Hector est petit et gros. Et comptable. Ça ne fait pas beaucoup d’atouts.
Surtout qu’on peut pas dire qu’il amuse la galerie ou qu’il a l’étoffe d’un héros.
Non. Hector et petit et gros. Puis triste. Très triste.
D’aussi longtemps qu’il se souvienne, il n’a jamais été semblable à ses camarades. Il ne sait comment décrire cette austérité envers les autres et envers lui-même, mais il ne se sent pas vraiment à sa place parmi ceux qu’il côtoye chaque jour.
On peut dire que sa famille est un peu fautive dans tout cela. Avec un père professeur de grec et une mère professeure de latin, la maison était remplie de langues mortes avec des personnes à peine plus vivantes dedans. Parfois Hector se dit que si au moins il avait eu un animal de compagnie, un chien peut-être, un petit labrador tout blond, il aurait réussi à surmonter l'ennui de sa jeunnesse plus facilement. Mais ses parents trouvaient toujours des excuses pour le priver de cette camaraderie dont il rêvait, tantôt car son père était allergique, tantôt car sa mère ne voulait pas s’en occuper, ou encore qu’ils n’avaient pas assez de place à la maison pour un autre être vivant.
Ce fut donc entouré de piles de livres remplies de calligraphies obscures et indéchiffrables qu’il grandit, centimètre par centimètre jusqu’à atteindre la modeste taille d’un mètre soixante. Ses deux parents étant plutôt grand, il s’était étonné de l’arrêt de sa croissance. La morosité qu’il avait ressentie et qui n’avait cessé de grandir avec lui à l’adolescence avait en fait pris les contrôles de son corps et le lui avait modelé de manière à ce qu’il soit le moins remarqué possible. D’où le mètre cinquante-cinq à 15 ans qui ne l’avait plus quitté.
Sa timidité maladive et son manque de confiance en soi ne s’étaient pas améliorée avec le temps, au contraire. A défaut d’intervention salvatrice, son adolescence fut particulièrement dure à vivre. Hector avait en horreur d’être remarqué et il aurait préféré raser les couloirs du lycée que de devoir assister aux cours assis au fond de la classe. Quand un de ses professeurs l’interrogeait il aimait à s’imaginer se fondre dans la masse compacte de bois multiplies de sa chaise pour ne faire plus qu’un avec elle, enfin délivré de l’enfer qu’était la présence des autres autour de lui.
Adolescent boutonneux et solitaire, le jour où il devait faire le choix de sa carrière avait été pour lui le moment où il aurait pu se construire et s’affranchir de la destinée qui lui était prédite. Que nenni. Angoissé à l’idée de voir s’effondrer son anonymat et son confort d’invisible, il avait cliqué en tremblotant la case « comptabilité et gestion » avec la souris de son ordinateur sur le site internet de l’université de proximité.
Bien sûr, ce fut la même rengaine à l’université, mais pour la première fois il se sentit sûr du choix qu’il avait fait. Dans ce désert immense, il pensait qu'enfin, personne n’allait le remarquer, car tous les comptables visaient la même vie bien menée, bien polie, que lui. Malgré tout et à sa propre surprise, il se fit là son premier et seul véritable ami. Bertrand s’était assis à côté de lui en cours de fiscalité et lui avait demandé de quoi écrire et, à force de côtoiement quotidien, ils apprirent à se connaître et à s’apprécier.
Cependant Hector savait au fond de lui qu'à cette ultime amitié manquait l’essentielle ouverture de soi et acceptation de l’autre nécessaire, car faute de savoir de quoi il était fait, il ne pouvait pas offrir cela à Bertrand. Après l'université ils restèrent donc en contact et se voyaient tout d'abord une fois par semaine pour déjeuner dans le café où Bertrand avait ses habitudes, puis une fois par mois, puis une fois tous les six mois. Leurs liens s'étaient distendus jusqu'à se contenter d'un message envoyé de temps à autre, histoire de prendre des nouvelles, leurs proximité tenant à un "comment ça va?" "quoi de neuf"? "j'espère que ça va bien".
Puis vint le monde professionnel: cravatte, entretien, contrat. Premier appartement loué, au premier étage d'un vieil immeuble délabré assez loin du centre-ville. L'espoir de pouvoir enfin respirer un air dépourvu de sévérité et de performance.
Voilà donc le chemin de vie mené par Hector et qui l’avait conduit à 28 ans à se trouver assis dans la chambre du deuxième étage de son entreprise un vendredi soir, après que tous ses collègues soient partis plus tôt fêter l’anniversaire d’une des commerciales.