Introduction

Le jour s'était évanoui depuis longtemps. Un vent parcourait les vallées éteintes, s'insinuant parmi les cimes des pins noirs, et achevant sa course parmi les montagnes qui s'élevaient à quelque distance. Les ténèbres avaient, au fil des heures, rampé jusqu'à la tour qui surplombait la combe. C'était une pointe sombre et sinueuse, qui filait jusqu'aux nuages. Des fenêtres étroites constellaient ses pans de pierre mousseuse. Pareille aux eaux profondes de l'océan, la nuit avait enfoui l'édifice dans ses abysses, et il n'en demeurait dans cette obscurité qu'un tracé imprécis. Or, par endroits, une lueur bleutée s'acheminait d'un vitrail à un autre, et gravissait un à un les étages depuis les fondations jusqu'au sommet. Le monde s'était endormi, mais Il-Lazuera, lui, veillait encore.

— Veux-tu bien tenir cette chandelle plus haut, bougre d'âne ! rouspéta le vieux sorcier.

— Pardonnez à Xargl ! s'écria le petit être qui le précédait, une flamme azurine dansant au bout des doigts. Xargl ne voudrait pas que le bon Maître Lazara trébuche dans l'escalier !

— Combien de fois devrais-je te répéter que mon nom est Il-Lazuera, stupide créature ?

— Vous avez raison, Maître. Xargl n'est qu'un idiot ! Stupide ! Xargl n'est pas habitué aux étranges manières qu'ont les Hommes de s'appeler, non... Xargl n'a connu que les noms que portent ceux des Profondeurs, là-bas, dans le cœur sombre de la montagne.

— Et peut-être n'es-tu pas non plus habitué à tenir une chandelle ? Vas-tu, oui ou non, l'élever à ma portée ?

— Les gobelins n'ont pas d'aussi longs segments que le Maître ! Peut-être devriez-vous porter la chandelle ?

— Xargl, pauvre idiot, enseigne-moi quelle utilité je pourrais trouver à un serviteur si je devais moi-même m'éclairer dans la pénombre ?

Le gobelin se figea un moment et parut réfléchir aux paroles du sorcier. Il s'exclama alors : « Xargl sait préparer les pommes de terre à la façon des sales Nains stupides ! », avant de faire volteface en direction de son maître. A la lueur de la flamme qui se consumait tout près de lui, les traits abrupts de son visage, tordu en un rictus hideux, apparurent plus grotesquement encore. Les ombres projetées sur sa figure lui donnaient l'air d'une de ces créatures aberrantes qui hantent les bas-reliefs des temples. Mais à l'instant où ses yeux rencontrèrent ceux d'Il-Lazuera, une vive terreur glaça toute la joie qu'il avait manifestée. Le vieil homme avait posé sur lui un regard inquisiteur, fronçant ses épais sourcils blancs au-dessus de ses iris argentés. « Contente-toi d'avancer », répondit-il avec gravité.

Ils poursuivirent dans le silence leur ascension. Les marches se déroulaient en un long colimaçon, sombre et étroit. Parfois, ils passaient devant une fenêtre de laquelle émanait la pâle lueur de la lune. Dans le ciel, des nébuleuses pourpres voletaient au rythme invisible des étoiles, et tapissaient le firmament d'un flamboiement chatoyant. La nuit offrait aux astres toute l'attention qu'ils méritaient, et le cosmos se dévoilait sous ses plus belles couleurs.

— Nous y sommes, Maître, dit Xargl en s'arrêtant brusquement.

— Voyons cela, répondit le sorcier.

Lorsqu'ils franchirent les dernières marches, ils se trouvèrent dans une grande salle, surplombée par un large dôme de cristal, et inondée de l'éclat de la lune. De part et d'autre, de hautes bibliothèques s'étendaient jusqu'à l'extrémité opposée de la pièce. Au centre, baignant dans un faisceau de lumière argentée, se tenait un pupitre qui n'avait pour apparat qu'un encrier et une plume. Tout, à commencer par les nombreux volumes qui tapissaient les murs, était maintenu dans un ordre irréprochable. Sur les étagères, des plumeaux s'agitaient doucement et faisaient s'envoler un peu de poussière. A quelques pas d'Il-Lazuera et Xargl, un balai parcourait la salle, précédé d'une petite pelle qui bondissait sur le sol comme un lièvre pour attraper les saletés qui étaient projetées en l'air. Le sorcier, voyant que tout était tenu de la façon qu'il escomptait, laissa un sourire satisfait fendre son visage.

— Tout semble en ordre, dit-il. Nous pouvons commencer.

— Comme il vous sierra, Maître, répondit le gobelin avec une révérence.

Il-Lazuera se dirigea vers le pupitre d'un pas souple. Derrière lui, Xargl s'était précipité en direction de l'une des bibliothèques, avant d'en parcourir les étagères d'un œil circonspect.

— Xargl a peut-être oublié de mentionner qu'il ne savait pas lire, Maître.

— Ce n'est pas important, répondit Il-Lazuera. Je devrais découvrir chacun de ces récits un jour ou l'autre.

— Mais par lequel commencer ? demanda Xargl en se frottant la tête d'un air embarrassé.

— Choisis-en un au hasard. Nous avons l'Éternité devant nous.

— Alors, ce sera celui-ci.

Xargl approcha à son tour le pupitre, un livre dans les mains. Il le tendit au sorcier, muni d'un large sourire. Il-Lazuera le considéra un moment sans mot dire, étudiant l'ouvrage sous toutes ses coutures, le soupesant, l'effleurant, le sentant. Il posa enfin le regard sur son serviteur, avant de déclarer, souriant à son tour : « C'est un excellent choix ».