J’avais 17 ans. Enfermé dans ma chambre, coincé dans une maison qui ne m’appartenait pas. Si l’on m’entendait pleurer, je recevais des remarques le lendemain matin, au petit déjeuner. Alors, je me noyais dans mon travail pour que rien ne s’échappe. Parfois, je parlais avec ce garçon, il m’appelait et je lui écrivais pour que l’on ne m’entende pas. Il était toujours loin, évadé en Belgique pour ses études. Mais l’amour restait, quand même, dans sa forme la plus lancinante.
Ce soir-là, il n’était pas là. Il m’avait juste envoyé un message. « Avec mes amis on a décidé de partir voir la mer ! ». Elle était à plusieurs heures de route, mais ils étaient majeurs, ils avaient tous le permis. Il joignit avec ça une photo d’eux, illuminés par un flash dans une voiture noire. La nuit était tombée depuis longtemps chez moi, chez eux encore plus. Peut-être qu’il y avait eu quelques bouteilles avant cette décision déraisonnable. Je ne me souviens plus de ce que j’avais pu lui répondre. Un sourire, une exclamation, peut-être. « C’est trop cool pour vous ! ». Je n’en pouvais plus.
Sur un coup de tête, j’ai jeté mes cahiers de cours. Allongé dans mon lit, j’étais protégé de la lampe de chevet par ma couverture. Le lit était trop petit pour moi, on n’avait pas pu trouver mieux. J’étais au niveau du toit, si je me relevais trop vite, je pouvais m’assommer avec une poutre. Tant mieux, je n’avais plus envie de bouger. Recroquevillé contre le mur, je plaçai comme je pouvais mon ordinateur portable sur le lit et marquai le titre d’un film : « Comment c’est loin », de Orelsan et Christophe Offenstein.
Désolé de ne pas avoir acheté le film. C’est tout ce que je pourrai dire. Pour toute excuse, je n’en aurai jamais eu les moyens. Tout l’argent que j’avais passait moins dans la bouffe que dans l’acquisition de mon seul écart, le tome de manga de Fullmetal Alchemist que je m’offrais quand je pouvais. Je ne me souviens même plus comment j’avais entendu parler du film, et je ne sais pas plus pourquoi, ce soir-là, j’avais décidé que ce serait spécifiquement lui que je regarderai. J’aimais le travail d’Orelsan, plus ou moins de loin. Je ne connaissais presque pas les Casseurs Flowters ; c’est à la suite de ce film que je les écouterai plus en détail.
L’histoire de deux trentenaires paumés, quand on n’a pas encore la majorité, n’est pas la plus passionnante à suivre. Mais en dehors des personnages, du récit, il y avait dans les images et la musique une ambiance étrange. Une ambiance de réel, entre le nul, l’attente et le morose, qui collait parfaitement à la nuit. Pendant ce temps-là, ce garçon m’envoyait des messages sur la mer gelée et sur sa vie de rêve, dans le vide. J’étais ailleurs, à suivre un monde qui, même avec l’écart d’âge, pouvait me parler.
Beaucoup des chansons de rap de ce film sont prenantes. « Quand ton père t’engueule », fut un moment que je vécus figé dans le temps, immobilisé dans mon lit, tendu à en faire trembler l’ordinateur. « Le mal est fait », par la violence de son instrumentalisation angoissante et l’émotion de la voix de Gringe, me poursuivit pendant bien des nuits et fut un coup de poing dans l’œsophage. Mais la plus grande émotion de ce film, pour lequel la musique était bien trop essentielle pour me laisser intact, fut son final. Rien que par son piano, discret dans les rues sombres, j’avais compris que la souffrance allait être terrible. Voilà qu’arrivait la dernière pierre du long-métrage, la plus grosse et la plus importante : « Inachevés », des Casseurs Flowters.
« En hommage à toutes les opportunités gâchées, à nos histoires mortes avant d’avoir démarré, aux heures laissées passées, aux potes jamais rappelés, aux jobs que j’ai lâchés, aux portes que j’ai claquées, à tout ce que je laisserai… » Il y avait une certaine ironie à composer sur ce qui n’avait pas été produit. Mais il y avait surtout un mélange particulier de sentiments, pris en boule comme une pelote de laine qu’il ne valait mieux pas démêler. Une sorte de douceur enveloppait ces regrets parfois pardonnés, parfois reprochés. Comme un morceau de leur vie, de leur histoire, qui forgeait la suite et amenait à cette fin réussie tant espérée.
