Il suffit de passer le pont

Depuis une période sombre de ma vie, je déteste les grilles et les serrures parce qu'elles enferment et empêchent la libre circulation des personnes. Le corollaire est qu'elles nuisent aussi à la circulation et au développement des idées. Ce contre quoi je ferraille depuis mon adolescence.

Pour les raisons contraires, j'aime les ponts. Qu'ils soient d'Avignon, de Tancarville ou modestes anonymes, ils nous permettent de franchir aisément ruisseaux, rivières, fleuves et autres obstacles ; et pour certains de rejoindre des îles sans embarcation et à pieds secs.

Beaucoup sont de modestes constructions de bois, mais d'autres sont nés de l'imagination et de savants calculs de nos plus grands ingénieurs. Bien que je reconnaisse aux seconds le fait qu'ils sont de véritables prouesses technologiques, ils n'ont pas ma préférence ; j'ai une plus grande affection pour les petits ponts de nos campagnes aux abords desquels on cueillait le cresson et où l'on pêchait le goujon.

Récemment, j'ai parcouru plus de mille kilomètres pour revoir mon village natal après des décennies d'exil. Avant d'arriver à destination, je suis passé à proximité d'un de ces petits ponts. On l'appelle le pont du roi. J'ignore si c'est l'appellation officielle ; mais tout le monde le nomme ainsi.

L'histoire locale nous dit qu'il a été construit par les villageois pour aider l'armée du Roi de France à franchir un fossé sans encombre et permettre la libération de la ville voisine assiégée par les troupes de Charles Quint. Ledit fossé serait l’œuvre de l'envahisseur et aurait été creusé dans l'unique but de détourner la rivière traversant la ville pour la priver d'eau.

Au-delà de ces connaissances historiques locales, j'ai de ce pont un souvenir de jeunesse impérissable.

On était en juillet, c'était le début de l'après-midi et je me rendais à la pêche dans un étang à la sortie du village. En route, j'ai rencontré Muriel. Elle avait la réputation d'être un garçon manqué malgré une féminité fort bien réussie, et je ne fus ni étonné, ni embarrassé qu'elle souhaite m'accompagner. Nous avons fait route ensemble et au moment de franchir le pont du roi, sa réputation s'effondra. Sans être dangereux, le pont était vétuste et ses planches disjointes et branlantes apeurèrent Muriel qui refusa d''avancer. Tu parles d'un garçon manqué ai-je pensé ! Mais je lui ai tendu la main et je l'ai guidée jusqu'à l'autre rive. Là, elle m'a remercié, mais ne m'a pas lâché la main. Quelques dizaines de mètres plus loin, à l'abri des regards indiscrets elle m'a donné mon premier baiser d'amoureux.

Mais revenons à mon récent voyage. Lorsqu'à mon arrivée, j'ai revu le pont, il était tel que mes souvenirs me le révélaient. Après plusieurs dizaines d'années, rien ne semblait avoir changé, comme si le temps s'était figé et n'avait eu aucune emprise sur lui. J'ai ralenti mon allure jusqu'à rouler au pas et je me suis laissé envahir par ce sentiment de plaisir qui donne aussi envie de pleurer. Je me suis juré de venir le lendemain y rechercher le cœur et nos initiales que j'avais gravés en compagnie de Muriel. Je les ai trouvés sans peine. À quelques centimètres près, je me suis souvenu de l'endroit où mon couteau -je ne suis pas de la génération du marqueur- avait entaillé le bois du petit pont.

J'aurais aimé savoir ce qu'était devenue la jolie Muriel... et la rencontrer... puis la conduire au petit pont. Alors je lui aurais pris la main… Mais la brièveté de mon séjour ne m'en a pas laissé le temps.

Sur le chemin du retour, je me suis surpris à fredonner la chanson de Georges Brassens : Il suffit de passer le pont.

Il suffit de passer le pont,

C'est tout de suite l'aventure !

Laisse-moi tenir ton jupon,

J't'emmèn' visiter la nature !

