Un autre matin, une autre souffrance… Tous les lendemains se ressembleraient désormais, seule la douleur diffèrerait, pensa Flavia, presque résignée.
Elle se retourna avec difficulté, élancée par le frottement du tissu sur les lésions de sa peau.
Mais, curieusement, ce n’était pas cette irritation qui l’affectait le plus. C’était plutôt une sensation lancinante d’amertume qui lui donnait envie de pleurer sans qu’elle sache pourquoi.
Elle orienta vers elle l’écran du réveille-matin, et sursauta. La matinée était bien avancée, pourquoi cela la troublait-elle ? Elle n’avait aucun impératif avant 18 heures.
S’appuyant au chevet, elle s’assit, vaguement nauséeuse. Ses oreilles bourdonnaient et le silence lui était insupportable.
Son regard croisa alors les disques bien rangés sur l’étagère voisine, et rencontra la jaquette d’un album d’Alice Cooper. Oui, c’était exactement ce qu’il lui fallait. La chanson intitulée Poison déroula ses premières notes, et la voix éraillée du chanteur entra en résonance avec ses sentiments inavoués.
« Ton instrument cruel.
Ton sang, comme de la glace.
Un regard, pourrait tuer.
Ma douleur,
Ton frisson.
Je veux t’aimer,
Mais je préfère ne pas te toucher.
Je veux te tenir,
Mais mes sens me disent d’arrêter.
Je veux t’embrasser,
Mais je le veux trop.
Je veux te goûter,
Mais tes lèvres sont un venimeux
Poison.
Tu es un poison,
Qui court dans mes veines.
Ton poison,
Je ne veux pas briser tes chaînes. »
« Don’t wanna touch you, but you’re under my skin, deep in » répéta-t-elle, pensive.
Était-ce pour cela qu’elle accueillait toutes ses exigences sans être révoltée ? Sa fierté de femme aurait dû se rebeller contre ce traitement avilissant, mais pour l’avoir lu mille fois dans les ouvrages de la période romantique qu’elle affectionnait, elle savait que la raison ne sortait jamais vainqueur dans ce genre de situation.
Pourtant, il fallait garder la tête froide si elle voulait découvrir ce qui se cachait derrière la disparition de son père.
Tout comme Lucifer, l’astre brillant, le modèle de perfection, il s’amassait derrière l’envoûtant mafioso un océan de misère. Des hommes, des femmes et des enfants dont il exploitait la détresse à des fins bassement financières. Il n’y avait rien de glamour dans l’escroquerie, le racket, les trafics, la prostitution, la ruine issue des addictions diverses dont il tirait de considérables revenus. Son apparat était extorqué au prix du sang et des larmes de la multitude. Il n’était rien de plus qu’un vampire moderne.
Combien d’innocents avait-il fait expédier ad patres ? Combien de vies humaines avaient été piétinées sur ses ordres ?
Il ne fallait donc pas se laisser éblouir, mais contourner cette fallacieuse armure pour percer la vérité des choses.
Chiara serait encore la personne de la situation pour lui remettre les pendules à l’heure…et peut-être l’aider à y voir plus clair dans son cœur. Un besoin irrépressible de se confier la prit.
— Est-ce que tu sais que certaines personnes travaillent pendant la journée ? maugréa son amie au bout du fil.
— Pardon, je viens de me lever et je n’avais pas réfléchi à…
— C’est bon, dis-moi vite ce que tu veux, parce que je dois bientôt retourner à mon cours d’éco managériale.
— Je suis désolée de te demander ce service, mais si tu as du temps entre midi et deux, est-ce que pourrais aller acheter des casiatelli ainsi que deux parts de caprese et venir manger à la maison ? …. Et si tu pouvais passer à la pharmacie prendre une crème à l’aloe vera, tu serais un ange…
— Dis, ça fait beaucoup ça ! En plus, ce n’est pas la porte à côté, depuis la Piazza Carita ! Bon, tu as de la chance que je reprenne à 16h ! Considère ça comme ton cadeau d’anniversaire !
— D’anniversaire ?
Flavia jeta un coup d’œil au réveille-matin, qui indiquait la date du 25 mai. Avec tous ces évènements, elle avait un peu perdu la notion du temps, on était la veille de son anniversaire.
— C’est exactement pour ça que j’ai besoin de te voir ! Merci, merci, merci… reprit Flavia.
— Tu m’en diras tant, je coupe, à tout à l’heure ! débita son amie à la hâte en raccrochant.
Une demi-heure plus tard, Chiara faisait irruption dans le studio, très élégante en chemisier fluide, pantalon moulant, et escarpins à hauts talons, un sac de la Trattoria Della Nonna à la main.
Elle avait flairé derrière l’invitation de Flavia la nécessité de se soulager d’un récit rocambolesque impliquant à coup sûr un séduisant membre de la mafia.