« Je te parle de faire des choix, si tu renonces à rien tu choisis pas, faut que je me barre de là »
Ce n’avait pas été ma décision de quitter la maison familiale. Ma mère m’avait regardé, épuisée. « Je ne suis plus capable d’assumer », avait-elle dit. Et je l’avais parfaitement comprise. Je ne lui en ai jamais voulu, même si j’en étais malheureux. Ce n’était qu’une preuve supplémentaire d’avoir été un fils indigne, d’avoir raté un grand pan de ma vie, déjà si jeune. Je n’avais jamais choisi non plus de continuer conservatoire et lycée. Moi, je souhaitais vivre en internat, faire un bac de spécialité musique quelque part vers Montpellier. Mes parents ont eu peur, peur que je m’y sente mal, peur que ces études ne me mènent nulle part. J’étais dans une filière générale, littéraire, malheureux. Je n’avançais plus. Pas un seul de mes professeurs ne m’appréciait. Je ne dormais pas la nuit, alors je la continuais durant mes heures de philosophie. Ça ne m’empêchait pas d’avoir seize de moyenne, donc la professeure avait renoncé à me le reprocher. Je pense qu’elle avait compris que quelque chose n’allait pas quand je lui ai expliqué que je ne vivais plus chez mes parents et que donc ils ne pouvaient signer aucun de mes mots de retard ou d’absence. Le moins que l’on pouvait dire, c’était que ce n’était pas une situation commune.
Je n’aurais jamais dû me trouver là-bas. J’aurais dû partir de cette ville, de ce conservatoire qui me détestait. J’aurais dû faire ce bac technologique, qui aurait très certainement amélioré mes compétences en musique. Ou alors, j’aurais dû partir dans le pays de ce garçon, qui m’annonçait maintenant que l’eau était trop froide et qu’ils prenaient la route pour rentrer. Vivre avec lui, là où j’avais envie de me trouver. Mais j’étais là. À mordre une couverture devant un film d’Orelsan, pour que la propriétaire ne me reproche pas mes pleurs à l’heure du déjeuner.
Impossible de savoir où était ma responsabilité, à quel point j’étais impliqué dans les mauvais choix. À quel point je devais me sentir coupable de n’avoir aucun sentiment ni de réussite ni d’accomplissement dans ma vie. En sentant leurs voix s’envenimer de passion, leur texte s’engrainer dans la fureur de vaincre, moi, je ne me sentais pas à la hauteur. À quel moment aurais-je pu écrire un texte aussi bien ? Interpréter aussi brillamment ? Composer ne serait-ce que les huit premières notes du piano ? Comment pouvais-je prétendre, alors, vouloir devenir des musiciens comme eux ?
À la fin de l’année, je reçus mon bac avec plus de quinze de moyenne. J’avais même volé un petit vingt en histoire. Mais même si mon père tira le champagne, je n’étais pas heureux. Il m’avait toujours parlé, depuis le début de mon collège, de remporter mon diplôme de fin d’études au conservatoire en même temps que celui-ci. Ce n’était pas le cas, j’avais un an de retard. Et l’année suivante, je l’échouai sur une mention bien, car il était obligatoire d’obtenir une mention « très bien » pour décrocher le diplôme. Les clous s’enfoncèrent davantage dans mon tombeau, j’étais grillé.
Même quand je vivrai confortablement de ce que je fais, je pense qu’Inachevés continuera de me serrer le cœur. Je revois en elle cette immense crise de doute face à des paroles qui frappaient trop juste, une vie dans laquelle j’étais maltraité et malheureux. Je sens encore dans ma gorge le goût des larmes que je ravalais en silence, me raccrochant à la musique pour ne pas m’entendre. Et toujours, je m’en remets à ce moment où tout s’arrête, et où j’espère que pour moi aussi, viendra la mesure de ma vie d’après.