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!Brune!
Posté le 30/11/2023
Bonjour Christian,
Un joli texte plein de fraîcheur qui nous transporte aisément au pied de cette charmante construction de bois, lieu de vos premières amours ! J'aurais aimé graver moi aussi un tendre coeur sur la peau rugueuse de ce petit pont aux allures bucoliques, mais étant une pauvre citadine, je n'ai pas eu le loisir de traverser un endroit aussi ravissant ;-)
Fannie
Posté le 12/11/2017
Coucou Christian,
Ce délicieux petit récit m’a charmée, en plus de me réconcilier avec le prénom Muriel, dont j’avais une impression assez négative à cause d’une personne que j’ai connue.
Pour entrer dans le débat suscité par de précédents commentaires, dans le passage « le fait qu'ils sont de véritables prouesses technologiques », je suis d’accord avec toi. À mon avis, l’expression « le fait que » appelle l’indicatif. Quant à l’expression « garçon manqué », je comprends que dans le climat actuel, elle puisse écorcher la sensibilité exacerbée de certaines féministes, mais il faut laisser cette histoire dans son contexte, celui des années 60, et je ne pense pas que tu doives t’autocensurer au nom du politiquement correct.
D’ailleurs, le politiquement correct est à l’origine de toutes sortes d’expressions absurdes. Je te propose de regarder sur le lien suivant ce que des défenseurs du français en pensent.
http://www.achyra.org/francais/viewtopic.php?t=4759&highlight=politiquement+correct&ie=utf-8
Juste deux petites remarques :
de franchir aisément, ruisseaux, rivières, fleuves [j’enlèverais la virgule après « aisément »]
À quelque centimètres près [quelques]
Christian
Posté le 12/11/2017
Bonjour Donna,
Merci pour ton commentaire, et merci encore pour ce lien que tu m'envoies et qui me conforte dans mes idées. Oui, ces expresssions sont absurdes, et à l'instar des sourds qui sont devenus des malentendants et les aveugles des non-voyants, je te laisse deviner ce que sont les mal-comprennants. :-)
Je corrige les fautes que tu m'as indiquées sans tarder.
À bientôt. 
Christian.
 
Liné
Posté le 29/10/2017
Bonjour Christian,
Une jolie petite découverte, cette courte histoire. Je ne peux pas savoir à quelle point elle est véridique, mais le fait est que tu es parvenu à m'embarquer en très peu de temps !
Ton style est très léger, très simple, tu vas droit au but, et en même temps il s'en dégage aussi une impression de logique, de maturité. 
A très vite j'espère !<br />Liné
Christian
Posté le 29/10/2017
Merci pour ton commentaire LinE.
Pourquoi se demander si l'histoire est véridique ? Selon moi, l'essentiel est le plaisir de la lecture qui succède à celui de l'écriture.
Oui, mon style est simple. Je me suis efforcé de le rendre ainsi. Mon style initial était plus proche du dernier texte que j'ai posté "La montre" qui est plus long. C'est ainsi que j'écrivais il y a une vingtaine d'années.
 
aranck
Posté le 29/10/2017
Décidémment tu as l'art de me plonger dans mes souvenirs, tes textes sont pourtant intemporels et je crois bien que nous serons nombreux à nous y retrouver.
Cette histoire est pleine de fraîcheur, ces premiers émois sont touchants, plein de tendresse, de délicatesse, de pudeur et c'est ce qui fait leur force. Bravo !
Christian
Posté le 29/10/2017
Visiblement, tes souvenirs d'enfance sont semblables aux miens.
Étais-tu un garçon manqué ? As-tu déjà franchi un petit pont comme dans l'histoire ? Aimerais-tu en franchir un... avec moi ?
En tout cas, merci pour ton commentaire.
 
