Mataen était assise près de la cheminée, un tricot dans les mains, tandis que Sylvan racontait une aventure de chasse à l’ours à ses filles. Elles étaient assises à même le sol, buvant les paroles de leur père. Windane, à genoux près du feu, se tenait tout contre Naelle, qui tremblait de peur. Sylvan s’amusait à laisser durer le suspens de son histoire, et les deux fillettes le suppliaient de continuer son récit, quand la porte s’ouvrit brusquement pour laisser entrer un souffle glacial dans le chalet. Sylvan bondit sur ses pieds en voyant une silhouette s’avancer et Naelle poussa un cri de surprise. Windane, d’instinct, vint se placer devant sa jumelle.
— Père ? souffla Sylvan.
Sous sa cape sombre, Lyron hocha la tête. Il referma la porte derrière lui pour protéger la maison du blizzard et se tourna vers son fils. Lorsqu’il repoussa sa capuche, Windane fut surprise de découvrir des traits similaires à ceux de Sylvan, figés dans une expression austère.
— Les Dieux m’ont parlé… commença-t-il avant de tourner son regard sombre vers les enfants.
Windane écarta aussitôt les bras pour protéger Naelle de l’intrus. Elle serra les poings et lutta contre sa propre peur quand l’homme s’avança. Mais Lyron n’avait que faire de sa sœur. Il s’accroupit devant Windane, saisit son visage de ses mains froides et plongea son regard dans le sien à la recherche d’une réponse. Elle fut absorbée par ses pupilles et frissonna tandis que la vision du Protecteur pénétrait son esprit.
L’air était noir, teinté d’une vapeur scintillante qui dessinait les contours d’une silhouette féminine. Elle la voyait de dos, droite et fière face à la lueur. Sa magie était si puissante qu’elle caressait et réchauffait la peau comme un soleil. Elle avait de longs cheveux noirs et ondulés, qui voletaient autour d’elle, soulevés par l’aura qui émanait de son corps. Alors, la silhouette tourna la tête de côté et Windane aperçut son visage. Ses pupilles noires luisaient d’un éclat rougeoyant rappelant celui des flammes. Ses yeux ! Les traits étaient plus fins, plus féminins, mais c’était bien elle. La silhouette lui lança un sourire victorieux et serra le poing. Aussitôt, l’air se teinta d’une lumière aveuglante.
Hosgen détacha sa main de Windane et tituba en arrière. Le souffle court, il prit appui sur son bureau pour calmer l’élancement de sa poitrine. Depuis plusieurs jours, il plongeait dans les souvenirs de Windane, mais il ne pouvait s’habituer à ce brasier qui envahissait ses chairs. Pourtant, il devait continuer. Il devait comprendre. C’était toujours les mêmes images qui revenaient : les flammes, les visions de Lyron, les doutes. Elle lui refusait toujours le plus important des souvenirs. Elle lui refusait toujours Nayhidan.
— Où le caches-tu ? souffla-t-il, je sais qu’il est en toi…
Windane restait muette. La fièvre avait gagné son corps et sa conscience restait prisonnière des limbes de son esprit, à revivre sans cesse des scènes du passé. Hosgen lui-même était épuisé. Ses membres tremblaient de façon incontrôlable et la douleur dans sa main droite ne le quittait plus. Il massa sa paume endolorie, caressant du doigt la Rochelave incrustée dans ses muscles, et ferma les yeux un instant. Plonger dans la mémoire de la Sang de Dragon lui coûtait plus qu’il ne voulait l’admettre. Il en abusait, et son corps serait bientôt incapable d’en supporter davantage.
Il entendit des pas approcher dans le couloir, et se redressa à temps pour voir Gabael pénétrer dans le cabinet.
— Les hommes sont revenus du Nord, Monseigneur. Ils en ont ramené un.
Enfin ! Hosgen esquissa un sourire.
— Faites les venir ici. Nous allons préparer la grande salle.
Gabael hocha la tête, puis désigna Windane.
— Et pour la fille ?
— Ramène-la au cachot et fais venir Estelon.