Après avoir savouré les spécialités que lui avaient procurées Chiara, Flavia proposa d’arroser le tout d’un petit verre de Lacryma Christi rosso. Ce vin, à la fois produit d’un terroir volcanique et né de larmes divines, lui parut particulièrement approprié pour se donner du courage et aborder le sujet qui lui tenait à cœur.
Malgré une certaine honte, elle exposa ce qui lui était arrivé la veille, en n’omettant aucun détail.
Elle s’attendait à recevoir des réprimandes moralisatrices ou des manifestations de commisération de la part de son amie, mais celle-ci se contenta d’écarter le col de Flavia pour contempler les traces qui constellaient le corps de Flavia.
— Je comprends mieux pourquoi tu m’as demandé de t’acheter de la pommade. Je vais t’épargner une scène sur ce que je pense de tout ça, sur le respect de soi, la nécessité d’éviter les hommes toxiques, et tout ça…Tu es désespérément têtue, et je ne veux pas t’enfoncer inutilement. Mais, bon, je tenais quand même à le préciser en préliminaire. Maintenant, on va tâcher d’être un peu pragmatique. Ce détraqué donne visiblement dans le sado-masochisme. Ne me demande pas comment je suis au courant, mais je sais qu’il y a certaines règles à respecter dans ce genre de relation, et il serait bon que tu les établisses clairement avec lui pour ne pas que ça aille trop loin. La notion de consentement est importante, il faut le lui rappeler et définir ce que tu acceptes ou que tu refuses. Il devra respecter les limites que tu auras fixées. On dit souvent que procéder comme ça inverse le rapport de domination entre les partenaires, que c’est le soumis qui mène la danse en réalité, mais je suis un peu dubitative là-dessus. On dit aussi qu’il faut choisir un mot qui met fin au « jeu » et je mets des guillemets sur ce mot, car pour ma part, il n’y a rien d ‘amusant là-dedans, c’est juste dégoutant. Voilà, je pense que je t’ai tout dit. J’espère que tu réussiras à lui imposer tout cela et que ce malade s’y conformera. Je te le répète une dernière fois : je désapprouve totalement ce que tu es en train de faire, même si tu sais que pourras toujours compter sur moi.
Maintenant, viens, conclut-elle en attirant Flavia contre elle et en l’étreignant avec douceur.
Flavia s’abandonna longuement dans les bras de son amie.
— Merci, j’avais besoin d’entendre ça, mais tu sais, je n’ai jamais dit non, je suis peut-être aussi fautive dans cette histoire, il est possible que j’aie un peu apprécié ce qu’il m’a fait subir…
— Tu le défends… Tu le défends ! C’est à croire que ce type t’a envoûtée…Comme ces légions de filles victimes du syndrome de Stockholm. Fais attention à toi, Flavia…Ça finit toujours mal…
— Non, je resterai fidèle à ma promesse, je tirerai de lui des informations, et j’arrêterai tout, je le jure !
— Ne jure pas ! C’est parole du diable ! S’écria Chiara.
Flavia s’esclaffa, mais fit vite machine en arrière en voyant la mine vexée de son amie.
— Je suis désolée, mais c’était tellement saugrenu de te voir passer d’un monologue sur le sado-masochisme à l’évangile ! J’ai cru entendre ta mère…Mais je ne me moque pas d’elle, hein ? Je l’adore, ta mère, c’est une femme formidable!
Chiara réfléchit un instant à la comparaison, et embarrassée, reconnut que Flavia était dans le vrai.
— D’accord, je vais finir comme ma mère, sans les kilos en trop, j’espère, mais elle a souvent raison, la mama ! Allez, écoutons notre idole, Billy le bien nommé, comme quand nous étions ado! Qu’est-ce qu’il disait dans White Wedding ? Qu’est-ce que tu as fait, petite sœur ? C’est un beau jour pour tout recommencer, mais n’oublie pas qu’il n’y a rien de pur en ce monde ! En tout cas, ne crois pas que l’autre vicieux, c’est le superman de la chanson !
Les deux amies finirent par rire de bon cœur à cette référence, et le repas s’acheva dans la bonne humeur.
Flavia dut s’avouer que Chiara avait raison, il fallait avoir une conversation avec Malaspina pour devancer d’éventuels débordements. Mais comment lui demander ça ? Et si elle réussissait à établir un dialogue, il fallait en profiter pour lui soutirer adroitement les informations qu’elle recherchait.
Il y avait un tel fossé qui les séparait ! Comment surmonter sa passivité ? En faisant preuve d’audace, une qualité qui lui faisait cruellement défaut, et encore plus face à lui… De toute manière, maintenant que le vin était tiré, il fallait le boire, autant le faire avec courage !
