Intelligence avec l'ennemi

Eu égard la défense héroïque qu’il opposa aux hordes de l’Orcania dans la bataille de Pyrbe. au cours de la guerre des licornes, Nous, roi Roll, souverain de l’empire elfe, élevons notre cousin, Alcibiade, duc de Baroma et seul survivant de ce combat stratégique qui nous permit de remporter la victoire, au rang de héros légendaire de la nation. Ainsi soit-il pour la plus grande gloire de Batum-Khal, dieu de la sagesse et des sciences, notre bon maître à tous.

Roll le bienveillant

Roi de Batumia

Souverain de l’empire elfe

Renfrogné au fond de son fauteuil, le grand chambellan maugréait. Il attendait avec impatience son fidèle Slymock pour leur réunion matinale. Pour la première fois depuis au moins trois mille ans, Ugmar pouvait se consacrer à son grand objectif. Le chef de son cabinet noir n’était assigné à aucune mission en dehors des affaires courantes. Otto, le maire du palais se révélait être un piètre adversaire. Politiquement, l’horizon semblait totalement dégagé. Il restait un peu plus de cinquante cycles avant la fin de la trêve et il dirigeait dans l’ombre le conseil du roi avec la bénédiction de cet imbécile de souverain mou et concilient. Il pouvait se consacré au plan.

Ugmar se remémora son parcours sinueux jusqu’aux arcanes du pouvoir. Lui, le petit noble de basse extraction, rejeté par ses parents se rapprochait chaque jour un peu plus de la couronne. Son appartenance à la première caste des gens du sang constituait son seul héritage. Il ne possédait que quelques lopins de terres infertiles soumis aux raids de l’Orcania aux marches de l’empire. Patiemment, il avait sélectionné la candidate idéale au mariage. Son dévolu s’était porté sur Gertrude, une héritière orpheline ni belle, ni argentée et sans prétendant car simplette, mais présentant l’incommensurable intérêt d’être dans la liste de succession à la couronne, certes à l’antépénultième place, mais cela importait peu. Pour le petit baron qu’il était alors, l’ascension fut prodigieuse.

Ugmar avait su intégrer la famille royale et se rendre suffisamment indispensable pour gravir une à une les marches du pouvoir. Il avait joué sur les défiances des grandes familles entre elles pour se faire élire représentant de la première caste. Personne ne s’était méfié de ce petit nobliau sans le sou. Tout le monde avait ambitionné de le manipuler. A présent, il dirigeait le conseil du roi, il était l’elfe le plus riche du royaume et sa fille Victoire, était promise au prince Sirius, l’héritier du trône. Le grand chambellan se trouvait si proche de la couronne qu’il pouvait presque la toucher ! Il craignait cependant encore les possibles guerres intestines au sein de la première caste. Les gens du sang comptaient dans leurs rangs une liste interminable de prétendants au trône bouffis d’ambition et se trouvant devant Ugmar dans la ligne de succession.

Pour éradiquer toute opposition potentielle, il devait les éliminer tous, un par un, avec la difficulté de n’éveiller aucun soupçon. Heureusement, l’immortalité elfique offrait le luxe de la patience. Depuis des millénaires, le grand chambellan évinçait ses cibles au grès des opportunités. Récemment, l’inconscient Aristide avait « disparu » suite à une embuscade lors d’un voyage. Mais les occasions trop peu nombreuses exaspéraient Ugmar. Il ne pouvait décemment pas missionner un assassin pour tuer l’ensemble des noms de sa liste noire ! Il l’avait envisagé, mais ne le pouvait pas. Trop de morts douteuses sur une période trop courte provoquerait immanquablement un flot de doutes et d’interrogations. Alors pour réaliser le plan, le grand chambellan se décidait à forcer davantage le destin.

« Enfin ! J’ai failli attendre Slymock ! »

« Je pensais être à l’heure, maître. Si vous aviez besoin de mes services, vous auriez dû me faire chercher ! »

« J’ai réfléchi au PLAN toute la nuit et je ne me suis pas rendu compte de l’heure ! Qu’as-tu sur Alcibiade, le duc des mille épis ? »

« Ma foi pas grand-chose de compromettant maître ! Il a une fâcheuse tendance au jeu et perd des sommes folles, mais grâce à ses nombreuses terres, il s’acquitte facilement de ses dettes. »

« On pourrait le mettre sur la paille avec son vice ? »

« Je ne pense pas. Il reste raisonnable, même si ces sommes paraissent folles pour le reste de la population. Le duc ne mise jamais plus qu’il ne pourra payer. »

« Fait courir le bruit qu’il ne peut plus s’acquitter de ses dettes. Lance la rumeur qu’Alcibiade négocie ses récoltes de blé avec les nains et les gnomes. Fait croire qu’il vend des informations confidentielles aux orcs. Ainsi, nous pourrons discréditer le duc et le roi devra lui-même le proscrire après un jugement exemplaire ! »