Il renvoya son lieutenant et se tourna vers Windane pour effleurer son visage.
— Profite de ce répit… souffla-t-il avant de l’abandonner à ses cauchemars.
Une fois de plus, on la déplaça sans ménagement jusqu’au cachot. Quand les fers furent refermés, elle sentit leur poids enfoncer un peu plus la Rochelave dans ses poignets. Les talismans avaient creusé un losange dans sa peau craquelée et rien ne soulageait la brûlure. Son corps suait tout en tremblant de froid. La magie l’avait désertée, absorbée par les pierres. Elle n’eut pas la force d’ouvrir les yeux pour regarder autour d’elle. De toute façon, elle reconnaissait l’air vicié de sa geôle et la force de la Rochelave au plafond. Combien en avaient-ils mis, cette fois ? Ils ne prenaient plus aucun risque.
La brume envahissait son esprit, encore. Windane se crispa. Depuis qu’Hosgen avait versé le poison dans sa gorge, les images surgissaient à l’improviste, impossibles à repousser. Elle avala une gorgée d’air avant de plonger dans le brouillard.
Elle se voyait dans la forêt des montagnes, accroupie sur une branche, prête à bondir. Elle n’était que rage, et un grognement bestial s’élevait de sa gorge. Elle voyait les flammes sur ses poings, et leur reflet dans ses pupilles dilatées. Elle n’était qu’une créature de haine, envahie par la colère du feu, par la colère de Mezoa. Elle attendit que le meurtrier de Stanafen se retourne, et écarquille ses yeux d’horreur en la voyant. Quand il le fit, elle grogna comme un animal en se jetant sur lui.
Elle poussa un cri en se réveillant. Son cœur battait si fort dans sa poitrine qu’elle n’entendait que ça, et sa respiration haletante, comme si elle réchappait d’une noyade. Que lui avait-il fait ? Les visions surgissaient sans répit de sa mémoire. Pourtant, dans cette torpeur qu’il lui infligeait, elle parvenait à conserver un infime contrôle. Elle lui avait caché Nayhidan. C’était lui qu’il voulait, alors elle le protégeait. Elle le guidait plus loin dans ses souvenirs, dans les profondeurs de son esprit. Les produits d’Hosgen s’étaient dissipés, mais leur effet persistait. Elle sentait l’acidité dans sa gorge, et cette brume qui enveloppait ses pensées. Sa vision se troublait, et une migraine envahit son crâne. Son corps se raidit à mesure qu’elle perdait conscience, anticipant la chute dans un monde de cauchemars.
Il y avait dans l’air une senteur iodée, un vent froid chargé de sel. Les embruns glacés de l’océan s’écrasaient sur son visage et glissaient telles des larmes sur ses joues. Il y avait aussi le vent, ces bourrasques qui soulevaient ses cheveux et fouettaient son visage. Sa chevelure libre voletait tout autour d’elle. Elle sentait l’air s’engouffrer dans ses vêtements, caresser sa peau et glisser entre ses doigts sans qu’elle pût le retenir.
Ses pieds nus, aspergés par l’écume, ressentaient la douceur de l’herbe qui fouettait ses chevilles, la rugosité de la roche qui pénétrait ses orteils. Quand les vagues s’écrasaient en contrebas, les vibrations remontaient dans la falaise et se propageaient jusqu’à elle. Elle était juste au bord du précipice. Rien ne la retenait à la terre, rien n’aurait pu la retenir. Elle était libre, heureuse, les bras tendus vers le ciel. Elle ouvrit les paupières pour assister au spectacle de la tempête. Un océan immense et déchaîné cherchait à la happer par-delà la falaise, et le ciel s’embrasait de dizaines d’éclairs. À chaque explosion, le tonnerre grondait, tonitruant, en écho aux vagues. Au lieu de fuir, elle tendit les bras.
Dans les nuages, dans ce ciel infernal et enragé, elle devinait sa silhouette. Immense et noire, aux reflets violacés dans la lumière de l’orage. Il volait au mépris des éléments, en direction des terres. Il venait pour elle.