Ils sont susceptibles les Corses...

Par deb3083

Lena Capietti consulta le mail qu’elle avait reçu de son futur client : manifestement celui-là, il n’y connaissait rien du tout en randonnée.

Elle lui avait posé quelques questions basiques pour vérifier s’il avait les aptitudes nécessaires pour effectuer l’entièreté du GR20 et les réponses qu’elle avait reçues l’avaient déconcertée.

  • Tu as l’air bien concentrée…
  • Mon prochain client. Je ne sais pas, je ne le sens pas.

La jeune femme se tourna vers son oncle : Dumé Scanzani tenait le petit snack situé au début du chemin de randonnée qui menait aux lacs de Melu et Capitellu et il l’aidait souvent à acheminer le matériel nécessaire lorsqu’elle partait en randonnée plusieurs jours avec des clients.

Titulaire d’un master de l’université de Corti en Histoire spécialité histoire et anthropologie de l'homme insulaire et méditerranéen, Lena avait lancé sa propre entreprise deux ans auparavant : ancienne championne de Corse et de France de cross-country et de course de montagne, elle connaissait parfaitement tous les chemins de son île et elle avait eu envie de permettre aux touristes de la découvrir en toute sécurité.

Lena proposait différents forfaits à ses clients : de la simple randonnée familiale de deux heures au GR20 complet, elle avait conçu des programmes pour les sportifs les plus aguerris comme pour ceux qui n’avaient jamais pratiqué une activité régulière ou intensive.

Elle avait bloqué les trois prochaines semaines pour l’homme qui l’avait contactée il y a trois mois : Morgan d’Aumale, un parisien de vingt-huit ans n’ayant jamais enfilé des chaussures de randonnée ni même foulé autre chose que les trottoirs de la capitale française.

Le ton sec avec lequel il s’était adressé à elle lui avait fortement déplu mais ce type de forfait individuel, avec assistance de deux guides dont elle, était le plus cher qui était proposé via son site web et Lena ne pouvait décemment refuser un tel client.

Préférant éviter toute mauvaise surprise, Lena imposait à ses futurs clients qui choisissaient d’effectuer les seize étapes du GR20 un test simple mais efficace : trois jours avant le départ réel de Calenzana, elle leur donnait rendez-vous aux Bergeries de Grotelle, le lieu de départ de la randonnée menant aux lacs de Melu et Capitellu. Le tracé, sportif  avec notamment quelques passages d'escalade sécurisés par des chaînes et deux escaliers métalliques, permettait à la jeune femme de valider le choix de ses clients ou de les orienter vers des parcours moins exigeants si elle estimait qu’ils avaient visé trop haut pour leurs capacités physiques et mentales.

  • Bon, et qu’est-ce qu’il a ce client ?
  • Regarde son dernier mail.
  • Ah…un pinzutu. Et parisien en plus. Laisse-moi deviner : il pense qu’il est l’homme le plus fort de la terre et qu’il va grimper jusqu’à Capitellu les mains dans les poches.
  • Non pas vraiment. Je pense surtout qu’il ne sait pas du tout à quoi ressemble une vraie randonnée. Il vient ici uniquement parce qu’il a perdu un pari. Il me dit qu’il s’est entraîné mais si c’est juste trois fois courir cinq kilomètres par semaine il ne va pas aller loin. Je serai à peine à la bergerie de Melu qu’il faudra déjà rebrousser chemin.
  • Ecoute, tant qu’il ne s’amène pas ici en tongs et en short de plage, ça ne sert à rien de t’inquiéter inutilement.
  • Oui, c’est vrai. Attendons de le voir arriver.
  • Il doit arriver à quelle heure ?
  • Je lui ai dit huit heures. Il est arrivé hier à Bastia, il m’a dit que cela ne lui posait pas de souci de se lever tôt.
  • De toute façon, en faisant le GR il n’a pas trop le choix.

