Je pensais qu’à 22 ans, je me lasserais des mangas pour jeunes garçons. Je pensais qu’il me serait plus possible de me reconnaître dans ces innombrables héros de quinze ou seize ans aux capacités exceptionnelles et l’ambition inébranlable. Par ailleurs, même si je continuais d’aimer les mangas et la culture japonaise, je n’en consommais plus vraiment de ce genre, me tournant vers des œuvres plus adultes, écrites et réfléchies pour eux, avec des problématiques plus proches de ce que je pensais vivre. Ainsi, je ne m’intéressais pas aux animés dont le monde autour de moi me parlait. J’ai volontairement évité My Hero Academia pendant des années.
Ce n’est même pas de mon intention, si je l’ai finalement regardé. J’avais pris l’habitude de visionner des séries avec mon colocataire et même si je n’étais pas vraiment emballé, il avait lancé le premier épisode. J’avais vingt-deux ans, et comme un adulte arrogant, je m’étais dit que je serais au-dessus de tout ça. Le coup de foudre n’en fut que plus fort.
Ceux qui n’arrivent pas à se reconnaître dans les élèves apprenti héros qui sont les protagonistes de l’histoire peuvent se raccrocher aux nombreux professeurs. Les problématiques de dépassement de soi, de devenir la meilleure version de soi-même, de transmission et de modèles à suivre sont des questionnements qui touchent tout le monde. Si le personnage principal est un adolescent, il est sensiblement différent des autres héros de son genre. Il est courageux, mais il n’a aucune confiance en lui, détruit par une capacité physique qui n’est pas à la hauteur de celle de son entourage. Rejeté, moqué, il va poursuivre un rêve sans y croire, jusqu’à ce qu’un miracle se produise. Ce genre de miracle auquel on a tous dû souhaiter au moins une fois dans notre vie : être soutenu par notre plus grande idole, celle pour laquelle on a trouvé la force de continuer de marcher. Nombre de fois, j’ai espéré qu’un tel miracle se déroule dans ma vie et dans le monde de la musique. Que l’apprenti musicien raté soit celui qui est supporté par l’une des plus importantes sommités de son milieu. Et même si très probablement, cela n’arrivera jamais, la volonté de faire en sorte qu’un jour cette irréaliste situation se produise était l’un des moteurs de ma vie.
L’une des plus grandes réussites du manga est son sens de la progression. Sans voir le temps passer, le héros s’améliore et franchi des étapes par force d’entraînement et d’épreuves, sans jamais que cela ne paraisse forcé par un scénario pressé ou avide de sensationnalisme. Certains ont pu trouver que l’œuvre allait lentement, et qu’il était frustrant de suivre un héros boiteux : c’est ce qui me poussa à dévorer l’animé en quelques semaines. Enfin, une progression semblait cohérente. Enfin, cette progression aurait pu être la mienne. Une progression avec des échecs, des retours en arrière, des bonds en avant miraculeux, puis une stabilisation à un niveau de base, qui par à-coups s’élève. Ce genre de progression que l’on ne réalise pas, quand on est la personne concernée. Ce genre de progression où l’on est heureux d’être l’ami ou le maître qui la constate.
Un enfant, profondément humain, admirait le plus grand héros de tous les temps à la recherche de son humanité perdue dans un sourire sans fin. Et moi, incapable de trancher, j’admirais les deux, dans leur ensemble. Pour leur force et leurs faiblesses, ils me donnaient envie de réaliser les projets les plus durs de ma vie et de les accomplir avec brio. Un seul épisode me suffisait pour pouvoir travailler avec passion durant des heures, moi qui commençais à perdre le sens de mes rêves avec les remarques acerbes de mes professeurs.
Avec Polaris, de Blue Account, beaucoup s’était déjà passé. Dès les premières secondes, avec la main du protagoniste qui grandit et se couvre de cicatrice, le générique nous renvoie en arrière et nous rappelle le chemin parcouru. Les guitares s’enchaînent comme les bribes de souvenir qui s’amoncellent. « La promesse que j’ai décidé de tenir ce jour-là est dans mon cœur… » Les paroles déclamaient un message d’espoir dans la douleur, comme si le choix ne se posait plus. À l’instar de cet ancien héros dans un costume trop grand, qui malgré tout continuait d’avancer, le chanteur portait sa détermination dans sa voix qui semblait toujours sur le point de craquer sous l’intensité. Et par sa puissance, je me sentais transporté. Le chant avait beau se retrouver seul en un cri déchirant pour les dernières secondes, sans aucun instrument pour le soutenir, il gardait de sa forte conviction. « J’irai », criait la voix. Et moi, je n’avais envie que de le rejoindre.
Le protagoniste du manga s’appelle Midoriya, ce qui est une déformation du mot japonais « midori », signifiant « vert ». Le personnage est toujours habillé de vert et a également les cheveux de cette teinte, ce qui est un véritable renversement de symbole. Dans la plupart des œuvres de toutes sortes, les héros sont habillés de rouge, la couleur des leaders et des héros. Ceux qui sont en vert sont les suiveurs, les personnages secondaires ; ce symbolisme se retrouve partout, notamment dans le principe des personnages de Mario et Luigi, dans la quasi-totalité de leurs jeux. Ce renversement des codes n’était pas une décision anodine, elle a son sens. Midoriya est si peu pris au sérieux que même l’univers et l’auteur l’ont affublé de la couleur de ceux que l’on ne regarde pas, une entrave supplémentaire pour convaincre son monde. Un défi réussi, car son manga est devenu l’un des plus populaires en assez peu de temps, et continue toujours de séduire même les plus récitants. Alors, moi aussi j’ai suivi son exemple. Je me suis teint les cheveux en vert.
Le coiffeur m’a jugé quand je lui ai demandé. « Tu aimes les mangas, toi, non ? ». Il a refusé de me le faire, si bien que je l’ai fait moi-même, aidé d’une amie qui m’a coincé dans la baignoire de sa salle de bain. Le résultat était incroyable. Quand je me suis vu dans le miroir, je me suis surpris de ressentir une confiance nouvelle. Je lui ressemblais.
J’ai écouté ce générique à chaque fois que je devais aller en terrain d’intervention musicale. Mes professeurs dénigraient ce que je faisais, ce que j’étais. Avec cette chanson, j’encaissais les coups. Je continuais de chercher des idées, trouvais d’autres moyens d’atteindre mes objectifs et satisfaire les critiques. Je voulais devenir le meilleur de moi-même, quitte à me raccrocher à des modèles puérils. Je ne saurais dire si me teindre les cheveux et écouter cette musique a vraiment servi à quelque chose. J’eus souvent la sensation d’avancer, puis d’avoir l’impression que c’était factice. Il est si difficile de constater ses progrès. Mais peut-être qu’un jour, à force de regarder en l’air, je deviendrai un héros sans le réaliser.