À force de bosser dans la Meute, j’avais développé une sorte de synergie avec ses membres les plus anciens. On marchait tous les trois à vive allure, les pas coordonnés, portés par une même énergie mouvante et mauvaise. Vlad vendait sa came dans le petit appart insalubre qu’on lui avait prêté pour l’occasion. Il avait sans doute une vie à côté, mais je n’en savais rien.
À vrai dire, je m’en foutais.
C’est Dog qui a frappé le premier, une fois puis deux, poliment, avant de perdre patience et ouvrir la porte d’un coup de pied. Vlad était posé au fond de la pièce, assis derrière une table où trônaient plusieurs liasses de billets. En nous voyant, une expression étrange - à mi-chemin entre la surprise et la peur - s’est peinte sur son visage. Il s’est levé et nous a accueillis en balbutiant :
- Dog ? Rain ? Vous faites qu-
- Visite surprise.
Le punk était déjà aux côtés du fournisseur, le bras autour de ses épaules. Mue par cette symbiose habituelle qui nous animait, j’ai poussé les liasses de la main pour m’asseoir sur la table alors que Jezebel refermait la porte derrière nous. Elle s’y est adossée et a observé la scène en silence.
Derrière moi, Vlad s’est dégagé. L’air nonchalant alors que j’étais alerte en réalité, j’ai ramassé une liasse et ai fait glisser les billets entre mes doigts, comme pour les compter. Il fallait bien que je trouve quelque chose à foutre de mes mains.
- À quoi je dois cette visite ? Vous n’avez pas reçu la came de la semaine passée ?
Dog a souri et s’est rapproché. Alors que je voyais le fournisseur reculer d’un pas, je me suis vue à sa place, quand j’étais plus jeune et que le punk bouffait mon espace personnel comme on croquerait un steak. Mon regard s’est détourné et s’est raccroché à celui, calme et perçant, de Jezebel.
Dernière moi, la voix de Dog a retenti.
- Non, non, on l’a bien reçue. C’est bien ça le problème, Vlad.
Un silence. Quand j’ai tourné à nouveau la tête, le type avait pâli.
- Je vois pas de quoi tu parles.
Dog a éclaté de rire avec une violence singée et je me suis retenue de soupirer. À la place, je suis descendue de mon perchoir et ai pivoté, barrant la route à notre interlocuteur. Je sentais d’ici l’énergie contenue du punk, le chaos qui émanait de sa personne. En comparaison, je devais avoir l’air si calme alors que je bouillonnais.
- Ça te plaît de saloper notre réputation, Vlad ? On te paie pas assez, peut-être ?
Le punk a accueilli mon intervention avec un sourire alors que je poursuivais :
- Des gens sont morts par ta faute. Des gens qui te faisaient confiance.
Vlad a balbutié, d’un ton si penaud que j’ai bien manqué le croire :
- Je vous jure que je comprends rien à ce que vous insinu-
Le coup envoyé par Dog - poing dans la mâchoire et qui a fait craquer quelque chose au passage - a envoyé Vlad contre le mur. Il s’est ramassé et a tout de suite commencé à chialer. J’ai fixé le punk avec de gros yeux ; son éclat de violence m’avait sortie de ma transe. On était censés lui faire peur, rien de plus.
Jezebel s’est animée, a attiré mon attention. Cette dernière a articulé, très bas, quelque chose de court que je n’ai pas compris tout de suite.
Le temps que je pige (”il ment”), Dog avait ramassé Vlad et l’avait plaqué contre le mur.
- Parce que je suis sympa et qu’on travaillé pendant des années ensemble, je vais te demander clairement : est-ce qu’on t’a payé pour couper notre came avec de la merde ?
Impossible de comprendre les mots de Vlad, entrecoupés par les larmes. À bout de patience, j’ai poussé Dog et l’ai fait lâcher le type.
- Alors ?
Vlad m’a fixé et, entre deux hoquets sanguinolents, a articulé :
- C’est ma famille... ils ont menacé ma famille.
L’aveu m’a fait la sensation d’une douche froide. Je me suis retournée, ai observé Dog qui faisait les cent pas, poings serrés. Depuis son poste, Jezebel a rétorqué :
- Qui t’a menacé ?
- Dolcett... Dolcett et sa bande.
Le grand boss du Nœud. Bien sûr.
Dog a jappé une série d’insultes et s’est rapproché. Jezebel a bondi pour l’arrêter, le retenant pour le moment. Obéissant au sentiment d’urgence qui plantait des aiguilles dans ma poitrine, j’ai voulu poursuivre l’interrogatoire mais Vlad continuait tout seul.
- Je voulais pas vous trahir, mais j’avais si peur... ils ont ma femme, mon petit garçon, je...
- C’est bon.
Cette fois, c’est Dog qui m’a fait les gros yeux. Ignorant la loque qui chialait contre la papier peint défoncé, je me suis tournée et ai soutenu son regard. Il a repoussé Jezebel avec brutalité et s’est planté devant moi.