***

Morgan D’Aumale arriva à Bastia la veille de son rendez-vous avec Lena et il avait eu un peu de mal à croire qu’il était bien arrivé en Corse. Les pluies diluviennes qui tombaient au moment de l’atterrissage de son avion avaient, sans mauvais jeu de mot, douchés son moral déjà au plus bas.

Les ennuis débutèrent dès sa sortie de l’aéroport de Bastia Poretta : des touristes allemands le bousculèrent violemment et s’engouffrèrent dans le taxi dans lequel lui-même voulait prendre place. Il réussit enfin à trouver un véhicule tout en songeant qu’il avait sans doute fichu en l’air sa veste Gucci.

Le chauffeur de taxi était plongé dans une conversation animée au téléphone et il lui fit à peine un geste pour lui indiquer qu’il pouvait s’installer à l’arrière. Morgan dut lui-même déposer ses deux lourds sacs de voyage dans le coffre avant de pouvoir s’assoir sur la banquette arrière du véhicule en soufflant bruyamment. Le jeune homme, désireux de prendre une douche bien chaude dans sa chambre d’hôtel, se pencha en avant pour parler au chauffeur :

  • Excusez-moi, je suis un peu pressé et je…
  • Attends…, j’ai un client. Il se croit déjà en pays conquis.

Choqué, Morgan secoua vigoureusement la tête :

  • Mais, mais non, pas du tout !
  • Bon écoute je vais te laisser. Oui je viendrai au stade. Ils nous traitent de chèvres mais ils feront moins les malins lorsqu’ils s’en seront pris trois.
  • Oui, oui je sais pour le nouveau, il est arrivé hier soir mais ils ne lui ont pas encore tiré dessus. Mais il ne va pas rester, ils vont l’envoyer en Balagne.

En entendant ces mots Morgan se demanda si la fatigue ne lui jouait pas des tours. Enfin, le chauffeur déposa son téléphone et regarda le jeune homme sans rien dire.

  • Hum…euhhh je vais à Corte.
  • Si vous voulez. C’est votre choix.
  • Euuuh non attendez, j’oubliais, ce n’est que demain. J’ai réservé une chambre à l’hôtel Best Western Bastia Centre.

Tandis que la pluie redoublait d’intensité, Morgan essaya d’engager la conversation avec le chauffeur de taxi qui décidément l’intimidait beaucoup :

  • Il pleut souvent par ici ?
  • Pas plus qu’ailleurs.

Il se fiche de moi c’est pas possible…

Morgan décida d’abandonner : manifestement l’homme n’avait pas envie de lui parler et il préféra ne pas insister. Cependant, moins de cinq minutes plus tard, il jeta un discret coup d’œil au compteur du taxi :

  • Dites,…vous savez que vous roulez à plus de quatre-vingt à l’heure et que la limitation est à soixante-dix ? Je n’ai pas envie d’avoir un procès moi !
  • Nous les corses, on a un problème avec la loi : on adore l’ordre mais on supporte pas la loi.
  • Euh, pardon ? Vous pouvez répéter ?
  • Je suis dans mon pays, je fais ce que je veux. Qui vous êtes vous pour me critiquer ainsi ? Si cela ne vous plait pas, je vous descends de suite et vous irez jusque Bastia à pied.
  • Non, non mais les gendarmes…
  • Les gendarmes ont peur de nous.
  • Ah.
  • Autre chose ?
  • Euh…non.

C’est avec un certain soulagement que Morgan franchit la porte d’entrée de l’hôtel Best Western et après avoir pris une douche, il s’allongea sur son lit pour regarder le journal à la télévision. Sur France 3 Corse, un journaliste faisait un direct du petit village d’Arca Pianelli dans le Sud de l’île où une villa avait été détruite par un engin explosif. L’homme interrogea plusieurs passants et tous affichèrent un air mécontent lorsque le reporter lança quelques accusations bien senties. En se remémorant l’attitude et les paroles du chauffeur de taxi, Morgan songea que, décidément, ils étaient bien susceptibles les Corses.