Du moins, elle savait qu’elle disposait d’un peu de temps jusqu’au samedi suivant, pour se remettre en ordre de bataille.
Elle consacra la journée suivante, qui était celle de ses 23 ans, à rendre visite à sa mère, dont l’état de santé continuait à décliner. Puis elle erra jusqu’au Belvedere San Martino pour contempler la vue de l’imposant volcan coiffé de nuages, aux pentes léchées par les flots gris. Le panorama, d’ordinaire radieux, offrait ce jour-là un aspect maussade voire menaçant. Elle soupira, cette journée ne pouvait être plus triste…
Elle eut néanmoins la joie de recevoir le soir-même de ses collègues une bouteille d’excellent Falanghina, par l’entremise de Laura. Celle-ci, très portée sur l’astrologie, lui avait soutiré sa date d’anniversaire pour faire son thème et l’avait gardée en mémoire. Elle fut très touchée de l’attention, d’autant plus qu’elle adorait ce délicat nectar au goût de miel.
Ce ne fut pas la seule surprise qui l’attendait cette semaine-là, car le surlendemain, alors qu’elle sortait éreintée du second service nocturne, elle buta sur Leandro en s’élançant dans la ruelle sombre sur laquelle donnait la porte arrière du restaurant. Les yeux embués de fatigue, elle ne l’avait pas vu, tapi dans l’ombre.
Elle avait arrêté sa course tout contre lui, et le souffle court, leva les yeux. Son étonnement redoubla en constatant que les prunelles auréolées de gris la fixaient avec une étrange intensité. Cela était probablement dû au choc de la collision, pensa-t-elle.
Avec une servilité qui lui fit honte, Flavia emboîta le pas au colosse quand il se dirigea sans un mot vers la voiture stationnée sur le boulevard.
Une fois installée à l’intérieur, elle réalisa que la rencontre aurait lieu plus tôt qu’elle ne l’avait escompté. Est-ce que cela signifiait qu’il avait tant envie d’elle qu’il n’avait pu attendre? Était-ce un caprice ou le début d’autre chose ? Cette pensée enhardit Flavia, et la baigna momentanément dans une grisante euphorie.
Toutefois, elle se reprit en se gourmandant de se laisser aller à ce point, et se promit d’entamer sans délai sa campagne contre son dangereux ennemi.
Ses mains se tordaient dans un mouvement d’énergique résolution, lorsqu’une autre main s’interposa avec une calme fermeté pour la guider au-dehors.
Le geste avait été exécuté avec assez d’aménité pour surprendre Flavia, Leandro était-il mieux disposé à son égard ? Il était vrai qu’elle avait ressenti la dernière fois un certain réconfort à son contact…Non, ça ne cadrait pas avec la personnalité sévère de cet homme…Peut-être avait-il simplement pitié d’elle…
Le son d’une porte qui pivotait sur ses gonds la tira de ces réflexions, et le bandeau fut dénoué, révélant Malaspina nonchalamment installé sur son le divan, revêtu d’un complet croisé couleur d’ivoire, découvrant ses pectoraux merveilleusement dessinés.
L’habit s’harmonisait parfaitement avec son teint bronzé, relevé outrancièrement par un ras du cou assez épais en or. Venant de tout autre, cette tenue aurait paru absurde, mais Malaspina la portait avec une morgue qui aurait fait taire n’importe qui.
Flavia se mordit la lèvre, il était bel et bien le roi de cet empire décadent, et elle brûlait de se montrer son obéissante sujette.
Elle parvint néanmoins à ânonner le discours qu’elle avait préparé sur le modèle des recommandations de Chiara.
— Buona serata, signore…Je crois qu’il faut que nous parlions d’abord…Je…Je me suis renseignée, il faut que nous définissions le cadre de notre relation, les limites à ne pas dépasser, le safe word…
Les belles lèvres pleines de Malaspina esquissèrent un sourire et se levant, il se dirigea vers la jeune fille qui attendait sa réponse, le cœur battant. Il empoigna la nuque de Flavia et répliqua sèchement : « Hé bien, on t’a mal renseignée. Je crois que tu fais allusion à toute cette parodie sado-masochiste, pleine de règles ridicules. En ce qui me concerne, je n’adhère pas du tout à ce genre de cirque qui tue l’authenticité de la douleur et du plaisir. Ne compte pas sur moi pour appliquer tout ça. Ce que j’attends de toi, c’est une complète soumission, et je connais mieux que toi tes limites. Si tu ne t’en remets pas complètement à moi, la porte t’est grande ouverte ».
Le regard bleu d’océan de Malaspina la foudroyait en prononçant ces mots, et Flavia, pétrifiée, ne put qu’acquiescer de la tête. Encore une fois, elle subissait l’irrésistible autorité du capo, elle avait perdu.
