le reverrait de l’autre côté. Non, il n’est pas bonhomme à pleurer, lui.

–  Vous voyez, Rufus, je ne risque rien à trier des dossiers. Rentrez chez vous. Si j’ai besoin de quelque chose, je sais où vous trouver.

Tartenpion soupire lui aussi. Tout le monde soupire en lui parlant. À croire qu’il déclenche une extrême frustration chez tous les gens qu’il connaît.

–  Je vous laisse trente minutes avant de revenir vous voir. Il est vingt heures et à votre âge on est plus raisonnable.

Abasourdi, Francis en oublie de répondre. Il reste là, comme s’il était déjà un intrus dans son propre bureau. Il secoue la tête. À peine a-t-il repris ses esprits, qu’il récupère son carnet et le presse contre sa poitrine. Il a survécu et son rêve avec lui.

Maintenant que le voisin gênant a menacé de revenir, Francis trie rapidement les dossiers et les classe dans l’armoire. Il en profite pour fouiller une dernière fois à la recherche de cette phrase magique qui terminera son œuvre, sans succès. Betty est devenue trop rusée.

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Baladine
Posté le 08/07/2022
J'adore ce personnage de Francis Rochefort en correcteur tyrannique avec sa collègue, qui l'épie, la juge, ne décolère jamais, rejette tout sur les autres, critique et se débarrasse du travail qui l'ennuie en le refilant à Betty, tout en lui reprochant de ne pas lui laisser ce qu'il aime faire. Un collègue comme on les aime, en plus il tient à jour le registre des mots de passes qu'elle utilise pour son ordinateur et qu'elle change sans doute exprès parce qu'elle sait que l'autre est un fêlé ! L'ambiance... En même temps, il a quelque chose d'innocent et d'enfant, à tenir absolument à trouver sa phrase et à garder précieusement son carnet à l'abri des regards. Il est touchant dans son côté rustre !
Audrey
Posté le 08/07/2022
J'aime bien les personnages (et les gens) un peu différents.
Il est touchant ce monsieur une fois qu'on connaît toute son histoire.
Mathmana
Posté le 08/03/2022
C'est tellement bien que je l'ai lu en deux minutes !! J'aime beaucoup ton humour et le naturel de ton écriture, ce genre d'histoire presque du quotidien pourrait être difficile à écrire mais tu réussis haut la main à en faire un vrai suspens !
Il n'y a que pour le dialogue où je n'ai pas compris à la première lecture qui parlait, mais on remet vite les personnages en seconde lecture.
Je fonce vers la suite !
Audrey
Posté le 09/03/2022
Merci pour ton retour. Je vais voir ce que je peux faire pour le dialogue !
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