Le jeune homme se plongea ensuite dans l’examen des différentes étapes du GR20 : il avait engagé un coach privé à Paris pour qu’il puisse avoir un semblant de condition physique mais courir au Bois de Vincenne ou aux Buttes Chaumont ça n’était clairement pas pareil que de crapahuter avec un sac pesant une tonne dans les montagnes corses.

Au moins, les paysages étaient magnifiques et valaient franchement le déplacement.

Morgan se demanda alors pourquoi la femme qui organisait la randonnée tenait absolument à faire un test avec lui. S’il payait le prix fort pour effectuer les seize étapes du GR20, ce n’était quand même pas pour rien.

Le jeune homme passa une très mauvaise nuit : dans la chambre voisine, les clients, qui devaient être assez éméchés, discutèrent pendant plusieurs heures puis Morgan eut droit aux cris stridents d’une femme qui était manifestement très contente des attentions que lui prodiguait son compagnon.

C’est donc très fatigué que Morgan rejoignit la salle du petit déjeuner. Prudemment, il préféra éviter les produits locaux et il se contenta d’avaler deux croissants, un verre de jus d’orange et un café.   

Ne sachant pas exactement comment s’habiller, le jeune homme avait opté pour un pantacourt cargo blanc et un t-shirt bleu marine près du corps. Il avait également troqué ses chaussures classiques pour des sandales confortables. Il sourit lorsque la jeune femme à l’accueil jeta sur lui un regard appréciateur. Il savait qu’il avait un certain charme et il aimait en jouer auprès de la gente féminine.

Il quitta l’hôtel avec ses deux sacs imposants et il fut soulagé de ne pas retrouver dans le taxi le chauffeur de la veille.

  • Où allez-vous Monsieur ?
  • A Corte. Enfin, pas loin, aux…attendez je regarde mon smartphone. Ah voilà, aux Bergeries de Grotelle.
  • Et bien allons-y.

Après être sorti de Bastia, Morgan se pencha vers le chauffeur :

  • C’est loin Corte ?
  • C’est juste là.
  • Comment ça là ?
  • Derrière la montagne. 
  • Et il y a combien de kilomètres ?
  • Soixante-huit environ.
  • Donc dans une demi-heure nous serons arrivés ?
  • Ah non, il faut bien une heure.
  • Mais vous m’avez dit que…
  • Vous n’êtes pas sur le continent ici Monsieur.
  • Ah. Je vais être en retard mais tant pis.

Morgan regarda ensuite distraitement le paysage puis lorsque le taxi arriva non loin du petit village de Soveria, le jeune homme constata qu’il lui était impossible d’envoyer des messages avec son smartphone.

  • Comment ça se fait que je n’ai pas de réseau ?
  • Ça vous arrive de déconnecter de temps en temps ?
  • Je dois contacter un de mes collègues. Quand même, je suis déjà étonné que vous ayez des taxis.
  • Oh doucement le pinzutu, nous sommes civilisés aussi nous, c’est pas la jungle ici !

Enfin, Après une heure et douze minutes de route, le taxi s’arrêta sur le parking situé à côté des Bergeries de Grotelle. Il était 8h25 et Morgan se demanda alors si la femme qu’il devait rencontrer allait lui compter un supplément pour son retard.

Lorsqu’il sortit du taxi, Lena et Dumé surent immédiatement qu’il s’agissait de l’homme qu’ils attendaient depuis plus d’une demi-heure.

Dumé appela alors son ami qui tenait avec lui le snack :

  • Oh  Ange, viens voir, y a un nouveau.

L’homme sourit en voyant Morgan s’approcher avec ses deux sacs :

  • Tu l’emmènes jusqu’à Capitellu Lena ? Dumé, je te parie une bouteille de mon meilleur cap corse qu’il renonce après l’ancienne bergerie.
  • Et moi je dis qu’il ne saura déjà plus marcher après le premier rocher.
  • Oh taisez-vous tous les deux !

Lena regarda les deux hommes à moitié amusée puis elle se dirigea vers son nouveau client.

 

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