L’homme la renversa brutalement à terre, releva sa jupe pour abaisser sa culotte, puis entreprit de la pénétrer sans préliminaire. Flavia gémit sous l’assaut mais la plainte fut immédiatement étouffée par une main qui lui serrait la gorge.
Prise de panique, Flavia tenta de se défaire de l’étreinte, mais Malaspina lui intima : « Ne te débats pas. Me fais-tu confiance ? ».
Domptée par ces paroles, Flavia lui adressa un regard mourant et allongea les bras au sol. Satisfait de sa docilité, son partenaire réitéra la pression en lui assénant de farouches coups de rein. « Ne te retiens pas de respirer, c’est moi qui contrôle ton souffle » chuchota-t-il en relâchant un instant son action. Puis il reprit, modulant le degré d’asphyxie auquel il soumettait la jeune fille.
Celle-ci avait l’impression de mourir une seconde, puis la suivante se noyait dans le plaisir, pour être finalement emportée par l’orgasme, tout ceci sous le regard vigilant de Malaspina.
Elle sentit au même moment la semence de l’homme se répandre entre ses cuisses, chaude et dense. Elle continua pourtant d’haleter, tandis que des doigts s’attardaient sur son cou renversé, en une imperceptible caresse.
Cette fois, elle n’eut pas droit aux habituelles attentions, Malaspina se contentant de lui remonter la culotte. « Je te laisse un petit souvenir de moi, pour que tu te remémores ces instants dans ton lit cette nuit. J’appelle Leandro pour qu’il te ramène chez toi » ironisa-t-il en se redressant.
Émergeant peu à peu, Flavia serrait les dents, car cet homme était insaisissable. Elle ne parvenait pas à établir de communication, il se servait d’elle, puis il la renvoyait sans égards. Elle n’avait fait aucun progrès depuis le premier jour, elle n’était toujours qu’un jouet entre ses mains.
Le savoir au sommet de l’organisation aurait dû la prévenir quant au genre d’homme qu’il était, maître absolu de lui-même et des autres, inexpugnable.
Après s’être assuré qu’elle avait bien pris la contraception qui lui était destinée, il l’abandonna sans un adieu.
Sa déconvenue l’empêcha de se rendre compte que quelqu’un s’était glissé dans son dos mais elle fut rassurée une nouvelle fois par la douceur des gestes de Leandro.
Ranimée par cette présence sécurisante, elle parvint à dépasser la sensation humiliante du sperme visqueux dans sa culotte. Surmontant ce malaise, elle osa adresser la parole à l’homme, une fois qu’ils furent seuls dans la voiture.
— Pourquoi me fait-il tout cela ?
Cette question absurde avait fusé du plus profond d’elle-même, suivie d’un hoquet lamentable.
La voyant bouleversée et meurtrie, Leandro retint la réponse acerbe qui lui vint à l’esprit.
— Je n’ai rien à expliquer, mais à quoi t’attends-tu venant d’un gangster ? une bluette ? Nous baignons à temps plein dans la violence, crois-tu que c’est quelque chose que nous pouvons laisser au portemanteau en rentrant le soir ?
— Vous avez raison, je suis tellement stupide d’avoir pensé à… à… balbutia-t-elle.
Mais le contact était établi, et Flavia sauta sur cette chance d’obtenir un début de renseignement.
— Est-ce que vous le connaissez bien ?
Leandro soupira.
— … Oui, cela fait plus de vingt ans que nous travaillons ensemble. Nous sommes partis à peu près au même moment du bas de l’organisation et nous avons gravi tous les échelons jusqu’à ce qu’enfin son mérite soit reconnu à sa juste valeur.
— Ainsi, vous avez été comme ces enfants qui traînent dans les rues en offrant leurs concours à ces crimes affreux? Qui apprennent à tuer avant de conduire ?
— Le tableau est un peu plus nuancé que ça, certains n’ont pas eu le choix, tout simplement.
— Est-ce que vous avez tué… est-ce qu’il a tué de sa main…déjà ?
— Ça ne te regarde pas. Malaspina a bien précisé que tu n’étais pas obligée de me suivre quand je viens te chercher. Abstiens-toi, si nous te dégoûtons tant que ça, trancha-t-il d’un ton sans réplique.
Flavia se repentait de s’être laissée emporter de la sorte. Elle aurait mieux fait de se taire, car elle ne voulait pas se mettre à dos cet homme qui s’était montré obligeant dans des moments où elle en avait besoin. Elle réalisa qu’elle appréciait la chaleur presque bienveillante qui émanait de lui quand il ne lui opposait pas son indifférence ou ses airs bourrus.
En sortant du véhicule, elle refusa son aide et,les yeux rivés au sol, elle se réfugia dans la cage d’escaliers, pleine de regrets.