 
Isapass
Posté le 26/10/2017
Bonjour Christian,
 Très joli souvenir, très agréable à lire. J'aime bien ton style : j'aurais tendance à dire "sans prise de tête" mais c'est un peu court... Tu vas droit au but et ne t'encombres pas de fioritures (je pressens que ce n'est pas ta tasse de thé, de faire du joli sur la forme juste pour faire du joli, et que tu préfères prioriser le fond). Et ta maitrise de la langue et de ses subtilités qui permettent de préciser sa pensée en choisissant juste le bon mot rend le récit fluide et reposant.
Outre la chanson de Brassens, ton souvenir dans ce décor champêtre m'a évoqué un sublime poème d'Hugo : Vieille chanson du jeune temps. Je t'engage à le découvrir à travers sa version mise en musique par Julos Beaucarne sous le nom de Je ne songeais pas à Rose. C'est d'une délicatesse parfaite...
A bientôt 
Christian
Posté le 26/10/2017
Bonjour Isapass,
Merci pour ton commentaire.<br /><br />Je me suis effectivement habitué aux textes très courts. Si tu es restée sur ta faim, je t'invite à lire "La montre" qui est plus long.
Je suis en outre ravi de voir que tu connais Julos. Je l'ai découvert avec une chanson magnifique en hommage à Victor Jara.
Je vais découvrir sans tarder ce poème et cette chanson. 
 
Elia
Posté le 18/10/2017
Salut Christian,
J'ai beaucoup aimé ce texte, avec une petite mention pour la partie "connaissances historiques locales" et la chanson finale. Ce sont des souvenirs intéressants, pour ma part, je n'aime pas tous les ponts, je préfère les petits au-dessus d'un fleuve ! :)
Juste une remarque - mais il est possible que je me trompe donc à voir ce que tu en penses:
Bien que je reconnaisse aux seconds le fait qu'ils sont de véritables prouesses technologiques, ils n'ont pas ma préférence ...
Je me demande si ce ne serait pas mieux d'utiliser le subjonctif ("qu'ils soient de véritables prouesses technologiques"), car le "sont" m'a fait tiquer.
Salutations ! 
 
Christian
Posté le 18/10/2017
Bonjour Elia,<br />Merci pour ton commentaire.pour ce qui concerne ta remarque, "Bien que" appelle effectivement le subjontif mais selon moi, il doit être appliqué au verbe placé immédiatement après, soit, dans cette phrase, au verbe "reconnaître" comme c'est le cas.   
Rachael
Posté le 17/10/2017
Salut Christian,
Elle est toute mignonne cette petite plongée dans tes souvenirs. Moi aussi j'adore les ponts, surtout quand ils sont petits et branlants, et perdus dans la campagne ou la montagne. Les initiales gravées dnas le bois, c'est pas bon pour les arbres mais ça reste pour la vie !
Juste une petite remarque, que tu prends ou tu laisses : autant "garçon manqué" était courant dans ta jeunesse (et dans la mienne aussi), autant aujourd'hui ce terme est plutôt "mal perçu", pour des raisons évidentes de sens : garçon manqué, ça fait fille = garçon raté ou garçon en moins bien... (ce qui était quand même très clairement l'idée par le passé...)
Merci pour ce joli moment.  
Christian
Posté le 17/10/2017
Bonjour Rachael<br />Merci pour ton commentaire.<br />Il me fait prendre conscience que mon texte ne précise pas que ces initiales ont été gravées dans le bois du pont, sous le pont plus exactement. Donc, aucun arbre n'a été maltraité à ce moment et ceux qui ont servi à bâtir le pont ont été abattus par de lointains ancêtres (XVIe siècle).Mais il est vrai que la sensibilité que certains, dont je fais partie, ont désormais pour le vivant, était nettement moins marquée dans les années 60.   <br />Bien sûr, je prends ta remarque qui est pertinente. J'ai utilisé le terme "garçon manqué" parce qu'il fait partie de mon langage, et lorsque j'écris, je le fais de façon spontanée, sans chercher à m'adapter au lecteur.Je crois bien que je suis incapable d'adopter le langage de mes petits-enfants. Je n'ai donc aucune idée du mot ou de l'expression qu'ils utilisent pour désigner ce que j'appelle un garçon manqué. "Garçonne" peut-être ? Qu'en penses-tu ?<br />  
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