- Tu vas le laisser, comme ça ? Te fous pas de ma gueule, Rain.
Quelques années plus tôt, j’aurais baissé les yeux, sauf que je n’ai pas bronché ; ça faisait longtemps que je travaillais avec le punk. Je savais mieux que personne à quel point il pouvait être dangereux, mais mon expérience m’avait appris à le canaliser, rester ferme devant ses accès de cruauté.
Quitte à ce qu’on en vienne aux mains.
- J’ai pas dit qu’il allait s’en tirer comme ça, mais je vais pas prendre une décision du genre sans avertir Face.
Et puis, on était pas ce genre de monstres.
Dog est resté silencieux quelques secondes, puis un sourire mielleux - signe infaillible qu’il préparait un coup bas - s’est dessiné sur ses lèvres. Rapprochant son visage du mien, il a lancé :
- Alors comme ça, t’aurais une conscience ? Ça t’a poussé pendant la nuit ?
J’ai serré les dents : si je ne bronchais pas, j’aurais gagné. C’était pas la première fois, j’allais y arriver.
Dog a repris :
- J’y crois pas une seconde. Tu fais la sainte mais ton sens moral est aussi troué que ta mémoire.
Il m’a fallu une seconde pour comprendre à quoi il pouvait bien faire allusion, mais dès que la réalisation m’a frappée j’ai senti mon poing libre se serrer, une chaleur brûlante monter jusqu’à mon crâne : j’allais lui démonter la gueule, là et maintenant. J’allais repeindre les murs avec son sang et lui fourrer ses putains de billets dans la bouche pour ne pas l’entendre crier.
(Je ne savais pas d’où l’idée me venait, comme ça. Je ne voulais pas savoir.)
Une main froide a enserré mon poignet. Je me suis retournée, ai foudroyé Jezebel du regard. L’idée de me dégager et de lui en coller une m’a traversée, mais elle n’a pas bronché, continuant de me sonder sans rien dire. Et, par je ne sais quel miracle, son regard est parvenu à endormir une partie de ma rage : c’était ni le moment, ni l’endroit, plus tard, je réglerai ça. Quand on sera rentrés.
Vlad était toujours dans un coin, recroquevillé, une main sur sa mâchoire. Lorsque j’ai posé mon regard sur lui, il m’a fixée avec un espoir malhabile et pitoyable. Ignorant le sourire de Dog, ma voix a retenti, chargée de glace :
- À partir d’aujourd’hui, tu es mort à nos yeux. Tu ne bosses plus pour nous, tu n’existes plus pour nous. Et si l’un d’entre nous te croise, on te bute.
Vlad a laissé échapper un gros soupir de soulagement et a hoché la tête avec fébrilité. Derrière moi, Dog a soupiré bruyamment - signe de son mécontentement mais aussi d’une forme de capitulation - avant de rajouter :
- Ok, putain, mais on récupère son fric.
Le fournisseur a ouvert sa bouche pour protester mais je l’ai fait taire, d’un coup faible mais bien placé - en plein à travers la gorge.
- T’en as assez dit.
Deux minutes après, on était prêts. Les poches pleines de fric, on a jeté un dernier regard en arrière avant de sortir.
Ce qui a suivi a duré quelques secondes mais je m’en souviens avec une précision photographique.
Alors que Jezebel poussait la porte pour la fermer, je l’ai vue se figer et son expression changer, avant qu’elle file à l’intérieur. Interloquée, j’ai rouvert la porte et l’ai vue aux prises avec le fournisseur, visiblement dans l’espoir de lui arracher un truc noir et flou. J’ai d’abord cru à un flingue mais ma vision s’est précisée alors que je m’avançais.
C’était un téléphone portable, du même genre que celui de Face. Profitant de la confusion, je les ai rejoints et ai arraché l’objet des mains de Vlad, avant de fixer l’écran. Dessus, un numéro inconnu s’affichait, suivi de la mention ”APPEL EN COURS”. Je suis restée immobile quelques secondes puis Jezebel m’a sortie de ma transe :
- Tu fous quoi ? Raccroche !
Je ne sais pas ce qui m’a pris, j’ai porté le téléphone à mes oreilles.
Une voix masculine, inconnue, a ri avec chaleur avant d’articuler :
- Tout va bien ? Tiens le coup, mes hommes sont en chemin.
J’ai raccroché alors que Jezebel me fixait d’un œil interrogateur et ai balbutié, comme en autopilote :
- Faut pas qu’on reste là. Ils arrivent.
Et Vlad, même si je suis un peu en colère je comprends, ils ont sa famille... C'est tout un bazar, leur histoire 😅😭
J'ai tellement hâte de voir ce qui va se passer, du coup 😳 (et j'ai vu que tu réécrivais, je crois, alors bon courage <3)