« Mais, maître, pour condamner quelqu’un, il faut des preuves ! »

« Fabriques-en mon bon Slymock ! Cette brute orc que nous avons rencontré tantôt, le capitaine Gal devrait pouvoir t’aider à produire les documents nécessaires ! Tu es doué pour ça ! Que se soit un dernier né ou un elfe, le procédé est le même ! »

« Mais un membre de la première caste du rang du duc Alcibiade saura se défendre, maître ! Il prendra les meilleurs avocats du royaume de Batumia ! »

« L’important c’est le juge plus que les avocats, tu le sais bien Slymock ! Je vais m’arranger pour promouvoir Jolana. Elle est fidèle à notre cause et a réalisé un excellent travail pour proscrire les derniers nés de Nunn de Zulla. C’est l’élément idéal présider le tribunal qui condamnera Alcibiade. »

Le maître espion mobilisa toutes les ressources du cabinet noir. Il contacta le capitaine orc du village de Udgog. En moins de deux semaines, Ugmar possédait un épais dossier compromettant l’opposant qu’il avait ciblé. Pour ne pas être suspecté, il donna une partie des « preuves » d’intelligence avec l’ennemi à son allié, le général Ull. Les taupes de Slymock glissèrent l’autre partie dans les bureaux de l’administration du palais.

Dès qu’il eut vent de la trahison supposée du duc Alcibiade, le baron Otto s’empressa de rendre l’affaire public en sollicitant un entretien avec le roi Roll. Le grand chambellan se délectait de sa supercherie. Cet imbécile de maire du palais pensait porter un coup à son ennemi en s’attaquant à un membre si éminent de la première caste alors qu’il faisait son jeu. Sa véhémence contre le supposé traître dédouanait totalement le calculateur chef de la première caste. Ugmar gagnait sur toute la ligne.

Le procès fut exemplaire. Il fit grand bruit dans tout le royaume. Tout le monde voulait savoir ce qu’avait fait Alcibiade, le duc de Baroma, le cousin du bon roi Roll, l’un des cinq nobles les plus puissants de Batumia et grand héros de la guerre des licornes. Le baron Otto produit les preuves affligeantes. Le duc préférait vendre ses récoltes de blé au plus offrant, gnome ou nain et laisser crever de faim les proscrits. De plus, il n’hésitait pas à mettre sur le marché des marchandises pourries et impropre à la consommation. Pour payer ses dettes de jeu,Alcibiade aurait également « vendu » aux orcs les fermiers travaillant sur ses terres. Même si cela concernait des derniers nés de Nunn, la haute société elfe s’horrifia de cette pratique esclavagiste. Le maire du palais prouva également que le du de Baroma était un membre de l’ordre des vénérateurs de la guerre et qu’il pratiquait des cérémonies occultes à la gloire de’Abath-Khal le maudit.

Alors que le bienveillant roi Roll tentait de protéger son cousin, le général Ull intervint pour porter le coup de grâce. Le chef de la troisième caste affirma qu’Alcibiade était convaincu d’intelligence avec l’ennemi. Il présenta la preuve que le héros de la guerre des licornes n’était pas l’unique survivant de l’embuscade dans laquelle il s’était illustré par hasard ! Le duc avait trahi son bataillon, sa bannière et son roi pour obtenir un prestige militaire à moindre effort et sans risque. Face à tant d’accusation, le souverain des elfes ne pouvait que céder à la vindicte populaire.

Conformément aux directives de Slymock, la juge Jolana se montra dure, inflexible et intransigeante. Sa récente promotion motiva la magistrate pour rendre la sentence la plus impitoyable possible. Naturellement, les biens du traître retournèrent dans le giron de la couronne. Fait rare, le duc Alcibiade fut déchu de sa condition et devint un proscrit. Le tribunal le condamna également à une peine d’emprisonnement de deux mille ans au bagne de Bordura.

Ugmar jubilait de son nouveau coup de maître. A Bordura, le colonel Tristan s’occuperait du condamné. Personne ne s’étonnerait de son décès lors d’une rixe entre prisonniers. Après la réussite complète de l’opération, le grand chambellan décida avec Slymock de multiplier les stratagèmes visant à purger la première caste de ses opposants potentiels par l’intermédiaire de cet imbécile de maire du palais. Chaque jour, il œuvrait pour le plan et s’approchait davantage du trône. Mais chaque jour il devait développer des trésors d’ingéniosité pour demeurer insoupçonné et insoupçonnable. Ugmar était parti de rien. Il ne pouvait plus se permettre de tout perdre. Aujourd’hui, il avait posé un nouveau pavé sur le chemin du pouvoir suprême.